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Virtuosité des pianistes de jazz américains, de Jelly Roll Morton à Brad Mehldau : histoire parallèle et héritage du Romantisme européen

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Academic year: 2021

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Submitted on 17 Jan 2019

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Morton à Brad Mehldau : histoire parallèle et héritage

du Romantisme européen

Andre Cotton

To cite this version:

Andre Cotton. Virtuosité des pianistes de jazz américains, de Jelly Roll Morton à Brad Mehldau : histoire parallèle et héritage du Romantisme européen. Musique, musicologie et arts de la scène. Université de Lyon, 2018. Français. �NNT : 2018LYSE2071�. �tel-01984838�

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N° d’ordre NNT : 2018LYSE2071

THESE de DOCTORAT DE L’UNIVERSITÉ DE LYON

Opérée au sein de

L’UNIVERSITÉ LUMIÈRE LYON 2

École Doctorale

:

ED 484 Lettres, Langues, Linguistique et Arts

Discipline : Lettres et Arts

Soutenue publiquement le 8 octobre 2018, par :

André COTTON

Virtuosité des pianistes de jazz américains,

de Jelly Roll Morton à Brad Mehldau.

Histoire parallèle et héritage du Romantisme européen.

Devant le jury composé de :

Vincent COTRO, Professeur des universités, Université de Tours, Président

Laurent CUGNY, Professeur des universités, Université Paris Sorbonne, Examinateur Ludovic FLORIN, Maître de conférences, Université Toulouse 2, Examinateur

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Laboratoire : IHRIM - Institut d'Histoire des Représentations et des Idées dans les Modernités (UMR5317)

Virtuosité des pianistes de jazz

américains, de Jelly Roll Morton à

Brad Mehldau.

Histoire parallèle et héritage du

Romantisme européen

Par André COTTON

Thèse de doctorat en lettres et art. Mention musicologie.

Sous la direction d’Anne Penesco

Présentée et soutenue publiquement le 8 octobre 2018

Le jury :

- Anne PENESCO, Professeure des universités émérite, Université Lyon 2

- Laurent CUGNY, Professeur des universités, Université Paris 4

- Vincent COTRO, Professeur des universités, Université François Rabelais de Tours

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à Maryse mon épouse

et au soutien qu’elle m’a apporté pendant toutes ces années.

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Mes remerciements iront d’abord à Madame Anne Penesco qui m’a accordé une faveur en acceptant de diriger cette thèse malgré le travail considérable dont elle avait déjà la charge et sans qui rien n’aurait été possible, à mon ami Daniel Bachelet pour son exigeante et patiente relecture, à Mathieu Goux doctorant et collègue de travail pour ses conseils en méthodologie, à Serge Molon pour sa gentillesse doublée de son aide précieuse pour résoudre les problèmes de logiciels, à Bob Revel et Pierre Drevet mes professeurs de piano et harmonie/arrangement au département jazz du Conservatoire de Chambéry, au défunt François Lusignan, mon professeur d’harmonie et contrepoint, à Claude Fabre, responsable des Éditions Outre Mesure et Paola Genone, journaliste à l’Express puis au Figaro pour leur autorisation de citer l’intégralité des interviews de Brad Mehldau (interview menée par Ludovic Florin) et Keith Jarrett en annexes de cette thèse.

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Concernant certaines conventions, nous avons choisi d’écrire le titre des disques en petites capitales et le titre des plages enregistrées en italiques ; les titres des œuvres citées sont également en italiques. Les noms communs étrangers (lieux, journaux etc.) seront écrits en italiques. Dans le corps de texte, nous avons choisi d’écrire le mot classique le plus souvent entre guillemets car il peut être sujet à discussion : est-ce la période qui va de la naissance de Mozart à la mort de Beethoven, donc antérieure à la période romantique (écrite sans guillemets parce que nous la considérons comme la plus judicieuse) ou l’acception qu’en font, à l’inverse, les musiciens et musicologues américains qui nomment musique « classique » la musique savante en général, toutes époques confondues ?

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L’objectif de cette thèse est de s’interroger sur la prégnance éventuelle de paradigmes romantiques chez les pianistes improvisateurs solistes issus du jazz. Du modèle de la virtuosité soliste au style et plus généralement à l’esprit romantique, est-il possible de déceler, chez eux, une part d’héritage assumée ou non ? Concernant des pianistes aussi différents que les virtuoses de la musique savante romantique du XIXe siècle en Europe et les pianistes de jazz américains du siècle

suivant, le terme d’héritage pourrait sembler inadapté voire abusif. Or il ne faut pas sous-estimer l’apport de la musique savante écrite aux musiques improvisées, en particulier dans le domaine pianistique. Tous les pianistes improvisateurs se sont plus ou moins trouvés confrontés à des pages extraites des répertoires classique, romantique ou contemporain, tout au moins pendant leurs études pianistiques qui pour certains, ont été extrêmement approfondies. Peut-on discerner dans le jeu de certains virtuoses les influences des deux grands génies romantiques au caractère si différent que furent Chopin l’intimiste et Liszt l’extraverti au travers de cette virtus latine reliant habileté et transcendance, apanage du héros prométhéen qui vole le feu pour l’offrir à l’humanité ? La musique improvisée est fréquemment une entité de partage, le récital de soliste restant l’exception. C’est à l’occasion de ce moment privilégié que les rares élus, dont la relation à l’instrument sur lequel ils jouent est à chaque fois nouvelle, accèdent au statut de héros en valorisant énergie, action et savoir humain. De Jelly Roll Morton, autoproclamé « inventeur » du jazz à l’improvisation totale de l’ère post-bop, en passant par les pianistes de stride et Art Tatum, la représentation du romantisme revêt des aspects protéiformes allant de l’émancipation des aspects fonctionnels liés à la danse aux préoccupations programmatiques d’un Brad Mehldau se remémorant Schumann.

Mots clefs :

romantisme, virtuosité, pianistes solistes américains de jazz, musique improvisée.

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The aim of this thesis is to question the possible impact of romantic paradigms for soloist improviser pianists coming from the jazz scene. From the soloist virtuosity to the style and more generally to the romantic spirit, is it possible to find in their work a certain heritage, whether it is overtly admitted or not? However, 19th century classical music virtuosi and jazz pianists from the following century are so different that it seems natural to wonder whether the word ‘heritage’ is the proper one to use. Yet, the contribution of written classical music to improvised music pieces shouldn’t be overlooked, especially when examining the pianistic domain. Every improviser pianists have been faced with pieces from the classical, romantic or contemporary repertoire to some extent, at the very least during their piano studies which, for some of them, were extremely advanced. Through the Latin virtus connecting dexterity and transcendence – the prerogative of the Promethean hero stealing fire as a present for humanity - could it be possible to find in the playing of certain virtuosi the influence of the two great romantic geniuses, Chopin the intimist and Liszt the extrovert, whose characters were so different? Improvised music is frequently a moment of sharing (soloists’ recitals being the exception) and it is the moment when a few chosen ones can reach the status of heroes, emphasizing energy, action and human knowledge. From Jelly Roll Morton, self-proclaimed “inventor” of jazz music, the stride pianists and Art Tatum, to the complete improvisation of the post-bop era, romanticism is represented through many different protean aspects such as the emancipation of functional aspects connected to dance or again the programmatic concerns of a certain Brad Mehldau, reminiscing about Schumann.

Keywords:

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INTRODUCTION ... 13

PARTIE I- LA CONQUÊTE DE LA RECONNAISSANCE DU STATUT DE VIRTUOSE CHEZ LES PIANISTES DE JAZZ ... 25

I. Chapitre 1- Notion préalable : l’autre improvisateur : le pianiste romantique ... 27

I. Chapitre 2- Le geste virtuose asservi à la danse ... 41

I. Chapitre 3- Art Tatum le virtuose absolu ... 157

PARTIE II- DU MODÈLE VIRTUOSE ROMANTIQUE À L’ESPRIT ROMANTIQUE ... 271

II. Chapitre 1- Piano solo et individualités ... 273

II. Chapitre 2- De la poésie de Bill Evans aux nouvelles perspectives de Brad Mehldau en passant par la métaphysique de Keith Jarrett ... 425

CONCLUSION ... 605

BIBLIOGRAPHIE ... 615

ANNEXES ... 623

INDEX DES NOMS PROPRES ... 733

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Introduction

La problématique abordée dans cette thèse se situe aux frontières de deux univers musicaux : le jazz et la musique savante romantique et postromantique. Le jazz – c’est une opinion couramment admise – puise à des sources à la fois africaines et européennes. Si pour nombre d’instruments, cuivres, bois ou percussions, les origines africaines paraissent prédominer, il en va autrement concernant le piano. Comme nous le verrons, le pianiste peut, grâce à son instrument qui a achevé son évolution à l’époque romantique, rivaliser avec l’orchestre. L’instrumentiste se trouve donc contraint de se confronter à un modèle qui ne peut ignorer une tradition ancrée dans le XIXe siècle et le début du XXe siècle en Europe.

Ce modèle est à la fois virtuose et d’expression poétique, à l’origine d’un geste instrumental indissociable de la représentation que veut donner le

créateur-interprète. En effet, il ne s’agit plus seulement d’interprétation d’un répertoire mais

véritablement de « création dans l’instant », un phénomène évidemment constitutif de la musique de jazz mais aussi, même si on l’oublie assez souvent aussi, d’une grande partie de la musique écrite pour piano de la période romantique : les compositeurs-pianistes Frédéric Chopin et Franz Liszt ont fixé sur la partition ce qu’ils ont vraisemblablement improvisé préalablement puis joué et rejoué selon leur humeur, le lieu et le public du moment. Il s’agira donc pour nous, d’envisager dans quelle mesure les pianistes solistes de jazz ont-ils subi leur influence ? Peut-on évoquer une filiation directe ? Peut-on même considérer qu’ils ont reproduit, plus ou moins consciemment ce que leurs aînés européens avaient élaboré avant eux ? Telles sont les questions qui se posent à nous. Il ne s’agit pas ici de s’intéresser à la musique dans la seule perception qu’en a l’oreille, ni d’analyser des improvisations pour en extraire des caractéristiques du style romantique mais bien plutôt de considérer le geste instrumental des pianistes depuis la performance physique et technique jusqu’à l’expression d’un état d’esprit et tous les aspects qu’il peut revêtir. Le choix de ce sujet de thèse est, comme souvent, le fruit d’une interrogation personnelle de longue date. Après un double cursus de conservatoire, études de jazz

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et, de manière plus ou moins concomitante, études d’harmonie, contrepoint, fugue et analyse, nous avons toujours été assez surpris par l’ignorance, le manque d’intérêt, et même quelquefoisl’hostilité montrés par certains représentants de l’enseignement traditionnel de la musique à l’égard du jazz. Dans son enseignement, l’accent était mis sur l’étude et la pratique d’un jazz très ouvert, exploratoire, sans référence à une tradition quelconque du jazz malgré le besoin que nous en ressentions. Peut-être tout cela a-t-il changé et évolué avec le temps, mais il nous en est resté une sorte de frustration, une envie de réconciliation entre deux pans de notre culture musicale, doublée d’une volonté de reconnaître despianistes de jazz bien souvent oubliés.

Il n’existe pas, à notre connaissance, d’études approfondies sur ce sujet. Nombre de travaux s’appliquent à reconnaître ce que doit le jazz aux traditions musicales africaines et les jazzmen de couleur eux-mêmes cherchent, dès les années soixante, à valoriser l’apport de cette source : leur souffrance due à la ségrégation raciale, un sentiment de rejet de tout ce qui venait des Blancs expliquent cette attitude. Cependant, de nombreux pianistes noirs, tel John Lewis, se réclament d’une filiation avec la musique savante de tradition européenne car ils ont l’ambition de créer, à son image, une véritable musique savante de jazz. Nous verrons, au fil de cette thèse, que cette préoccupation est commune à tous les jazzmen qui se sont trouvés quotidiennement en contact avec une musique européenne savante qui les a si profondément marqués. Leur formation musicale, souvent autodidacte et quelquefois aléatoire, surtout dans les premiers temps du jazz, peut expliquer la fascination qu’ils éprouvent pour cette musique.

Comme nous l’avons souligné nous ne nous engageons pas dans un travail d’analyse d’improvisations. L’objectif de cette thèse est de comprendre ce que doit la pratique du piano solo dans le jazz aux modèles pianistiques romantiques puis postromantiques et à l’esprit romantique en général. Le piano solo est, dans le jazz, un monde singulier puisque, par essence et dès l’origine, le jazz est une musique du partage d’où émerge l’improvisation, collective avant d’être individuelle.

Ainsi, Peter Elsdon estime-t-il que le jazz est généralement considéré comme une activité de groupe donnant naissance, dans l’instant, à une prestation musicale commune. La façon dont les musiciens interagissent pendant leur prestation est non seulement l’une des composantes majeures du jazz mais participe, dans une large mesure, à l’évolution et aux progrès du jazz lui-même. Peut-être est-ce pour cette raison que le jeu en solo, totalement subalterne dans une histoire où les groupes dominent, a été relégué au second plan de l’histoire du jazz. Ce sentiment est renforcé par le fait que l’activité en solo est fréquemment associée aux prestations dans les restaurants ou réservée aux entractes dans les boîtes de nuit : la musique en

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solo serait donc associée à une musique de fond conçue pour être purement fonctionnelle et ne viserait pas à capter l’attention d’un auditoire. Enfin, Elsdon écrit : « Mais attention au stéréotype, un tel jugement de valeur ne doit pas ignorer que le piano solo est à l’origine même du jazz, des pianistes de rag à ceux qui régnaient à Harlem comme Willie “The Lion” Smith en passant par Jelly Roll Morton1. »

L’enjeu, pour le pianiste soliste, est de remplacer une petite formation ou un orchestre et d’adapter son geste pianistique à ce paradigme. Seul le piano, parmi tous les instruments (l’orgue excepté), peut rivaliser avec un orchestre ou même le remplacer. Un pianiste qui joue avec un contrebassiste et un batteur ne peut se targuer d’être un complet virtuose puisqu’il délègue à d’autres les paramètres d’un geste pianistique qui n’est plus total, mais partiel.

Si le romantisme est le point de départ, c’est que le piano atteint, à cette époque, sa maturité technique et que l’on compose spécifiquement pour lui un répertoire définitivement adapté à un instrument puissant, bénéficiant, grâce à Érard dans les années 1820, de mécaniques à double échappement2 et d’un système de pédales moderne pour le piano à queue. C’est d’ailleurs avec Beethoven que l’on peut véritablement situer les débuts de ce que va être le piano moderne : « L’invention de Beethoven fut considérable ; il fut le premier pianiste romantique et sans doute son écriture marqua le début d’une nouvelle période pour la musique occidentale3. » écrit Denis Levaillant.

Le romantisme est également la période de « tous les possibles » : l’individu peut, grâce à sa liberté nouvelle, relever tous les défis selon Jacques Drillon qui pense qu’actuellement on se fourvoie quand on bataille pour savoir s’il est légitime, illicite, défendable, intéressant de transcrire Schubert, Wagner ou Beethoven, de jouer Bach au piano ou au clavecin. Il rappelle alors : « Mais au XIXe siècle, la

question de la légitimité ne se posait pas. En revanche, rien de ce qui touchait au défi n’était étranger à ce siècle ébahi. Liszt – c’était son métier – lançait des défis : à la technique, à la morale, aux formes musicales, aux habitudes, à son instrument, à ses pairs… Dans ses transcriptions, il se mesure à l’orchestre, comme dans un roman

1

But to invest in this stereotype is to forget that solo piano performance has been present right from the inception of jazz, particularly through the tales of the “ragging” pianists such as Jelly Roll Morton, and those who held court in Harlem during the 1920s such as Willie “The Lion” Smith. ELSDON (Peter), Keith Jarrett’s The Köln Conert, Oxford Studies in Recorded Jazz, Published in the United States of America by Oxford Unervisity Press, 198 Madison Avenue, New York, 2013, p. 48.

2

Même s’il est couramment utilisé, le terme d’échappement double est impropre, il s’agit d’un levier de répétition qui permet de rejouer une note sans avoir entièrement relâché la touche.

3

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médiéval le chevalier au dragon4. » Evidemment cette thèse ne s’appesantira pas sur ce point mais ne s’interdira pas non plus de réfléchir sur ce qui a pu construire le personnage du pianiste soliste dès avant la période romantique ; un répertoire antérieur (nous pensons à Bach qui a fasciné les pianistes-compositeurs virtuoses romantiques et postromantiques) a pu alimenter son geste pianistique.

Le postromantisme, bien que Debussy revendiquât une esthétique en opposition avec le romantisme, est la suite logique du romantisme, il en est une extension, un prolongement ; d’ailleurs c’est le même Debussy, fasciné par Chopin, qui compose des études et des préludes sur le modèle du compositeur polonais. Toute la littérature pour piano le démontre, Chopin ou Liszt restent des modèles pour les pianistes et compositeurs pour piano du début du XXe siècle. C’est pour

cette raison que nous les incluons de manière prioritaire dans ces recherches. En fait, c’est toute la période romantique et postromantique jusqu’à l’atonalisme qui est susceptible de nous intéresser.

C’est aussi avec le romantisme et le violoniste Nicolo Paganini que naît le concept de virtuosité exacerbée qui restera profondément attaché à l’image du soliste virtuose. Ainsi la perception même de la musique qu’a Chopin s’en trouve transformée. Michel Pazdro, parmi d’autres, rappelle que l’arrivée à Varsovie du génial et démoniaque violoniste Paganini, comble Chopin de bonheur. L’émotion profonde qu’il ressent à l’écoute de sa virtuosité est un élément déclencheur, il oublie chœurs et orchestre, il décide de se tourner définitivement vers le piano : « Sa conviction intime que la musique doit être écrite pour un instrument unique, que le rôle de l’orchestre est secondaire, se confirme enfin grâce aux concerts du violoniste. Poussé par Elsner vers l’opéra et la symphonie, ces territoires étrangers à son talent, Chopin a plus besoin de cette fièvre virtuose. Réconforté, il s’attaque alors aux premières Études5. Chopin intègre le concept de virtuosité à sa musique et le Courrier de Varsovie le baptise “le Paganini du piano”6 ».

Quant au jeune Franz Liszt, il éprouve une véritable fascination pour la virtuosité, ce qui conduira assez fréquemment une certaine critique à dénier toutes qualités artistiques à sa musique, estimant qu’elle n’est que l’expression de la « virtuosité pour la virtuosité ». Pour Charles Rosen7, l’étude romantique est un

4

DRILLON (Jacques), Liszt Transcripteur suivi de Schubert et L’infini, Éditions Actes Sud, 2005, p. 76.

5

PAZDRO (Michel), « Chapeau bas, Messieurs, un génie… », Frédéric Chopin, Éditions Découverte Gallimard musique, 1989, p. 33.

6

Ibid., p. 40.

7

ROSEN (Charles), La génération romantique, Chopin, Liszt et leurs contemporains, Éditions Gallimard pour la traduction, 2002.

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véritable exercice digital. Même si les exercices pour clavier sont aussi ardus chez Bach ou Scarlatti, travailler une Étude de Chopin ou de Liszt relève de l’exploit sportif. Cela étend la main, développe les muscles, augmente leur souplesse et accroît les capacités physiques. De toutes les formes musicales romantiques, aucune ne démontre avec autant de force combien l’idée musicale est intimement liée à sa réalisation. Cette virtuosité peut entraîner une véritable souffrance de la part des interprètes et Chopin conseillait à ses élèves de cesser de jouer dès qu’ils avaient vraiment mal. Il reviendra à ce travail de thèse de déterminer dans quelles conditions s’exerce la virtuosité des pianistes solistes de jazz et de comprendre si cette « sportivité virtuose» du romantisme reste un modèle ou au contraire, un repoussoir pour eux.

En réalité, pendant la période romantique, cette fascination pour la virtuosité est indissociable de l’émergence du Moi. Pour Bruno Moysan8, La dynamique expansionniste du Moi romantique et la volonté pour l’artiste de s’imposer comme élite nouvelle au sein de la société ont certainement plus d’influence sur les codes de la fantaisie lisztienne que l’arrivée au pouvoir d’une bourgeoisie que Liszt détestait, même s’il était solidaire de ses aspirations méritocratiques. Peut-être en est-il ainsi des pianistes noirs désireux de se faire reconnaître en tant qu’artistes dans une Amérique où sévit la ségrégation raciale puisque, comme l’écrit Raymond Trousson9, le temps des génies concorde avec l’explosion du Moi. Il serait alors envisageable pour eux d’échapper à leurs conditions de vie grâce à la même virtuosité qui avait subjugué une société romantique qui ne pouvait voir en ces extraordinaires pianistes que des génies. Tout pianiste qui relève le défi du piano solo s’inscrit dans la filiation de la posture originelle du Moi romantique. Le jazzman qui, même au sein de la communauté du groupe, fait valoir son individualisme par l’improvisation « prise de parole » s’inscrit lui aussi dans cette filiation. Ainsi serons nous amenés à tenter de comprendre dans quelles conditions s’effectue cette émergence du Moi et si le terme de génie est utilisable pour les pianistes de ce corpus.

L’émergence du Moi ne peut s’envisager sans un auditoire et un lieu approprié. La composition dans l’instant tient de la communication immédiate et la virtuosité peut présenter le risque de brouiller cette communication. On peut se demander si le rapport du pianiste soliste à la musique, le rapport quasi-charnel qu’il entretient avec le public, le plaisir qu’il en tire, ne tiennent pas plus de la

8

MOYSAN (Bruno), Liszt Virtuose Subversif, Collection Perpetuum mobile, Symétrie, 30 Rue Jean-Baptiste Say, 69001 Lyon France, 2009.

9

TROUSSON (Raymond), Le thème de Prométhée dans la Littérature Européenne, 3e édition, Librairie DROZ S.A., 11, rue Massot, Genève, 2001.

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manipulation tactile du clavier que de l’acte cérébral et la pérennisation de l’acte créateur. C’est par le concert de soliste que commence véritablement l’histoire du piano solo. Auparavant, l’émergence du Moi était impossible car le soliste n’était qu’une partie indissociable du reste des autres participants du concert de la soirée. Et ce n’est plus Chopin, mais Liszt qui en est le promoteur. Il initie un univers autonome du piano, découvre des gestes, invente le récital, déplace les limites habituelles de la musique instrumentale : il pense en pianiste. C’est pourquoi l’invention du concert de soliste représente la première étape conceptuelle d’une fantastique prise de pouvoir. Liszt met en application son projet sur le monde : après avoir montré sa capacité à faire mieux que la multiplicité de l’orchestre, le virtuose relève ensuite la gageure de faire retentir les sons maigres et chétifs d’un seul instrument dans cette salle immense qu’est l’Opéra, ce qui revient à parler seul tous les langages face à tous. Qu’en sera-t-il pour les pianistes de jazz ? Auront-ils l’occasion de s’exprimer seuls pendant la durée d’un récital ? Sauront-ils se faire entendre et faire prévaloir leur prise de parole dans la société américaine ? Iront-ils jusqu’à avoir l’ambition prométhéenne d’appliquer un projet sur le monde ?

Si les romantiques, et plus particulièrement Liszt, ont pu mener à bien cette prise de pouvoir, c’est grâce à leur instrument : le piano. Il est le traducteur universel de toutes les musiques, de tous les orchestres, de toutes les voix. Pour Liszt, de tous les instruments, le piano est « le plus généralement cultivé, le plus populaire de tous ; cette importance et cette popularité, il les doit en partie à la puissance harmonique qu’il possède exclusivement ; et, par suite de cette puissance, à la faculté de résumer et de concentrer en lui l’art tout entier10. » Il nous faudra donc déterminer si, dans l’Amérique du XXe siècle le piano est un instrument aussi

populaire qu’il l’étaiten Europe au siècle précédent et si, les pianistes de jazz ont su, à l’image de Liszt, exploiter la puissance harmonique de cet instrument ou en faire l’alpha et l’oméga de leur existence comme le déclare le virtuose hongrois : « Car, voyez-vous, mon piano, c’est pour moi ce qu’est au marin sa frégate, ce qu’est à l’Arabe son coursier, plus encore, peut-être, car mon piano, jusqu’ici, c’est moi, c’est ma parole, c’est ma vie ; c’est le dépositaire intime de tout ce qui s’est agité dans mon cerveau aux jours les plus brûlants de ma jeunesse ; c’est là qu’ont été tous mes désirs, tous mes rêves, toutes mes joies et toutes mes douleurs. […] En admettant même, ce que vous admettez sans doute trop facilement, que je sois déjà mûr pour des accords de ce genre, ma ferme volonté est de n’abandonner l’étude et

10

LISZT (Franz), « Lettres d’un bachelier ès-musique », Sämtliche Schriften, vol. I, (3e lettre, « À M. Adolphe Pictet », Chambéry, septembre 1837), p. 118-120.

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le développement du piano que lorsque j’aurai fait tout ce qu’il est possible, ou du moins tout ce qu’il m’est possible de faire aujourd’hui »11.

Dans une optique plus technique, voire organologique, il sera intéressant de connaître lestypes de piano que les pianistes de jazz utilisaient, les goûts qui étaient les leurs et les marques qu’ils privilégiaient. Ainsi est-il admis que Chopin ne jouait que sur Pleyel et que Liszt privilégiait Érard parce que chacune de ces marques correspondait à leur geste instrumental respectif.

Bien entendu, les pianistes romantiques n’auraient pas marqué aussi profondément l’histoire de la musique si leur virtuosité n’avait été tournée que vers elle-même. On sait que Liszt la considère clairement comme une prise de parole mais, d’un point de vue esthétique, l’affirmation du Moi peut également faire engendrer une forme d’esprit poétique. En effet, et de manière concomitante le piano arrivé à maturité a besoin d’une autre poétique. Celle-ci s’impose grâce à Chopin, à Schumann et à Liszt, dans l’explosion du romantisme. Curieusement, la musique, qui n’est « qu’un art », prend une importance considérable et devient, avec Liszt, fondateur d’une légende romantique, un vecteur de domination sociologique. Au sein de structures sociales européennes encore dominées par le préjugé aristocratique, cet ensemble de pratiques musicales fragiles, assimilé à la poésie elle-même, aussi fragile que la mode sans doute, que Chopin et Liszt ont construit, s’est imposé comme élite du talent. Dans cet esprit, les pianistes de jazz sauront-ils dépasser la seule virtuosité et construire une poétique qui les éloignera définitivement de tous types de préjugés, qu’ils soient musicaux ou raciaux ?

La questionde la forme est capitale. Est-il prudent ou légitime de comparer des œuvres comme les sonates de Chopin ou Liszt qui durent une demi-heure avec les improvisations d’un pianiste soliste de jazz, apparemment beaucoup plus courtes ? De fait Liszt et Chopin ont certainement improvisé puis transcrit sur papier nombre d’œuvres de petites dimensions. Par exemple, certaines des mazurkas de Chopin, combinaison de danse paysanne et d’art raffiné selon Charles Rosen, font exactement trente-deux mesures comme bon nombres de standards de jazz issus des comédies musicales de Broadway. Chopin y réussit à la fois à donner le sentiment d’une expression improvisée et à rendre l’élan dynamique d’un pas de danse régulier. Dans cette perspective, peut-être faudra-t-il s’interroger sur le rapport qu’entretient le pianiste de jazz à la danse et savoir à quel moment il s’en émancipe, comme l’avait fait la musique savante en son temps. Toujours concernant Chopin, le dernier Nocturne publié, op. 62, no 2, en mi majeur, commence par une ample

11

Extrait de la lettre de Liszt à Pictet ou Liszt définit son instrument, DRILLON (Jacques), Liszt

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exposition de trente-deux mesures. Liszt, quant à lui, propose un thème de 32 mesures, Hexameron, à cinq autres virtuoses – dont Chopin – comme thème à variations. Portant la signature de Liszt, la présentation du thème Suoni la tromba obéit à la carrure d’une forme A-B-A répartie en quatre phrases de huit mesures. En réalité, ce thème est un véritable A-A-B-A standard dans le jazz puisque le premier A de 8 mesures est repris, que B qui suit fait également 8 mesures et que le dernier n’étant pas repris, il ne compte que 8 mesures, soit : A (8) – A (8) – B (8) – A (8). En tout cas, si les pianistes romantiques ne conçoivent pas seulement des grandes formes et parfois investissent avant l’heure la grille de trente-deux mesures, il faudra envisager dans cette thèse les formes longues des pianistes solistes de jazz et comprendre les conditions et l’historique de leur mise en œuvre. Voilà fixés les objectifs, et délimité le champ de recherche, reste à exposer la démarche que nous avons adoptée pour atteindre ces objectifs.

Initialement, notre intérêt se portait sur la relation que pouvaient entretenir piano jazz et grande tradition pianistique savante, mais nous ne savions pas précisément comment traiter cette question. Notre mémoire de Master, consacré à l’influence de la musique savante sur Bill Evans, était essentiellement constitué d’analyses de relevés d’improvisations d’Evans confrontées à des passages d’œuvres de musique savante de toutes les époques et de toutes formations. Telles étaient nos intentions à l’origine. Or, très vite, quand nous nous sommes décidés à établir un corpus de pianistes susceptibles de figurer dans cette thèse, il nous est apparu que nous ne pouvions en aucun cas être exhaustifs. Deux solutions s’offraient à nous : soit nous établissions un corpus de deux ou trois pianistes et nous travaillions uniquement sur l’influence de la musique romantique pour piano sur les improvisations de ces jazzmen ; soit nous balayions toute l’histoire du jazz dans une vision diachronique du geste pianistique, qui incluait l’évolution de l’auditoire et tenait compte des conditions sociologiques et biographiques de chacun. Dans ce dernier cas nos sources, majoritairement américaines, imposaient un travail important de traduction ce qui rendait impossible toute analyse approfondie à partir de relevés établis par nos soins. Ici, se pose la question du relevé. Pour Laurent Cugny12, il est absolument nécessaire d’établir une partition, qui ne sera pas bien sûr le fait de l’auteur de l’œuvre, mais celui de l’analyste lui-même, quelle qu’en soit la destination. Cette partition, plus ou moins complète, constituera un support de l’analyse. Pour Derek Bailey13, en revanche, loin d’aider à comprendre la nature et

12

CUGNY (Laurent), Analyser le jazz, Éditions Outre Mesure, Paris 2009.

13

BAILEY (Derek), L’improvisation – Sa nature et sa pratique dans la musique, Paris, Outre Mesure, coll. « Contrepoints », 2003.

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les mécanismes de l’improvisation, les transcriptions détournent l’attention vers des considérations secondaires. Pour Bailey, l’analyse technique formelle se révèle inutile pour décrire ou évaluer l’improvisation.

Quant à nous, même si nous sommes convaincus par la justesse de l’approche de Laurent Cugny, nous avons définitivement opté pour la seconde solution car prendre le temps du relevé était impossible, ce qui n’excluait pas les exemples musicaux eux-mêmes. Notre choix s’est porté sur des enregistrements pour étayer nos arguments. Quand cela s’est révélé nécessaire, nous avons fait simplement une analyse auditive d’extraits de disques, voire de disques entiers : le lecteur curieux pourra juger sur pièce. Bien entendu, l’analyse à partir de relevés aurait permis d’approfondir notre réflexion et de confirmer nos thèses ; cela devra faire l’objet d’un travail ultérieur.

Plus particulièrement à propos du corpus, notre intention était de parcourir le plus largement possible l’histoire du jazz, ce qui induisait une démarche, puis un plan strictement chronologique. Nous reviendrons sur le plan un peu plus loin. La démarche chronologique n’est pas sans poser problème : la durée de vie des différents pianistes n’est évidemment pas identique. Un pianiste comme Earl Hines a vécu 80 années alors qu’Art Tatum disparaissait à l’âge de 47 ans. Le premier certes a enregistré des disques en solo, mais essentiellement dans sa maturité à l’époque de pianistes de la génération suivante comme George Shearing, bill Evans ou Keith Jarrett. Dans le cadre de la problématique de cette thèse, la contribution d’Earl Hines à la pratique du piano solo était évidemment moins intéressante – même s’il est un pianiste de jazz essentiel – puisqu’elle aura pu subir l’influence d’autres pianistes et par là, apparaître comme moins novatrice ou elle-même influencée par l’évolution stylistique du moment. Ce qui n’est pas le cas pour Art Tatum qui, dès ses débuts, se consacre au piano solo presque sans discontinuer jusqu’à la fin de son existence. Reste qu’Art Tatum, avec Keith Jarrett, est à peu près le seul véritable soliste de ce corpus. Néanmoins, certains autres ont eu un rapport exceptionnel au geste pianistique soliste et c’est sur eux que notre regard s’est porté.

Nos sources sont diverses. Concernant le romantisme et les pianistes qui s’y rattachent, surtout Liszt et Chopin, les sources, qu’elles soient primaires ou secondaires, sont plus qu’abondantes. En effet, ce sujet constitue, depuis très longtemps, un domaine de recherches amplement visité. Les noms de Jean-Jacques Eigeldinger pour Chopin ou Bruno Moysan pour Liszt reviennent très fréquemment, comme celui de Charles Rosen pour le romantisme en général. En revanche, pour les pianistes de jazz, s’il existe, en France, quelques rares biographies traduites en français et de nombreux relevés de chorus, les sources demeurent essentiellement

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américaines et leur accès est quelquefois difficile ; pour nous les procurer il a fallu les acquérir et les faire venir d’Amérique. Certains ouvrages n’ont jamais été réédités et l’achat d’occasion était le seul recours. Comme sources primaires, nous avons essayé, autant que faire se peut, de dénicher les quelques rares autobiographies disponibles ; sinon, nous nous sommes contentés de sources secondaires, en général des biographies écrites par des musicologues, musicographes ou musiciens. Les passages consacrés au piano solo d’ouvrages généralistes sur le jazz tels ceux de Gunther Schuller ou James Lincoln Collier, entre autres, sont venus compléter, voire confirmer ce qui avait été trouvé dans les autres sources secondaires.

Cette manière de procéder nous a conduits à un travail de traduction conséquent et parfois difficile. Notre intention initiale de demander les traductions à des spécialistes s’est rapidement heurtée à des problèmes de réalisation matériels et financiers. D’autant plus que le vocabulaire musicologique n’est pas forcément familier aux traducteurs professionnels. Nous nous sommes donc résignés à traduire nous-mêmes. Les débuts furent laborieux, les expressions familières étant assez fréquentes dans le vocabulaire des jazzmen, mais au fil du temps, le rythme de traduction s’est peu à peu accéléré. Nous nous sommes aidés des moyens qu’offrent l’informatique et internet, en l’occurrence, pour la traduction générale, les outils comme Reverso et le traducteur inclus dans Word puis Linguee et WR, plus spécifiquement pour les mots et expressions isolées ou problématiques. Nous sommes bien conscients que nos traductions ne sont pas exemptes d’erreurs mais, d’une manière générale, nous restons persuadés que le sens général des passages traduits n’a pas été dénaturé.

Pour des raisons évidentes, cette thèse laisse une large place aux citations. Il s’agit pour nous d’agir dans la plus parfaite honnêteté intellectuelle. Nous refusons de nous approprier les sources en les paraphrasant ; nous les restituons résumées le plus souvent, parfois telles quelles quand elles sont écrites en français ; la plupart du temps, nous faisons apparaître notre traduction dans le corps de texte et nous en donnons systématiquement le texte intégral original en anglais dans les notes de bas de page quand elles sont courtes, ou dans l’annexe des citations pour les passages plus longs. Cette manière de faire peut présenter l’inconvénient d’interrompre la lecture mais nous en prenons le risque car cette façon de procéder fait partie intégrante de notre méthodologie.

Au nombre des sources primaires, il faut compter les œuvres d’art elles-mêmes à travers leur fixation sur un support enregistré. Là encore, surgissait un certain nombre de difficultés. D’abord, les enregistrements des débuts du jazz sont

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extrêmement rares puisqu’il faut attendre 1917 pour que le premier morceau de jazz soit enregistré par l’Original Dixieland Jazz Band, un orchestre de Blancs, à Chicago. Évidemment les disques les plus anciens sont les moins accessibles. Là encore, il a fallu faire preuve de patience et parfois d’opiniâtreté pour pouvoir dénicher les disques convoités mais malgré cela, certains disques qui auraient pu venir étayer nos travaux nous manquent aujourd’hui encore. Il en est ainsi pour les enregistrements de la Bibliothèque du congrès par Jelly Roll Morton. Pour cette discographie sélective, nous nous sommes trouvés face à deux types de disques. Les premiers, les plus clairement représentatifs, sont des disques intégralement consacrés au piano solo ; les seconds, sont des enregistrements de groupe ou circonstanciés dans lesquels figurent certaines plages en solo. C’est surtout le cas pour Bill Evans, qui a réalisé nombre de projets discographiques complets en solo, mais enregistre souvent plusieurs plages en soliste à l’intérieur d’un disque de groupe, ce qui est d’ailleurs assez révélateur de sa personnalité timide et peu sûre d’elle. Là encore, notre volonté n’est pas d’établir un corpus exhaustif des disques ou morceaux en solo des pianistes de jazz, mais de prendre ces enregistrements et leur analyse auditive comme les illustrations des propos cités. Des plateformes internet nous ont parfois permis de travailler sur des enregistrements introuvables sur disques. Pour des raisons évidentes de droits d’auteurs, nous ne pouvions copier ces exemples sur des supports et les fournir avec la thèse. Par contre, nous avons décidé de faire figurer les liens internet en bas de page le cas échéant.

Nous consacrons systématiquement un résumé à la biographie de chaque pianiste ; nous nous intéressons également, de la manière la plus complète possible, à ses apprentissages, puis nous essayons de mettre à jour tous ses liens réels ou affichés avec la musique savante en général puis avec les musiques romantique et postromantique. Nous essayons, autant que possible, de donner à chacun la parole ou de laisser parler des témoins directs ; viennent enfin les considérations des musicologues ou musicographes. Pour chacun d’entre eux, nous donnons également des exemples discographiques. Leur nombre peut être variable ; pour Art Tatum, c’est l’intégralité des disques enregistrés chez Pablo, bien que nous ne procédions à aucune analyse auditive particulière. Pour George Shearing, nous avons essayé d’analyser tous ses disques enregistrés en soliste alors que concernant Keith Jarrett et Brad Mehldau, nous nous sommes contentés de l’analyse d’un seul disque qui nous a semblé véritablement représentatif de la problématique de cette thèse.

Le plan suivi est, comme nous l’avons déjà dit, chronologique. En premier lieu, il nous a paru utile d’évoquer l’improvisation des pianistes romantiques, plus particulièrement Chopin et Liszt, dès le début de la première partie dans un chapitre dont le titre est Notion préalable : l’autre improvisateur : le pianiste romantique.

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Cela non seulement offre un élément tangible de comparaison, mais rappelle que l’improvisation n’est pas du domaine exclusif du jazz et que si actuellement les pianistes solistes de musique savante sont avant tout des interprètes de la musique d’autrui, au XIXe siècle, ils sont des « créateurs de l’instant » interprètes. D’emblée,

il nous a semblé qu’il y avait deux périodes distinctes dans l’histoire du piano solo dans le jazz. La première, correspondant à notre première partie et intitulée La

conquête de la reconnaissance du statut de virtuose chez les pianistes de jazz,

semble être une période de tâtonnements : elle part du tout début du XXe siècle,

encore fortement imprégnée de l’esprit de la tradition pianistique savante européenne, avec le ragtime qui en est le point de départ, Jelly Roll Morton puis les pianistes de stride, James P. Johnson, Willie « The Lion » Smith, Thomas « Fats » Waller et Donald Lambert. Nous évoquerons très brièvement Earl Hines et Teddy Wilson. Tous ces pianistes sont très investis dans un jazz fonctionnel qui se danse, formant ainsi l’essentiel d’un premier chapitre, le geste pianistique asservi à la

danse. Avec le chapitre consacré à l’émergence d’Art Tatum, Art Tatum le virtuose absolu, on voit que le jazz se donne enfin à écouter et accède ainsi à une certaine reconnaissance artistique qui ira croissant. La deuxième partie, Du modèle virtuose

romantique à l’esprit romantique est également divisée en deux chapitres. C’est le

chapitre Piano solo et individualités qui ouvre cette partie. Y sont traitées des personnalités aussi différentes qu’Erroll Garner, Oscar Peterson, Marian McPartland et George Shearing. La thèse s’achève avec De la poésie de Bill Evans aux nouvelles

perspectives de Mehldau en passant par la métaphysique de Keith Jarrett, ultime

chapitre qui s’intéresse aux pianistes les plus jeunes, représentatifs du jazz moderne et contemporain.

(30)

Partie I -

La conquête de la reconnaissance du

statut de virtuose chez les pianistes de

(31)
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I. Chapitre 1- Notion préalable :

l’autre improvisateur : le pianiste romantique

En préambule de la première partie, nous voulons souligner l’importance de l’acte d’improviser pour les grands pianistes et compositeurs du romantisme. En effet, la composition est souvent liée à l’improvisation et de nombreuses grandes œuvres du répertoire pianistique de l’époque ont trouvé leur genèse dans une improvisation antérieure. Certes, l’improvisation n’est pas le domaine réservé des compositeurs de l’époque romantique, et tout le monde - les jazzmen du siècle suivant les premiers - reconnaît ce qu’elle a pu représenter pour la majeure partie des grands noms de la musique savante européenne. Faut-il rappeler qu’une partie des concertos était laissée à la libre improvisation des interprètes ? Cette pratique cependant n’est qu’un aspect de l’improvisation : de grands compositeurs sont capables d’improviser des œuvres entières. Jean-Sébastien Bach, à la différence des jazzmen, improvise presque toujours par rapport à un cadre et à un matériau formel préexistant. Cette capacité, chez les grands compositeurs du passé, à effectuer une improvisation « totale » a toujours fasciné Keith Jarrett ; ce dernier va s’attacher à élargir le domaine formel de l’improvisation aux dimensions pratiquées par les maîtres de la musique savante, nous le verrons plus loin.

L’improvisation des grands compositeurs de la musique savante a suscité peu de recherches, car leur objet, la trace de l’improvisation, n’existe plus. Si, au vingtième siècle, l’œuvre des improvisateurs peut être écoutée, commentée et analysée, c’est grâce aux enregistrements qui en ont été faits, mais il n’en est rien pour les siècles antérieurs. C’est pour cette raison sans doute que l’œuvre écrite des grands compositeurs efface leur travail d’improvisation. Nous verrons que les œuvres écrites d’un Chopin ou d’un Liszt sont certainement assez proches de leurs œuvres improvisées, mais sans certitude absolue malheureusement. Nous allons concentrer notre réflexion sur les pianistes dont le geste virtuose a le plus marqué l’histoire du piano, à savoir Chopin et Liszt, mais le siècle du romantisme compte, à son début, de merveilleux improvisateurs parmi les grands compositeurs. Ainsi, nombreux sont les musicologues qui parlent du jeune Beethoven, connu à ses débuts non comme compositeur, mais comme pianiste… improvisateur. Mendelssohn, lui aussi, pourrait être cité.

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C’est un fait unanimement reconnu : à l’époque romantique, tous les pianistes pratiquent l’improvisation. On peine à l’imaginer car, aujourd’hui, l’improvisation (autre que celle pratiquée par les musiciens de jazz), si elle n’a pas complètement disparu de l’enseignement des conservatoires, reste relativement ignorée des auditeurs. On avance volontiers que tous les pianistes de jazz sont des improvisateurs, et Bruno Moysan, lui, nous confirme qu’en 1830, tous les pianistes sont des improvisateurs : « L’art d’improviser, pratique conventionnelle du style mondain, se charge avec le romantisme lisztien d’une intention radicalement subjective. Plus que le fait d’être improvisation – tout pianiste en 1830 est improvisateur, c’est la centralité du Moi qui caractérise l’art d’un Liszt, peintre de la vie moderne1. » Ainsi, l’improvisation est-elle indissociable, chez Liszt, de ce que Bruno Moysan définit comme la centralité du Moi2. Nous y reviendrons, mais il nous faut en premier lieu nous arrêter sur la pratique de l’improvisation chez les deux plus grands pianistes-compositeurs de l’histoire de la musique : Chopin et Liszt. Comparer leur pratique à celle des pianistes de jazz justifie les aller-retour permanents entre le siècle des jazzmen et celui des romantiques et postromantiques, fondement de cette thèse. Il nous faut comprendre les raisons qui poussent ces pianistes romantiques à improviser, la réception que réserve le public à leur improvisation, ce qui en constitue la teneur et l’environnement sociologique. Peut-être pourrons-nous à la suite percevoir, au-delà des époques et des lieux, la permanence de certains paradigmes propres à l’improvisation,.

Que savons-nous de la pratique de l’improvisation chez Chopin et Liszt ? Très peu d’études sont disponibles à ce sujet ; pour cette raison, nous avons décidé d’exploiter toutes les ressources disponibles : ainsi pour chacun des deux pianistes nous avons eu recours aux études de leurs principaux spécialistes puis aux témoignages de ceux qui ont assisté à leurs improvisations, enfin, fait rarissime, aux témoignages de Chopin ou Liszt eux-mêmes.

1

MOYSAN (Bruno), Liszt Virtuose Subversif, Collection Perpetuum mobile, Symétrie, 30 Rue Jean-Baptiste Say, 69001 Lyon France, 2009, p. 18.

2

Nous verrons que la considération subjective et romantique qu’a Liszt de son propre génie est intimement liée à son Moi créateur sur lequel de tous côtés se porte le regard de la société de son époque.

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I.1.1- L’improvisation dans l’œuvre de Frédéric

Chopin (1810-1849)

Chopin improvise, certes, mais il s’agit de comprendre où, pourquoi, à quels moments et dans quel but. L’un des plus éminents spécialistes de la musique de Frédéric Chopin est Jean-Jacques Eigeldinger. C’est tout naturellement vers ses recherches que nous nous sommes tournés pour alimenter nos réflexions.

I.1.1.1- Lieux et circonstances dans lesquels

improvise Chopin

Dans son ouvrage Chopin, âme des salons parisiens, Jean-Jacques Eigeldinger évoque tout d’abord le célèbre portrait de Chopin par Delacroix et le commente en ces termes : « Tel apparaît Chopin dans le portrait par Delacroix [1838] : surpris dans le feu de l’improvisation – fiévreux, insomniaque, le regard tendu sur sa vision3. » Delacroix est un intime de Chopin, ce n’est cependant pas en France que Chopin s’est fait connaître pour ses improvisations par le grand public mais à Varsovie, en Pologne, son pays natal, et à Vienne, avant de se fixer à Paris. Rappelons-le, l’improvisation est un usage obligé pour les pianistes virtuoses. Dans le cas de Chopin, ses improvisations étaient réservées à un public d’élite – rois et princes, membres de la cour, aristocratie - et n’étaient pas constituées des habituelles paraphrases sur des thèmes d’opéra. Le public parisien n’a donc pas l’occasion d’écouter le virtuose polonais improviser. Cela dit, à la différence de Liszt, Chopin ne tient pas à être le « concert » à lui seul et ses improvisations ne sont qu’une partie d’un programme au cours duquel d’autres interviennent.

Bien sûr, en improvisant, Chopin se contente de suivre une tradition bien ancrée avant lui, puisque non seulement Beethoven mais également Hummel et Moscheles terminaient leurs concerts par une grande improvisation, en stile

brillante, sur des motifs choisis par eux ou donnés par le public. Mais Chopin ne

cherche pas à étaler sa seule virtuosité dans l’exercice de l’improvisation, à la différence de bien des pianistes de son temps.

3

EIGELDINGER (Jean-Jacques), Chopin âme des salons parisiens, 1830-1848, Librairie Arthème Fayard, 2013, p. 153.

(35)

I.1.1.2- Les prétextes à improvisation de Chopin

Quels sont les éléments qui nous permettent d’affirmer que Chopin ne se contente pas d’étaler une virtuosité sans profondeur ? Tout simplement la particularité de son inspiration et le génie qui lui est propre, comme nous le rappelle Eigeldinger : « Dans son improvisation Chopin est Soi, entièrement absorbé en lui-même, complètement détaché du monde4. »

Mais une improvisation se construit à partir de quelque chose et reste dépendant d’une forme. Si en Amérique, un siècle plus tard, le pianiste improvisateur investit la grille standard en AABA² ou le blues le plus souvent, quelle structure accueille l’improvisation de Chopin ? Là encore, Jean-Jacques Eigeldinger nous apporte un élément de réponse : « Simple prélude, pot-pourri, fantaisie, air varié, ou chanson à danser, pour peu qu’il soit en verve, Chopin s’adonne à tous les genres d’improvisations possibles dès qu’il se trouve dans les réunions privées. Assurément dispose-t-il d’un vaste arsenal de canevas, formules et textures pianistiques, éprouvé au gré des circonstances et des genres abordés – sans pour cela se limiter à des catégories normatives5 ! » Cette liste de formes indique à quel point les possibilités d’improvisation de l’époque étaient nombreuses. Le pot-pourri est une manière d’enchaîner plusieurs courtes improvisations par des conduits habilement menés, il est fréquemment bâti à partir de thèmes connus d’opéra, de romances et de motifs populaires.

Chopin ne se prive pas non plus de recourir à l’une des formes improvisées les plus anciennes, le prélude. Le prélude lui-même est à l’origine un genre improvisé. Les témoins directs évoquent la légèreté, la douceur avec laquelle l’artiste prélude sur le piano. Ces préludes peuvent avoir comme sujets d’autres œuvres, comme les poèmes de George Sand ou la peinture de Delacroix. On voit que le processus d’improvisation ne se limite pas à la seule libération musicale d’une idée à développer selon une forme ou un prétexte, mais également à la libre possibilité de créer sur un motif pictural ou littéraire. Tout l’enjeu sera de savoir si certains pianistes de jazz seront amenés à procéder de la sorte.

Un autre terrain d’improvisation s’ajoute à ceux déjà cités par Jean-Jacques Eigeldinger : la mazurka. La mazurka, d’inspiration « nationale », intuitivement puisée dans un folklore intérieur et transformée pourtant par un langage harmonique de facture internationale. Elle vient enrichir la musique évocatrice, improvisée, éphémère de Chopin qui semble perpétuellement « hors du temps ». Toutes ces

4

Ibid., p. 97.

5

(36)

improvisations ont disparu et leur souvenir même s’est évanoui avec la disparition des auditeurs chanceux. Ce sont donc les compositions qui, paradoxalement, offrent les dernières traces de l’improvisation du maître.

I.1.1.3- L’articulation entre improvisation et

composition chez Chopin

Denis Lavaillant le souligne, improvisation et notation sont indéfectiblement liées : « Car si Chopin improvise sans cesse, il s’attache à une notation extrêmement précise6. » Ce que confirme Jean-Jacques Eigeldinger : « Chopin semble avoir repoussé les frontières entre composition et réalisation pianistique, entre son improvisation ex tempore et une notation qui la figerait7 ». Chez Chopin, le don inné, unique, de l’improvisation et une exigence inflexible pour en canaliser le flux dans une écriture rigoureuse se sont rencontrés dans un prodigieux effort de conciliation. Il peut paraître aller de soi qu’un improvisateur transcrive le produit d’une création libre et spontanée. Mais à aucun moment Chopin ne s’estime satisfait du résultat obtenu, son œuvre est toujours en chantier ; la pratique du piano est pour lui un véritable moyen de composition digital : le piano, alter ego de Chopin, est l’essence même de sa composition explique Jean-Jacques Eigeldinger; il traverse toutes les phases de sa création, des premières idées issues de l’ex improviso aux ultimes corrections d’épreuves ou tirages successifs d’une rédaction jamais finie.

C’est paradoxalement parce qu’il s’attache à une notation extrêmement précise que Chopin dévoile le trouble qui l’habite : il ne se résout pas à restituer de manière identique le même morceau, ce qui rend difficile une exécution en groupe. Plusieurs témoignages décrivent ces difficultés d’entente entre Chopin et les orchestres qui l’accompagnent dans ses concertos, car Chopin est sans cesse insatisfait. La raison des « troubles » rencontrés par les divers orchestres viennent essentiellement de la pratique du rubato par Chopin et surtout des variantes improvisées qu’il apporte à la partition du soliste.

Chopin n’aime pas transcrire immédiatement les œuvres nouvelles : il ne les réserve d’ailleurs pas pour le concert, qu’il redoute, mais pour les réunions privées où il se plaît à tester des morceaux encore en travail ou non destinés à la publication : « Chopin a l’habitude de jouer ses compositions pendant des années avant de les mettre par écrit [aufschreibt], se plaint H. A. Probst, l’agent parisien de

6

LEVAILLANT (Denis), Le Piano, Éditions Jean-Claude Lattès, 1986, p. 43.

7

(37)

Breitkopf & Härtel8 ». À l’évidence, c’est de l’improvisation que naît une grande partie de la musique de Chopin. D’où le constat, relaté à trois reprises par Delacroix dans son Journal : « En revenant avec Grzymalda, nous avons parlé de Chopin. Il me contait que ses improvisations étaient beaucoup plus hardies que ses compositions achevées. Il en était pour cela sans doute comme de l’esquisse du tableau comparée au tableau fini. Non, on ne gâte pas le tableau en le finissant ! 9 ». Delacroix se trompe peut-être en comparant esquisse et improvisation, car si l’esquisse n’est qu’une étape vers le tableau fini, l’improvisation est, par nature, une œuvre aboutie, réussie ou non. Reste que cette improvisation, au XIXe siècle, est instantanément

« engloutie dans la gueule du temps », selon l’expression de Jean-Jacques Eigeldinger. D’après de plusieurs témoins, nombreux sont les morceaux improvisés par Chopin, dans différentes versions, qui ont à tout jamais disparu.

I.1.1.4- Quand Chopin improvisait

Les témoignages de ceux quiont entendu et vu Chopin improviser appellent peu de commentaires mais ces souvenirs lointains doivent être gardés en mémoire pour la suite de notre réflexion. Fontana, l’ami de Chopin, déclare que, dès l’âge le plus tendre, il étonnait par la richesse de son improvisation, nourrie à des sources polonaises. Il le faisait avec beaucoup de retenue, sans étalage virtuose et les quelques privilégiés qui l’ont entendu improviser pendant des heures entières, remarquaient la nouveauté de sa musique. Tous s’accordaient pour dire que ses plus belles compositions n’étaient que le reflet et l’écho de ses improvisations : « Cette inspiration spontanée était comme un torrent intarissable de matières précieuses en ébullition10. » La princesse Marcelina Czartoryska11, sa compatriote, déclare qu’il ne se mettait rarement au piano dans un état d’esprit et un climat émotionnel semblable, en sorte qu’il lui arrivait rarement de jouer une composition comme la fois d’avant. C’est exactement ce qu’un autre témoin, Oscar Comettant, raconte en ces termes : « Entendre le même morceau joué deux fois par Chopin, c’était, pour ainsi dire, entendre deux morceaux différents12. » Jean-Jacques Eigeldinger rapporte de nombreux témoignages d’élèves et auditeurs qui mettent en relief le caractère

8

EIGELDINGER (Jean-Jacques), Chopin âme des salons parisiens, 1830-1848, Librairie Arthème Fayard, 2013, p. 54. 9 Ibid., p. 65. 10 Ibid., p. 64. 11 Ibid., p. 79. 12 Ibid., p. 79.

(38)

impromptu du jeu de Chopin ; selon lui, il fut, avec Beethoven, le plus grand improvisateur du siècle au point que Fétis a pu écrire en rendant compte d’un concert inaugural à Paris : « il semble quelquefois entendre une improvisation plutôt que de la musique écrite13. »

Est-ce ce qui pousse Chopin à espacer et finalement cesser les concerts publics ? La seule circonstance documentée où Chopin improvise publiquement en France est un concert en province, à l’Hôtel-de-Ville de Tours, le 3 septembre 1833. Après diverses œuvres dont un concerto, le concert se termine par des improvisations au piano, sur des motifs donnés. D’après les témoins, « Le choix s’est fixé sur l’air écossais de la Dame Blanche, sur celui de l’or n’est qu’une

chimère de Robert-le-Diable, et l’air patriotique des Polonais. Après les avoir

formulés séparément, et longtemps suivis avec inquiétude, après les avoir fait passer dans toutes les intonations suggérées par son caprice, après en avoir effeuillé toutes les fleurs, il y a introduit deux mazurkas de sa composition ; puis les ayant modulées elles-mêmes en y entassant les plus étranges contradictions, il est rentré dans ses trois premiers thèmes qu’il a successivement reproduits en en faisant la final [sic] de cette improvisation où il s’est élevé à la plus grande hauteur14. » Jean-Jacques Eigeldinger précise que cette précieuse chronique d’un journaliste détaille les thèmes prétextes à un pot-pourri dans toutes les règles de l’art lyrique français (Boieldieu, Meyerbeer) alternant avec les ingrédients polonais du pianiste à la mode ; les deux Mazurkas ayant pu bien avoir été empruntées aux recueils op. 6 et 7, parus six mois plus tôt.

L’improvisation reste le moteur de sa composition : il la pratique devant un parterre réduit d’heureux élus qui en conservent un souvenir durable, car Chopin peut improviser sur les thèmes les plus inattendus comme le rapporte Jóseph Brzowski dont le témoignage est collecté dans l’ouvrage de Jean-Jaques Eigeldinger : « Quand les chants espagnols se turent, de vifs applaudissements, provoqués par un sincère enthousiasme, couvrirent la triomphante Mme Merlin. […] Le marquis, avec la complicité de ses invités, pria Chopin de répondre à un thème espagnol qu’on avait encore dans l’oreille. L’admirable improvisation du génial artiste fut donc le dernier maillon de ce somptueux collier artistement formé de

13

EIGELDINGER (Jean-Jacques), L’univers musical de Chopin, Librairie Arthème Fayard, 2000, p. 124.

14

EIGELDINGER (Jean-Jacques), Chopin âme des salons parisiens, 1830-1848, Librairie Arthème Fayard, 2013, p. 60.

(39)

talents musicaux, et donc l’épilogue d’une soirée pour moi inoubliable dans la maison du noble marquis15. »

À l’occasion de ces soirées dans les salons, il arrive que Chopin rencontre Liszt et tous deux s’adonnent alors au jeu de l’improvisation publique, au gré de leur humeur. Mais c’est à George Sand que l’on doit le plus de pages sur le Chopin intime, celui qui peut improviser sur un spectacle de marionnettes : « On passe de longues soirées au théâtre de marionnettes, pour lequel Chopin, meneur de jeu infatigable, adapte son improvisation suivant la pantomime des “acteurs”. La tonalité passe du burlesque au solennel, du gracieux au sévère. Le piano de Chopin anime les petites figurines en bois, sculptées par Maurice avec une fantaisie qui fait les délices des petits et grands spectateurs16 », ou un spectacle de pantomimes : « Le tout avait commencé par la pantomime et ceci avait été l’invention de Chopin. Il tenait le piano et improvisait, tandis que les jeunes gens mimaient des scènes et dansaient des ballets comiques. Je vous laisse à penser si ces improvisations admirables ou charmantes montaient la tête et déliaient les jambes de nos exécutants. Il les conduisait à sa guise et les faisait passer, selon sa fantaisie, du plaisant au sévère, du burlesque au solennel, du gracieux au passionné. On improvisait des costumes afin de jouer successivement plusieurs rôles. Dès que l’artiste les voyait paraître, il adaptait merveilleusement son thème et son accent à leur caractère17. » La manière dont il procède pour improviser ne semble pas toujours relever du seul paradigme musical, il lui arrive de penser, comme le fera Olivier Messiaen, en termes de couleurs, précisément quand il échange avec Delacroix : « Il est au piano et il ne s’aperçoit pas qu’on l’écoute. Il improvise au hasard. Il s’arrête. Eh bien, eh bien, s’écrie Delacroix, ce n’est pas fini ! “Ce n’est pas commencé. Rien ne me vient… rien que des reflets, des ombres, des reliefs qui ne veulent pas se fixer. Je cherche la couleur, je ne trouve même pas le dessin.” “Vous ne trouverez pas l’un sans l’autre”, reprend Delacroix18. »

Ainsi apparaît la complexité qui entoure l’art d’improviser chez Chopin. S’il utilise des formes préexistantes, il peut tout aussi naturellement les créer, partir de scènes théâtrales ou de pantomimes, chercher l’inspiration en termes de couleurs et

15

Ibid., p. 169.

16

PAZDRO (Michel), « Chapeau bas, Messieurs, un génie… », Frédéric Chopin, Éditions Découverte Gallimard musique, 1989, p. 105.

17

EIGELDINGER (Jean-Jacques), Chopin âme des salons parisiens, 1830-1848, Librairie Arthème Fayard, 2013, p. 91.

18

Extraits de citations prélevées dans l’étude de EIGELDINGER (Jean-Jacques) « Chopin vu par ses

élèves (3ème éd., A la Baconnière, Neuchâtel 1988) placés dans la partie témoignages et documents de l’ouvrage de PAZDRO (Michel), « Chapeau bas, Messieurs, un génie… », Frédéric Chopin, Éditions Découverte Gallimard musique, 1989, p. 137.

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