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l’autre improvisateur : le pianiste romantique

I. 2.2.3- Un autre pianiste de stride : Donald Lambert

Comme nous avons pu le constater, les musicologues spécialisés dans le jazz reconnaissent tous que James P. Johnson, Willie « The lion » Smith et Thomas

201

DUFETEL (Nicolas) et HAINE (Malou), direction scientifique, Franz Liszt Un Saltimbanque en

Province, Collection Perpetuum Mobile, Éditions Symétrie, 2007, p. 2.

202 Ibid., p. 27. 203 Ibid., p. 176. 204 Musicologue belge né en 1920. 205 Ibid., p. 126.

« Fats » Waller sont les pianistes marquants de ce que l’on appelle le style stride. Sans doute car ils sont les plus connus et reconnus sur le plan médiatique. Mais d’autres pianistes, leurs contemporains, sans être véritablement tombés dans l’oubli, sont beaucoup moins connus : ils se cantonnent à jouer dans les mêmes endroits et ne cherchent pas leur part de reconnaissance en s’expatriant ou en faisant le siège des radios et maisons de disque. Ou peut-être également, parce que les sources les concernant sont relativement peu abondantes (certaines nous ont-elles échappées ?) Quoi qu’il en soit, avant de refermer ce chapitre sur le stride il nous parait utile de mentionner quelques œuvres de l’un d’entre eux, après avoir donné un bref aperçu de sa biographie (trop peu fournie hélas) : Donald Lambert.

Aucune biographie, à notre connaissance, ne lui est exclusivement consacrée. Dans l’ouvrage206 évoquant les 88 pianistes qui ont marqué le jazz, son nom ne figure même pas. Dans le chapitre consacré au stride, seuls les trois pianistes dont nous avons abondamment parlé sont mentionnés. Nous sommes dans l’attente de la réédition d’un ouvrage qui, même s’il n’est pas consacré à lui seul, devrait fournir un certain nombre d’éléments biographiques. Voici, en l’état actuel de nos recherches, ce que nous pouvons avancer.

Il est né en 1904 à Princeton dans le New Jersey et mort en 1962. Il semble qu’il ait appris le piano avec sa mère et qu’il ne sache pas lire la musique. Cependant c’est un pianiste doté d’une redoutable technique au point de provoquer Art Tatum dans un cutting contest. Il ne s’est jamais éloigné d’Harlem et finit sa vie en jouant toujours dans le même bar à Orange dans le New Jersey. Il est capable d’improviser dans toutes les tonalités et son jeu de main gauche est époustouflant, selon plusieurs témoignages. Pour ce qui nous intéresse, il aime par-dessus tout s’approprier des pièces de musique savante et improviser à partir d’elles. Rappelons ici le témoigange de Willy Smith : « Un autre homme ayant un répertoire classique était Donald Lambert, originaire du New Jersey et décédé en mai 1962. Don était de sept ans plus jeune que moi et arrivait de Princeton. Sa plus fameuse interprétation du répertoire classique était celle de la Sonate Au clair de lune de Beethoven qu’il joua pendant plusieurs années dans le salon-bar du Wallace dans la ville d’Orange, New Jersey. » Nous n’avons trouvé aucune trace d’enregistrement de cette interprétation, en revanche, il existe un enregistrement de 1941 pour le Label Bluebird dans lequel Lambert improvise sur Tannhäuser de Richard Wagner (Pilgrim’s Chorus207), sur le sextette de Lucia Di Lammermoor208 de Donizetti, sur

206

DOERSCHUK (Robert L.), 88 The Giants of Jazz Piano, Published by Backbeat Books, 600 Harrison Street, San Francisco, 2001.

207

la Danse d’Anitra209 tirée de Peer Gynt de Grieg (Anita’s Dance) et sur l’Élégie210 de Jules Massenet (Elegie). Il s’agit là d’un ensemble de morceaux dont le caractère romantique est indéniable, avec deux extraits d’opéra. Il faut constater qu’à l’instar de Thomas « Fats » Waller, Donald Lambert donne également sa version du sextette de Lucia Di Lammermoor de Donizetti.

Sur la plage 07 du disque STRIDE PIANO (various artists211) on peut écouter

Anitra’s Dance. La pièce originale intitulée La Danse d’Anitra est tirée du drame

poétique Peer Gynt op. 46 n°.3 dont le texte a été écrit par Henrik Ibsen et la musique, pour orchestre symphonique, composée par Edvard Grieg. Cette œuvre a été créée à Christiania en 1876. Elle est de structure binaire (A/BA) avec reprise de chacune des parties, à 3/4, sur un tempo de Mazurka en La mineur.

Comme « Fats » Waller, Donald Lambert s’approprie cette pièce romantique en la paraphrasant. En aucun cas il n’investit la structure harmonique d’un thème préalablement exposé pour créer une improvisation qui soit une musique totalement nouvelle sans rapport avec le thème. En ce sens, il s’inscrit dans la continuité de Morton et des pianistes de stride qui le précèdent. À la différence des paraphrases de Waller, il choisit clairement d’exposer le thème (avec exactement 6 mesures d’introduction comme l’original), de la partie A. En revanche, s’il conserve le 3/4 initial, il abandonne la tonalité de la mineur pour celle beaucoup plus éloignée de mi bémol mineur. C’est alors que le 3/4 (tempo d’environ 100 à la noire) laisse place, après la cadence parfaite terminant la partie A, à un 4/4 approchant les 300 à la noire. Un tempo que seuls Art Tatum et les boppeurs imposeront par la suite. L’improvisation qui suit se déroule dans le contexte du stride, avec une précision technique extraordinaire des deux mains. L’ensemble donne une impression de virtuosité proche de celle de Tatum. À la main droite (jouée dans le registre aigu du clavier), Lambert semble paraphraser essentiellement les éléments de la partie A alors qu’à la main gauche, si l’idiome du stride paraît immuable, il s’interrompt pour un motif librement inspiré d’un motif imitatif de la partie B situé à environ 5 mesures du début. La coda se présente sous la forme d’une réexposition très libre et limitée (8 mesures) des éléments de la partie A, à trois temps ainsi qu’au tempo initial.

Concernant les exemples suivants, nos sources enregistrées ne peuvent être considérées comme utilisables puisque nous les avons trouvées sur internet et que

208 https://www.youtube.com/watch?v=KFmUwd9dWF4 209 https://www.youtube.com/watch?v=ZJshO2ozaKA 210

Non trouvé, même sur internet.

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depuis, certaines semblent avoir disparu (c’est le cas d’Elegie par exemple), néanmoins le lecteur peut essayer, le cas échéant, d’effectuer les recherches nécessaires afin d’écouter ces morceaux. Nous n’avons pas pu nous procurer – pour l’instant – les enregistrements Bluebird cités plus haut. Nous les avons cependant écoutés et pouvons en tirerquelques conclusions intéressantes :

I.2.2.3.1- Élégie.

D’après Élégie, Romance sur un poème de Louis Gallet et une musique de Jules Massenet, jouée pour la première fois en 1875. Cette courte mélodie de 26 mesures est remarquable par le romantisme qui s’en dégage. Son tempo est lent et son caractère triste. La mesure est marquée à 4/4 et sa structure en A/A/B/A/C.

Donald Lambert la joue en mi bémol mineur à 4/4. Après une introduction, commence l’exposition de la partie A de la mélodie (avec reprise), en accords aux deux mains, sur un tempo proche de l’original puis Lambert se lance dans le stride sur un tempo très rapide. Il semble uniquement utiliser la partie A qu’il paraphrase dans l’aigu en utilisant des arpèges et des tierces à la main droite, la main gauche n’abandonnant jamais le stride. Entre les retours réguliers de cette partie A paraphrasée, Lambert insère des parties libres. Il termine par une coda au tempo lent très émancipée des éléments thématiques du morceau original. L’accord final qui se disperse sous forme d’arpèges est un mi bémol majeur avec sixte ajoutée (alors que l’accord final de l’original est un accord parfait mineur sans sixte ajoutée).

I.2.2.3.2- Sextet.

D’après le sextuor avec chœur de l’acte deux de l’opéra Lucia di

Lammermoor de Gaetano Donizetti. Comme Waller, Lambert nous en donne sa

version.

Encore une fois Lambert choisit la tonalité de mi bémol majeur et abandonne le 3/4 original pour le 4/4 nécessaire à l’idiome du stride. Il n’utilise que la partie A qu’il expose sur un tempo relativement lent en accords à la main droite, la main gauche venant la renforcer d’une manière plus ou moins harmonique. Naturellement après cette exposition, commence le stride sur un tempo très élevé alors que la main droite paraphrase la partie A. Tout cela se termine sur une coda au cours de laquelle le tempo ralentit progressivement.

I.2.2.3.3- Pilgrim’s Chorus.

D’après l’ouverture de l’opéra Tannhäuser de Richard Wagner, donné pour la première fois à Dresde en 1845. Cette ouverture se présente sous la forme de variations à partir d’un thème en trois parties (A [16 mes.]/B [16]/C [5]) dans un tempo lent à 3 temps en mi majeur. La musique de Wagner est l’archétype du romantisme germanique et il peut paraître étonnant qu’un pianiste noir puisse être intéressé par les chromatismes caractéristiques de ses mélodies.

Lambert aime les tonalités éloignées, surtout dans les bémols, comme Chopin. Pour cette appropriation wagnérienne, il a choisi ré bémol majeur. Après une exposition de A sur un tempo rubato, il utilise le même procédé, le stride sur un tempo extrêmement rapide. Seule différence, le stride succède immédiatement au thème de l’ouverture (B et C) complètement paraphrasée. Cette paraphrase, dont les harmonies suivent d’assez près les harmonies originales, se poursuit alors tout au long du morceau avec les mêmes procédés techniques, arpèges et tierces véloces sur une main gauche immuable. Tout cela s’arrête abruptement sans coda remarquable.

En définitive, dans la « jazzification » d’airs d’opéra ou d’extraits d’origine savante, Donald Lambert s’éloigne beaucoup moins des thèmes originaux que Thomas « Fats » Waller. Ce dernier, entre certains motifs paraphrasés, nous emmène ailleurs. Lambert utilise davantage de procédés systématiques. En effet, il expose toujours le thème, ou la partie de thème choisie, de manière lente parfois rubato puis déclenche l’idiome du stride sur un tempo incroyablement rapide. La main droite se déploie alors en arpèges et tierces paraphrasant des éléments signifiants de thème.

Pour conclure, de la période du ragtime jusqu’aux années trente, les pianistes – pour des raisons liées aux possibilités de l’instrument lui-même – sont pratiquement les seuls à exposer des capacités virtuoses solistes. Même s’ils jouent de plus en plus souvent dans des formations, répondant en cela aux exigences d’un public qui vient, non pour les écouter véritablement mais pour danser ou pour profiter d’une « ambiance » dans des salles toujours plus vastes, ils restent attachés à l’exercice du solo. C’est dans cet exercice, et dans des espaces restreints, qu’ils peuvent faire pleinement entendre leurs compétences en matière de piano orchestral. Le stride, évolution naturelle du ragtime, vient certainement de la pratique de la musique savante par les premiers pianistes noirs. Le concept d’une basse alternée avec un accord ramassé dans le médium du clavier est très fréquent chez les pianistes romantiques ; cela a été chez Chopin un moyen d’éviter la répétition d’accords comme Charles Rosen nous l’explique : « Grâce à son oreille exceptionnelle, Chopin a su éviter cette affreuse répétition d’accords épais à la basse qui défigure fréquemment les œuvres de Mendelssohn, Weber, Hummel et même

Field. […] Même dans ses œuvres de jeunesse, où l’on en trouve encore, Chopin ne manque jamais d’atténuer ce genre de texture en ajoutant une note de basse sous les accords répétés. Cet espacement aère l’écriture instrumentale et permet à l’harmonie de résonner sur le fondamental de la basse212. » On trouvera ce type d’alternance entre basse et accords dans de nombreuses œuvres du compositeur polonais, le plus fréquemment dans les Études op. 25 n° 4 et 9, certains nocturnes et les valses. Bien entendu, et de manière concomitante, l’apport du blues va irriguer ce que vont être les premières improvisations, en particulier à partir de Jelly Roll Morton. Malgré cela, il existe une réelle connaissance de la musique savante en général et romantique en particulier chez ces premiers pianistes improvisateurs. La pratique de la paraphrase en est la preuve : nous y reviendrons plus profondément dans la partie consacrée à Art Tatum. La paraphrase est extrêmement populaire au XIXe siècle particulièrement dans le domaine de l’opéra. Très apprécié parmi toutes les couches sociales de la population, l’opéra donne la possibilité à un pianiste seul de faire entendre des airs célèbres, habituellement accompagnés par un orchestre symphonique, ce qui est également le cas en Europe ; l’essor du piano s’en est trouvé conforté. Dès lors, n’est-il pas naturel, surtout si l’on s’est familiarisé avec les paraphrases de Liszt, d’élaborer des variations improvisées à partir d’éléments opératiques. En cela, les premiers pianistes improvisateurs de l’aire du jazz sont les continuateurs d’une tradition dont Liszt, déjà enfant, est à l’origine, comme le souligne Malou Haine : « Ce qui fascine avant tout le public et les critiques, ce sont les improvisations réalisées par l’enfant. Il n’est pas une de ses prestations qui ne se termine par des improvisations, soit sur des thèmes choisis par l’assemblée, soit sur des thèmes d’opéras récemment entendus sur les théâtres dans lesquels ont lieu les concerts de Liszt, soit sur des airs chantés par les artistes inscrits au même programme que lui, soit encore sur des airs populaires213. » Une tradition que Liszt perpétue également à l’âge adulte.

Ainsi, de Jelly Roll Morton – qui y attache énormément d’importance – à la plupart des grands pianistes de stride, on découvre des appropriations d’extraits célèbres d’opéras, essentiellement romantiques. Cette particularité, également considérée comme procédé de « jazzification », entre autre par Gunther Schuller, ne relève pratiquement que du premier jazz (la « jazzification » sera pratiquée par la suite, mais de manière quasi-anecdotique dans l’histoire générale du jazz) , certainement à cause de la proximité avec le XIXe siècle et plus précisément avec la

212

ROSEN (Charles), La génération romantique, Chopin, Liszt et leurs contemporains, Éditions Gallimard pour la traduction, 2002, p. 491.

213

DUFETEL (Nicolas) et HAINE (Malou), direction scientifique, Franz Liszt Un Saltimbanque en

pratique imposée par Franz Liszt qui, tout en fuyant la popularité, ne pouvait y échapper : « Pour séduire le public de son temps, il faut un langage musical pas trop complexe qui offre des charmes très extérieurs. L’opéra règne, et l’on flatte le public en jouant des fantaisies sur des thèmes d’opéras à la mode. Incapable de concilier ces deux aspirations contradictoires, Liszt interrompt à plusieurs reprises sa carrière de virtuose214. » Dans tout le pays d’ailleurs : « Ce qui plaît tout autant à Bourges qu’à Paris, ce sont des fantaisies sur des thèmes d’opéras ou d’autres airs à la mode215. » Même les improvisations sur des thèmes donnés par le public nous ramènent à l’opéra comme l’indique la liste suivante (remarquons au passage que Liszt connaît parfaitement les thèmes populaires des pays où il joue) : « 1. chœur et duo du 4e acte des Huguenots de Meyerbeer ; 2. Un duo de Guillaume Tell de Rossini ; 3. « Chant d’hyménée de nos campagnes » (non identifié) ; 4. Un air chinois216. » Et, naturellement, le défi du piano solo face à l’orchestre, n’exclut pas, en arrière-pensée, la recherche de popularité : « Mais il [Liszt] cherche à toucher le grand public : celui-ci mesure la qualité de l’interprète à sa virtuosité et se laisse impressionner par un homme qui peut faire, sur son instrument, autant de bruit qu’un orchestre entier ! C’est pourquoi le programme donne la préférence aux transcriptions d’opéras célèbres, fort à la mode, qui ont le mérite de ne pas exiger de l’auditeur un très gros effort intellectuel217. »

Liszt qui a fortement contribué à l’essor des concerts publics se doit de jouer une musique populaire, même si son aspiration intérieure est tout autre ; ainsi en sera-t-il également pour les pianistes de stride américain.