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l’autre improvisateur : le pianiste romantique

I. 2.2.1- Définition et contexte

Le piano stride est un geste pianistique constitutif du premier jazz, pratiqué à New York et dans ses environs, essentiellement entre les années vingt et trente, par des pianistes avant tout solistes. Il est significatif que cette tradition ne se soit pas développée dans le Sud des Etats-Unis. Comme toujours, les lieux dans lesquels naît et se développe ce style pianistique, sont ceux dans lesquels on se rend pour s’amuser, se distraire, danser ou rencontrer des amis. Le stride se caractérise par un jeu de main gauche qui fait alterner une basse fréquemment en intervalles de dixième sur les temps forts, avec un accord de trois à quatre sons plaqué sur les temps faibles, ce que confirme le critique musical Whitney Balliett du New Yorker : « Le piano stride est caractérisé par un balancement de la main gauche [un aller-retour entre un puissant accord au centre du clavier et une seule note en dessous,

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HEINE (Henri) Lutèce, p. 305 (20 mars 1843), In. EIGELDINGER (Jean-Jacques), Chopin âme des

jouée en octave ou en dixième] et des arabesques ou des arpèges à la main droite, sur un rythme régulier81. »

Les différents procédés de basses stride sont déjà utilisés dans le ragtime. D’ailleurs dès l’origine, ces pianistes pratiquent le ragtime pour progressivement aller vers le stride, puis ce qui va devenir le piano jazz. Des musicologues d’aujourd’hui ont étudié de manière approfondie les origines du ragtime. En temps que style, la grande époque du ragtime ne s’étend pas au-delà des années vingt. Le ragtime authentique est essentiellement une musique pour piano, et comme Guy Waterman l’a écrit, « c’est une musique composée qui est non improvisée et non arrangée82. » Ce dernier point met en évidence la différence entre le ragtime classique de Scott Joplin, originaire du Missouri et compositeur de Maple Leaf Rag et le ragtime pour piano joué sur la côte est. Le style le plus tardif est le piano-jazz, davantage centré sur l’improvisation individuelle.

Le stride est la physionomie première du piano-jazz (Jelly Roll Morton mis à part) qui se définit par son caractère improvisé. Cette improvisation est essentiellement confiée à la main droite, la main gauche se cantonnant à reproduire ce qu’elle faisait précédemment dans le ragtime. Dans le style des premiers pianistes

stride, la main droite, d’une façon générale, ne se contente pas de dessiner de

simples lignes mélodiques, mais improvise des figures pianistiques correspondant aux accords de la main gauche. Il n’est pas question alors, que cette main droite élabore, comme elle le fait plus tard, de longs traits de notes séparées à la manière d’un instrument à vent. Cette main droite doit jouer des accords, des arpèges et des figures répétitives combinant accords et notes séparées. Les pianistes de stride font usage de trilles, de mordants et d’autres embellissements caractéristiques du piano, du clavier, et non d’un instrument à vent.

La plupart de ces pianistes viennent du Nord du pays, même s’ils ont des contacts avec la tradition populaire noire par l’Église et grâce aux travailleurs qui ont émigré du Sud vers les villes du Nord. Ils connaissent mal la musique des campagnes du Sud qui a donné naissance au blues. Ils ont étudié l’instrument et pratiquent le piano d’après les critères et la tradition de la musique dite

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[Traduction] Stride piano is characterized chiefly by an oompah left hand (a two-bet seesaw, whose ends are a powerful mid-keyboard chord and a weaker single note played an octave or a tenth below) and by an arabesque of right-hand chords and arpeggios, fashioned in counter rhythms. THE LION SMITH (Willie) with HOEFER (George), Music on My Mind, The memoirs of an

American pianist, by MacGibbon & Kee Ltd, Printed in Great Britain, Ebenezer Baylis & Son

Ltd, The Trinity Press, Worcester, and London, First published 1965, p. 85.

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[Traduction] Guy Waterman [nous n’avons pas réussi à trouver les dates de naissance et décès de ce musicologue américain] has written, it was “a composed, not an improvised or arranged music.” Ibid., p. 83.

« classique ». Par conséquent, comme l’a affirmé James P. Johnson, les pianistes de ragtime de la région de New York sont contraints de se plier aux règles de la musique « classique ». C’est pourquoi ils jouent dans un style plus plein, plus riche, plus orchestral, que dans les autres régions des Etats-Unis. La musique que ces pianistes jouent quand ils sont jeunes est un mélange de chansons populaires plus ou moins sentimentales, de ragtimes, de valses, de scottish, de one-step et de two-step, que les danseurs leur réclament en 1910 et plus tard. C’est d’ailleurs à la demande des danseurs que les pianistes sont encouragés à improviser, comme nous l’apprend Willie the « Lion » Smith dans son autobiographie rédigée avec George Hoefer : « L’élément rythmique africain subissait ensuite des influences européennes, notamment celles des musiques traditionnelles de danse comme les quadrilles,

schottisches [sic] et autres pas de danse. Là encore, W. the “Lion” Smith nous a

parlé de l’importance des danseurs de “Gullah” dans certains quartiers de New York appelés “Jungle”. Ces danseurs mettaient littéralement au défi les pianistes d’improviser une musique capable de fusionner avec leurs propres variations de pas, improvisées83. »

Tout comme les pianistes que l’on appelle des « professeurs » à la Nouvelle-Orléans, ils se considèrent comme des entertainers – des artistes destinés à charmer, à émouvoir, à amuser, à distraire le public – et des compositeurs. Ces pianistes possèdent une bonne technique, une vaste et profonde expérience musicale, des possibilités musicales étendues. Il est important de comprendre que lorsqu’ils se trouvent en contact avec la musique de jazz, ils sont, déjà, en possession de styles bien définis et achevés. Ils accordent énormément d’attention à l’image qu’ils donnent et se veulent les représentants d’une élite dont la tenue vestimentaire est primordiale. James Lincoln Collier rapporte le témoignage de l’un de ces pianistes : « Il me paraît important de souligner que la façon de se présenter jouait un rôle important dans la carrière de ces pianistes. Dans leur façon de s’habiller, leurs manières et leurs attitudes, ils pensaient qu’il était absolument nécessaire de se comporter comme les dauphins ou les princes de la couronne, qu’ils estimaient représenter, puisque aussi bien ils étaient, en fait, les meilleurs pianistes84 ! » Un peu plus loin, Collier, qui interviewe un pianiste nommé Davin, prend soin de rapporter : « Quand un pianiste vraiment chic entrait dans un endroit, disons… en hiver… il

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[Traduction] The pulsing African rhythmic factor was coupled with European influences. The latter were drawn from folk music, quadrilles, schottisches, and other dance steps. Here again the Lion has told us of the impressions made by the Gullah dancers in The Jungles. These dancers literally challenge the New York pianists to improvise music to accompany their own improvised dance variations. Ibid., p. 83.

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COLLIER (James Lincoln), L’aventure du jazz, Du swing à nos jours, traduit de l’américain par Yvonne et Maurice Cullaz, Albin Michel, 1981, p. 223.

gardait son manteau et son chapeau. Nous portions des manteaux de style militaire ou ce qu’on appelait un peddock coat, un peu comme ceux des cochers, long, de couleur bleue, croisé et serré à la taille. Nous avions aussi un chapeau Fulton ou Homburg de couleur gris perle, avec trois boutons ou des œillets sur le côté, porté avec désinvolture sur le côté de la tête. Une écharpe de soie blanche nous entourait le cou et un mouchoir de soie blanche dépassait de la poche de poitrine du manteau. Les uns portaient une canne à pommeau d’or, d’autres s’ils portaient une redingote à boutons d’argent, avaient une canne à pommeau d’argent85. » Peu après, Collier écrit, toujours d’après le témoignage de Davin : « Il y avait un gars, Fred Tunstall… C’était un vrai dandy. Je me souviens de son manteau de style Norfolk avec quatre-vingt-deux plis dans le dos. Quand il s’asseyait au piano il se courbait en avant, son dos faisait une petite bosse et les plis de son manteau s’ouvraient avec grâce. Les pianistes commençaient par s’asseoir devant le clavier, attendaient que le public fasse silence et plaquaient un accord, le faisant résonner longuement avec la pédale. Alors ils parcouraient le clavier du haut en bas faisant des traits – gamme ou arpèges – ou s’ils étaient vraiment bons pianistes, jouaient toute une série de modulations, comme si ça leur venait tout naturellement sous les doigts, l’air de rien”86… »

C’est à New York au début des années vingt que ces pianistes trouvent des terrains de jeux à leur mesure au travers des cutting sessions (duels pianistiques dont le principe est simple : un seul piano et plusieurs pianistes, le meilleur l’emporte !) et des rent parties. Les rent parties sont liées à un phénomène social et urbain. Dans le Harlem de ces années, de nombreuses familles ont des difficultés financières et organisent dans leur appartement des rent parties au cours desquelles, pour un prix modique, des personnes invitées peuvent déguster des ailes de poulet frit, des pieds de porc et danser ou discuter sur fond de piano stride. Parfois, plusieurs pianistes peuvent être conviés à jouer, il s’ensuit alors des joutes pianistiques.

Malgré les différences indéniables – pays, couleur de peau, milieu social, genre musical – entre les salons parisiens romantiques et ces rent parties, on peut cependant discerner quelques points communs. D’abord, les échanges musicaux se font dans un cadre privé et urbain, les invités peuvent danser ou écouter de la musique, ils peuvent boire et prendre une collation ; ensuite ces rencontres conduisent à une forme d’émulation, les pianistes qui y participent deviennent des concurrents. Ces pianistes de New York, même s’ils ne sont pas, pour la plupart, des pianistes de la tradition savante, se distinguent des autres pianistes du pays. Selon Collier donc, on rencontre les pianistes de stride qui utilisent les principes

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Ibid., p. 223.

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harmoniques « classiques » ainsi que les formes de musique instrumentale et vocale ou de musique de danse : ils les ont recueillies en écoutant les pièces de ragtime de Joplin et de ses pairs – en plus de certains, comme Johnson, Willie « The Lion » Smith ou « Fats » Waller, qui écoutent et pratiquent la musique savante européenne. Et, d’un autre côté, les pianistes qui pratiquent surtout le blues, qui n’accordent qu’un intérêt assez rudimentaire à l’harmonie et à la forme, et qui utilisent le piano à la manière d’un instrument à percussion. Puis il ajoute : « On peut supposer que les pianistes stride comme Willie Smith et Johnson avaient entendu la musique classique bien avant d’entendre une seule note de musique de jazz ou même de musique de blues. Certains d’entre eux, nous l’avons vu, avaient même l’ambition de composer ou de jouer en suivant la tradition de la musique classique occidentale. Ils vinrent, certes, à la musique de jazz, mais après que cette musique eut pris forme87. » Willie Smith lui-même confirme : « Les pianistes de New York essayaient d’obtenir des effets orchestraux de leur instrument. Ils avaient assimilé les harmonies, les accords et la technique des concertistes européens88.» Dans le contexte musical du New York de W. Smith, les pianistes de stride sont, contrairement aux pianistes de ragtime et de jazz du reste du pays, baignés dans une ambiance musicale sophistiquée proche des rythmes de Broadway.

D’ailleurs, James P. Johnson raconte, à ceux qui l’interrogent, que le reste du pays est en retard sur New York du point de vue pianistique : « Le piano à New York s’inspirait de la méthode, du style et du système d’apprentissage européen. Le joueur de ragtime devait s’y adapter. Non pas à cause du haut niveau de piano que cela entraînait, mais à cause de l’obligation d’innover. Les pianistes de New York s’affrontaient sans cesse au cours des cutting sessions dues à la concentration élevée de pianistes sur un territoire restreint, ce qui n’était pas le cas dans le reste du pays89. » Il ajoute un peu plus loin : « Le nombre de pianistes avait atteint une masse critique et la tension allait s’accentuant, toujours selon les critères pianistiques de la

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Ibid., p. 234.

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[Traduction] New York pianists tried to get an orchestralike effect with their instruments. They assimilated some of the harmonies, chords, and techniques of the European concert pianists. THE LION SMITH (Willie) with HOEFER (George), Music on My Mind, The memoirs of an American

pianist, by MacGibbon & Kee Ltd, Printed in Great Britain, Ebenezer Baylis & Son Ltd, The

Trinity Press, Worcester, and London, First published 1965, p. 85.

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[Traduction] “New York piano was developed by the European method, system and style. The ragtime player had to live up to the standard” [quoted in the booklet accompanying the Time-Life boxed set of Johnson recordings]. Not only were the performance standards high, but there was a constant pressure for innovation. The New York pianists competed vigorously with each other in nightly “cutting-sessions,” constantly raising the stakes on each other in a way not possible where pianists were dispersed widely over a geographical area such as the Midwest. LESTER (James),

Too Marvelous For Words, The life & Genius of Art Tatum, Oxford university Press, Great

tradition savante européenne. Il y avait de nouveaux duels à chaque rencontre, toutes les semaines et l’improvisation devint la norme90. »

Le lecteur du XXIe siècle a de quoi s’étonner : au début du siècle précédent, des Noirs de Harlem peuvent avoir une manière de vivre proche de celle de la bourgeoisie européenne et partager avec les blancs le goût pour les chansonnettes romantiques à la mode, savoir lire plus ou moins bien la musique, apprendre le piano et avoir des habitudes vestimentaires dignes d’aristocrates, enfin avoir une connaissance et une culture musicale approfondies des œuvres savantes européennes afin de pouvoir innover dans leur style d’improvisation ! À l’époque de l’enfance de Johnson, le piano est une réalité quotidienne pour la plupart des foyers : il est une preuve de réussite, une source d’inspiration et de divertissement. Les enfants bénéficient d’une éducation musicale de base à l’école et approfondissent celle-ci dans le privé. Le phonographe en est à ses balbutiements et la radio n’existe pas encore. Les partitions sont pratiquement l’unique source de musique, avec les rouleaux des pianos mécaniques, et les pianistes jouissent par conséquent d’un immense prestige dans la communauté noire, à l’image des ménestrels du Moyen Âge. Ces pianistes – ticklers – étaient surnommés « professeurs » par leurs auditeurs : « […] ils ne se contentaient pas seulement de jouer des morceaux populaires mais ils étaient également capables d’accompagner des chanteurs, les artistes de passage ainsi que leurs propres compositions91 ». D’ailleurs, Joel Vance explique que les dix-sept premières années du vingtième siècle marquent la fin de cette atmosphère musicale où la plupart des airs sont emprunts de sensibilité à l’eau de rose, où la passion et la performance individuelle ne trouvent pas leur place. Les thèmes de ces chansons évoluaient entre innocence et promesses de bonheur comme le confirment les titres suivants, Those Wedding Bells Shall Not Ring Out ! ou Come

Down, Come Down, My Evening Star. Les créateurs de ces « guimauves »

possédaient pourtant un sens profond de la mélodie, des habitudes de composition issues de la tradition européenne de la musique savante, un bagage technique sérieux et nourrissaient l’espoir qu’un interprète d’un jour reprendrait l’une de leurs œuvres. Ces chansons ne devaient leur succès qu’aux chanteurs qui les interprétaient sur scène, avant leur diffusion par le public de bouche à oreille, de ville en ville. Ainsi

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[Traduction] Pianists had reached a critical mass in New York and the heat went up considerably, but always controlled by those European standards of discipline and mastery. The pressure was on to come up with new tricks every week, in every encounter, and improvising became the norm. Ibid., p. 120 et 121.

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[Traduction] Ticklers had to be able not only to play the popular tunes of the day but to provide accompaniment to visiting singers or resident vocal entertainers in the saloons, as well as demonstrate their own showpieces. VANCE (Joel), Fats Waller, His Life and Times, by Robson Books LTD, 28 Poland Street, London, Great Britain, Copyright, 1979, p. 31.

cette musique se répandait-elle dans les établissements noirs et blancs de Harlem où elle côtoyait des airs d’opérette. Et les pianistes devaient connaître tous ces airs s’ils voulaient travailler. Ainsi les ticklers savaient jouer les mélodies à la mode, accompagner les chanteurs et chanter leurs propres morceaux. Certains, au niveau technique insuffisant, les simplifiaient, mais la plupart, dont Johnson et Smith étaient capables de les interpréter brillamment.

Les pianistes de stride qui ont marqué leur époque sont relativement peu nombreux. Parmi eux, on compte Luckey Roberts et Eubie Blake qui jettent un pont entre le ragtime et le stride, ou l’étonnant autodidacte Donald Lambert. Mais trois noms surtout retiennent l’attention : James P. Johnson, Willie the « Lion » Smith et Thomas « Fats » Waller.

I.2.2.2- Trois grands noms du stride en quête de