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Les sens premiers de l’eau en Chine, « l’eau bouillie » (开水 Kāishuǐ) et « l’eau

Chapitre 4 : La production et la distribution de l’eau courante

5.1. L’eau du puits et de la rivière : un usage ancien et « traditionnel »

5.1.2. Les sens premiers de l’eau en Chine, « l’eau bouillie » (开水 Kāishuǐ) et « l’eau

des rivières

La première fonction que l’on pourrait qualifier de « primaire » de l’eau pour l’homme, est celle liée à l’acte de boire. Et pour boire de l’eau du puits ou de la rivière à la maison, les Chinois la font bouillir. Cette eau devient alors de « l’eau bouillie » (开水 Kāishuǐ)190. Ils peuvent boire de l’eau bouillie chaude, tiède, ou refroidie. L’eau bouillie reste bien évidemment toujours de l’eau au sens scientifique du terme, puisque son composant demeure le H2O. Néanmoins, l’ensemble des personnes que nous avons interviewées, par norme culturelle, distinguent systématiquement l’eau bouillie et l’eau non bouillie, qui est qualifiée « d’eau crue » (生水 Shēng shuǐ)191. En effet, nous pouvons trouver une référence datant de 2300 ans, dans un grand ouvrage « Meng zi »192, nous montrant que les Chinois de l’époque distinguaient déjà l’eau, en fonction de sa température, pour la boire : « on boit de l’eau

chaude (l’eau déjà bouillie)193

en hiver, on boit de l’eau froide en été, nos besoins pour boire et pour manger dépendent du facteur extérieur » (冬日则饮汤,夏日则饮水,然则饮食亦

在外也).

190

De nos jours, les Chinois font également bouillir de l’eau courante, certains, en outre, font bouillir de l’eau en bouteille.

191

Dans les dictionnaires Chinois-Français, il est parfois traduit 生水 Shēng shuǐ comme « l’eau brute ». Toutefois, nous avons souhaité garder, dans le cadre de notre thèse, la traduction littérale.

192 « Meng zi »(« 孟子 ») est un livre regroupant l’ensemble des pensées de Mencius ( 孟子), petit-fils de

Confucius, grand penseur chinois, ayant vécu aux alentours de 380-289 av J- C.

193 « Ce texte est écrit en chinois classique文言文Wényánwén, le mot qui représente l’eau chaude est Tāng

ce dernier peut être traduit comme l’eau très chaude ou l’eau bouillie. Aujourd’hui, dans certaines langues régionales en Chine dans la province de Zhejiang et la province de Fujian, les gens utilisent toujours Tang comme l’eau chaude ou l’eau bouillie. » DING Bangxin, ZHANG Shuangqing, 2002 - La recherche de la langue Min et sa relation des autres langues régionales alentour The Chinese University Press

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Bien que nous ne puissions ne pas savoir si l’eau froide fait ici référence ou non à « l’eau crue », ce document atteste du fait que les Chinois consommaient déjà de « l’eau bouillie », il y a plus de deux mille ans. Dès lors, boire de « l’eau bouillie » peut être considéré comme une tradition ancrée pour les Chinois. De nos jours, boire de « l’eau bouillie » pour les personnes que nous avons interrogées semble être davantage une routine, pratique insérée dans le quotidien, sans qu’il y ait nécessairement du sens associé :

« Pourquoi boire de l’eau bouillie, je ne sais pas. Mais je sais que tout le monde

possédait un thermos à l’époque […] En hiver, il fait froid, il faut boire de l’eau chaude (que l’on a déjà faite bouillir) ». (N°2 Homme 38 ans, comptable, Guangzhou,

2012)

« L’eau bouillie » sert également à faire la boisson traditionnelle chinoise, le thé :

« Dans ma famille on boit du thé. Les ainés de la famille font bouillir de l’eau de la

cuve […] On a un grand pot de grès à thé. Ce pot est fait exprès pour que l’on y mette du thé. Dans les familles de Laobaixing194 (de notre village), on met les feuilles de thé dans le pot, pour faire un grand pot de thé. Quand les petits et les grands dans la famille ont soif, on boit directement du thé dans ce pot. » (N°30 Homme 65 ans,

retraité, Guangzhou, 2014)

Les Chinois distinguent par conséquent l’eau chaude et l’eau froide en fonction de leur température, et ce depuis fort longtemps. Ils distinguent également « l’eau bouillie » de « l’eau crue » (生水 Shēng shuǐ). D’ailleurs, on peut trouver sa définition dans le dictionnaire de Xinhua ( 新 华 字 典 )195 : « l’eau qui n’a fait encore été faite bouillir. » Cependant, aujourd’hui dans le langage courant, l’eau chaude ( 热 水 Rè shuǐ) sous-entend « l’eau bouillie ». Or, passer de « l’eau crue » à « l’eau bouillie » requiert un processus de transformation. Les sens premiers qui sont donnés à ces eaux dépendent de ce processus, à savoir le processus de bouillir ou non l’eau.

Le sens de « l’eau crue » évolua progressivement selon différentes époques, comme nous pûmes le constater dans notre enquête. Ainsi, les personnes les plus âgées ont utilisé de l’eau provenant du puits ou de l’eau de la rivière, et ont déjà bu directement (sans aucun traitement) de « l’eau crue » quand elles étaient plus jeunes :

194 « Laobaixing » signifie littéralement « les gens du peuple », et dans ce contexte, cela signifie les familles

« normales » de l’époque.

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« Quand j’étais petit…on ne prenait pas de l’eau en mobilité. On buvait de l’eau de la petite rivière qui vient de la montagne quand on avait soif… A l’époque, les gens avaient creusé un petit bassin à côté, pour que l’eau puisse y couler, en mettant un morceau de bambou géant. On pouvait utiliser ce bambou pour boire de l’eau de la rivière, c’était fait exprès pour les passants. » (N°30 Homme 65 ans, retraité,

Guangzhou, 2014)

« Je me rappelle quand j’étais petit, on buvait souvent l’eau froide, on la buvait directement des fois, quand elle venait de sortir du puits, à grandes gorgées. » (N°2

Homme 38 ans, comptable, Guangzhou, 2012)

Or, « l’eau crue » est froide, mais l’eau froide qui est « crue » n’est pas forcément perçue comme étant une eau non potable. « L’eau crue », provenant du puits ou de la rivière, est perçue pour ceux qui la boivent, avant le procédé de transformation, comme potable ; les individus peuvent la boire directement sans la traiter. Dans des années 1970 à Shaxian (province du Fujian), pour ceux qui utilisaient de l’eau provenant de la rivière, et au début des années 1990, dans la périphérie de Guangzhou, pour ceux qui utilisaient de l’eau issue du puits, boire de « l’eau crue » et froide, ou de « l’eau bouillie » et chaude dépendaient de leurs besoins (envie d’une eau chaude ou d’eau froide) et de leurs contraintes (à la maison ou en- dehors, avec ou sans les moyens de faire bouillir de l’eau). Il n’y pas encore une distinction forte entre l’eau froide et « l’eau crue », comme elle peut l’être à l’heure actuelle, puisque le sens de « l’eau crue » a évolué, comme nous avons pu le constater auprès de nos interviewés. Nous détaillerons le nouveau sens attribué à « l’eau crue » lors de notre analyse d’un autre type d’eau, à savoir l’eau courante.

Dans les souvenirs des personnes interviewées qui ont déjà consommé de l’eau provenant des puits ou des rivières, ce type d’eau était de bonne qualité. Leurs descriptions mélangent à la fois une perception directe (clarté de l’eau, peu acide…) et des sentiments moins difficilement palpables et plus proches de ressentis (impression en bouche, force associée, meilleure digestion…) :

« L’eau de la rivière, elle était tellement limpide que vous pouviez voir le fond de la rivière… elle était douce (en la buvant). » (N°30 Homme 65 ans, retraité, Guangzhou,

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« Je n’ai pas de preuve scientifique, je n’en ai jamais cherché. Mais j’ai l’impression que le ressenti dans la bouche est différent, l’eau du puits est quand même mieux que l’eau courante. » (N°2 Homme 38 ans, comptable, Guangzhou, 2012)

« L’eau du puits dans mon village d’origine est bonne… En hiver, si tu récupères de l’eau du puits, elle est tiède, mais l’eau courante est très froide…en été, c’est l’inverse…l’eau de mon village d’origine est différente de celle des grandes villes, comme Guangzhou et Shenzhen, elle est « frisquette » (清冽 Qīngliè), mais ce n’est pas uniquement au sens de « froide », c’est aussi au sens de « forte ». J’ai l’impression que cette eau donne de l’appétit. Avec cette l’eau, j’ai impression que je mange plus (davantage), et que je digère mieux. » (N°29 Femme 23 ans, étudiante,

Guangzhou, 2014)

Les sentiments liés à ce que nous pouvons nommer les perceptions directes et indirectes de cette eau, récupérée de façon « traditionnelle », sont positifs : au toucher, elle est décrite comme « agréable »; à la vue, elle est décrite comme limpide ; en la buvant, elle est perçue comme douce. Ces signes servent de « preuves » aux interviewés pour considérer cette eau, provenant de la nature, comme « bonne » et « potable ». De plus, au niveau des ressentis, pour certains l’eau du puits peut posséder du caractère (de la « force »), elle peut également stimuler l’appétit et aider à la digestion. Il y a donc un lien, pour certains de nos interviewés, entre l’eau, sa qualité (clarté, goût en bouche…), ses capacités nutritionnelles et son impact sur le bon fonctionnement du corps. Ainsi, dans notre enquête, certaines personnes interrogées font un lien direct entre l’alimentation, en y intégrant l’eau, et l’équilibre associé du corps, que nous détaillerons dans les chapitres suivants.

Progressivement, l’eau provenant des puits et des rivières est remplacée par l’eau courante. Ce remplacement est à la fois rendu obligatoire par la pollution de la source naturelle, qui rend impropre la consommation directe de l’eau sans traitement préalable, et est à la fois un résultat du développement social. A cause de l’industrialisation aux rejets mal contrôlés, la pollution de l’eau se traduisit tout d’abord dans la rivière. De fait, les consommateurs de cette eau se trouvèrent obligés d’arrêter leur consommation :

« On s’est mis à utiliser de l’eau courante qui provient du réservoir d’eau... Quand notre village commença à avoir des industries, l’eau est devenue polluée, on pouvait voir des poissons morts à la surface de la rivière. » (N°30 Homme 65 ans, retraité, Guangzhou, 2014)

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De plus, l’eau souterraine (donc l’eau des puits) n’échappe pas non plus à la pollution, même si elle est moins visible, il s’agit d’une menace potentielle pour ses consommateurs:

« L’eau du puits, aujourd’hui, n’a rien à voir avec celle d’auparavant. Après le développement, la pollution s’est aggravée, avant il n’existait pas de pollution de l’eau… Maintenant l’évacuation des eaux usées par des usines (qui se trouvent) tout autour peuvent « suinter » à travers la terre, jusqu’à l’eau souterraine… » (N°2

Homme 38 ans, comptable, Guangzhou, 2012)

« Le pire, c’est le problème de la sécurité dans l’utilisation de l’eau par les villageois (dans la périphérie de Guangzhou). En 2006, des secteurs gouvernementaux ont vérifié l’eau des puits de la localité (yushatan 渔沙坦 Yú shā tǎn, près du district de Tianhe), 30 indices n’atteignaient pas les normes »196

.

À cause de l’industrialisation et de l’urbanisation, les villageois se trouvant dans la périphérie de Guangzhou ont perdu leurs terres, et ont été contraints de déménager dans des immeubles, littéralement des « maisons à étages » (楼房 Lóufáng). Avec les canalisations municipales qui desservent petit à petit les zones périphériques, rechercher de l’eau du puits et la rapporter dans les appartements situés à l’étage est devenu de plus en plus fastidieux:

« L’eau du puits est devenue moins pratique, l’eau courante monte jusqu’aux étages. Et après, la « fonction » du puits…c’est très chiant, en fait c’était très chiant. En plus, au niveau des économies, nous trouvons qu’utiliser un peu d’eau courante, c’est supportable. Le prix de l’eau courante n’est pas un problème. » (N°2 Homme 38 ans,

comptable, Guangzhou, 2012)

Il nous faut dorénavant nous intéresser à un autre type d’eau, que nous avons choisi de nommer « l’eau courante », qui remplace petit à petit cet ancien usage d’aller récupérer l’eau du puits ou l’eau des rivières.

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