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On sait très peu de choses sur l’enfance du pianiste noir-américain quasiment aveugle Art Tatum (1909-1956). Tatum est né le 13 octobre 1909 à Toledo dans l’Ohio. Selon presque tous les témoignages, les Tatum étaient une famille sérieuse et croyante attachée aux valeurs morales. Arline (la sœur d’Art) se souvient de l’interview qu’elle avait donnée à Whitney Balliett63 du New Yorker’s en ces termes : « [Mon père] jouait du piano et il adorait la guimbarde. Ma mère jouait du

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[Traduction] There are currently several concert pianists (for example, Steven Mayer) who pay their respects to Tatum by frequently playing transcriptions of his recordings in their programs, along with the standard classical piano repertoire. Ibid., p. 4.

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Nous n’avons pas pu trouver sa date de naissance, néanmoins Steven Mayer est un pianiste contemporain actif.

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piano également, et un peu du violon, et parfois ils jouaient ensemble64. » Toujours selon Arline, il est à peu près certain que la découverte de la musique par Art se fit par l’intermédiaire de la musique religieuse65. Il n’aimait pas que l’on se focalise sur son handicap, et si on l’interrogeait à ce sujet, il inventait souvent une histoire. D’une façon ou d’une autre, l’argent fut trouvé pour une série d’opérations qui pouvaient lui permettre de voir un peu mieux. Vers l’âge de onze ans il était au moins capable de distinguer les choses proches et face à lui, ainsi que les couleurs.

Son extrême discrétion et sa personnalité secrète expliquent peut-être le mystère de son incroyable virtuosité pianistique, pour James Lester : « Art Tatum a toujours été très secret sur sa vie privée et son passé, il se trouve que même ceux qui le connaissaient bien ne surent jamais grand-chose à ce sujet, Tatum les décourageant d’aborder la question dans une discussion. […] Néanmoins il est certain que la musique offrit à Art davantage que le plaisir de jouer, elle lui donna littéralement le goût de l’existence66. » D’ailleurs Teddy Wilson, qui est très proche de lui ne sait pas grand-chose non plus à ce sujet : « Il est l’un de ces pianistes dont on ne peut pas retracer les origines. Évidemment Earl Hines a été influencé par Armstrong… Mais je n’ai jamais pu percevoir précisément l’influence subie par Tatum, comment et où a-t-il pu évoluer de cette manière à Toledo dans l’Ohio67 ? ». Ce goût pour le mystère de l’origine de sa virtuosité est également souligné par James Lincoln Collier qui écrit : « Par l’influence qu’Art Tatum a exercée sur Hawkins, Parker et les autres musiciens de jazz, il a poussé les artistes à explorer d’une façon beaucoup plus complète et plus approfondie les harmonies. Son influence sur la musique a été incalculable. Malheureusement, on ne possède que très peu d’informations sur la vie de Tatum, surtout sur son enfance et sa prime jeunesse, et celles que nous possédons sont souvent contradictoires68. »

Ce qui ressort du peu de déclarations dont nous disposons sur l’apprentissage musical d’Art c’est qu’à l’origine, il est doté d’une mémoire extraordinaire et

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[Traduction] Arline also reported this when the New Yorker’s Whitney Balliett interviewed her: “[My father] played the piano and he loved the harp – the Jew’s harp. My mother played piano, too, and a little violin, and sometimes they’d have a session together. Ibid., p. 14.

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[Traduction] it seems pretty certain that Art’s first exposure to music was to church music. Ibid., p. 19.

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[Traduction] Art Tatum never talked about his personal life or his past. One gets the impression that somehow Art actively discouraged any discussion of his past or his personal life. […] Music gave Art more than musical pleasure; it literally held his life together. Ibid., p. 31.

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[Traduction] Years later Wilson said, “He is the one musician whose origin you cannot trace. Obviously Earl Hines was influenced by Louis Armstrong... but I’ve never been able to trace the influence in Tatum – where and how he evolved that way of playing in Toledo, Ohio” Ibid., p. 57.

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COLLIER (James Lincoln), L’aventure du jazz, Du swing à nos jours, traduit de l’américain par Yvonne et Maurice Cullaz, Albin Michel, 1981, p. 143.

qu’après avoir, peut-être, commencé le violon il se révèle être très rapidement un prodige du piano69. D’après Lester, depuis son plus jeune âge, Tatum a été clairement un phénomène musical, sensible et réactif au monde des sons, ainsi qu’à la musique. Dès le début il a voulu jouer mieux que quiconque, il s’était fixé les objectifs les plus hauts et il était enclin à tout faire pour les réaliser, surpassant un handicap qui ne fut jamais véritablement gênant tant sa volonté paraissait d’acier. Il avait une extraordinaire mémoire et avait dû mémoriser des phrases musicales dès la petite enfance. À l’époque où Lester écrivait son ouvrage, il n’existait plus aucun témoin vivant pour le renseigner au sujet de l’émergence du talent musical de Tatum. Toujours d’après Lester et un ouvrage qu’il prend pour référence, Tatum aurait commencé le violon à treize ans avant de se mettre au piano l’année suivante… Cet âge relativement tardif semble être confirmé par Tatum lui-même au cours d’une des rares fois où il estapparu à la télévision en 1955 : « J’ai commencé à l’âge de douze ou treize ans. J’étais vraiment nul au violon d’ailleurs… J’ai étudié le violon pendant deux ans, puis le piano pendant quatre jours, au bout de ce laps de temps, j’étais devenu bien meilleur pianiste que violoniste70… » Cependant et de manière contradictoire, sa sœur Arline affirme qu’il a commencé à montrer son intérêt pour le piano dès l’âge de trois ans et qu’à six ans il justifiait déjà d’un talent extraordinaire. Dans l’ouvrage Genius in Retrospect, Rex Stewart71 relate une anecdote selon laquelle Tatum, âgé alors de trois ans, aurait, après avoir assisté à un office religieux, été surpris par sa mère à rejouer au piano, dans le salon familial, l’hymne que l’assemblée avait auparavant chanté en chœur.

Il est très difficile de savoir s’il a commencé vers l’âge de douze ans ou plutôt à trois ans comme sa sœur semble l’affirmer. Néanmoins des déclarations d’enfants qui le connaissent paraissent attester les dires de sa sœur. Russell McCown, un ami d’enfance d’Art Tatum raconte qu’un soir ses parents étaient rentrés de la messe en parlant d’un enfant aveugle de cinq ans qui jouait du piano : « C’était Art. Il pouvait rejouer tout ce qu’il entendait. D’ailleurs il en fit son

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Citation 11 dans son intégralité et traduction en annexe des citations.

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[Traduction] One reference work [Miller] asserts that Tatum “began his musical activities on the violin at the age thirteen, but a year later switched to piano…,” and that relatively late age seemed to be confirmed even by Tatum himself, in one of his rare public statements; late in his career Art appeared on the Steve Allen television show [1955], and the following exchange took place: “I started when I was about 12 or 13, I guess. I started on the violin first. I was very poor [on the violin], incidentally… I studied violin for about two years, and I studied piano for about four days, and I was a much better pianist in four days…” LESTER (James), Too Marvelous For Words,

The life & Genius of Art Tatum, Oxford university Press, Great Britain, 1994, p. 33 et 34.

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métier72. » Un autre camarade, Steve Taylor le décrit à l’époque : « Il avait une oreille extraordinaire, il était capable de reproduire au piano des sons émis par des animaux, des bruits naturels tel que le tonnerre mais également le bruit des automobiles ou des avions73. » Ainsi, ses capacités auditives sont-elles exceptionnelles, sa sœur Arline nous en donne un exemple : « Art pouvait être endormi dans sa chambre, si je faisais une fausse note pendant que je travaillais mon piano, il se réveillait en sursaut pour me le faire remarquer74. »

Très vite Art ne se contente pas seulement de reproduire ce qu’il entend mais se lance dans un apprentissage musical dont l’aboutissement va être cette virtuosité ahurissante et insolente. Nombreux sont ceux qui se sont interrogés au sujet de cette phase de maturation dans la vie du pianiste. Quelles étapes ont jalonné l’apprentissage pianistique de Tatum, combien de temps y-a-t-il consacré afin de parvenir à un tel résultat ? Comment a-t-il acquis une technique telle que ses mains volaient littéralement au dessus du clavier et que tant de virtuoses concertistes se précipitaient pour l’écouter ? D’où lui sont venues les innovations techniques et harmoniques qui fleurissaient dans son jeu ? Quelle ambition le motivait ? Autant d’interrogations qui conduisent James Lester à écrire : « Le fait que la plupart des personnes de son entourage ait affirmé que cette réussite n’était que la manifestation de son propre génie ne reflète, sans doute, qu’une part de la vérité. Si son talent a fleuri sur le terreau mystérieux qui conduit aux grandes destinés, il n’en reste pas moins que la musique était le centre de son existence75. »

En fait, le secret de ce geste pianistique virtuose hors du commun réside sans doute dans l’enseignement qu’un professeur de piano dénommé Overton G. Rainey lui a dispensé. Quelle place a donc tenu ce singulier professeur dans l’apprentissage pianistique de Tatum ? Dans l’ouvrage de Lester76, il est évoqué le nom de Bill

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[Traduction] “My earliest recollection of Art Tatum, my folks returned from a concert at the church one night, there were talking about this little five-year-old blind boy playing the piano. I found out his name was Art Tatum. He could play anything he heard – and then he’d play it his way.” Ibid., p. 36.

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[Traduction] And another childhood friend, Steve Taylor, reported: “His hear was so acute, until if he would hear a bumblebee he could reproduce that sound on the piano. Even an airplane flying in the air – I heard him do that! If there was thunder and lightning outside, he could reproduce the thunder on the piano. He came to our church sometimes, played there, some hymns, then we’d have a little demonstration, how he could reproduce these sounds and all that sort of thing.” Ibid., p. 36.

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[Traduction] Arline “Art could be sound asleep in his room, but if I a wrong note he was up and bellowing at me.” Ibid., p. 37.

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[Traduction] Most people I asked about this could only say that it looked like his achievements were entirely his own, and that in fact may be the nub of the truth. To a large degree he simply flowered, and in his flowering he became focused in a way that most people can hardly understand. Almost all of his life experiences had music at their center. Ibid., p. 40.

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Cummerow, un autre pianiste noir et aveugle qui avait pris des leçons avec Rainey cinq ou six ans après Art Tatum. Cummerow assure que Rainey ne savait absolument pas improviser et qu’il décourageait tout intérêt pour le jazz de la part de ses élèves. Il se souvient que Rainey était très impressionné par les dons exceptionnels d’Art et qu’il envisageait pour lui une carrière de concertiste « classique ». Il fut très déçu de le voir se tourner vers le jazz. Voyant Bill Cummerow taper du pied en jouant, il le rabrouait, estimant que c’était cette habitude malheureuse qui aurait conduit Art à se mettre à la musique de jazz. D’après Lester, Bernice Lawson, un professeur de piano qui fit la connaissance d'Art beaucoup plus tard à Los Angeles, l'entendit souvent dire que Rainey avait eu une influence majeure sur son jeu. Une autre source indique le dépit de Rainey quand il apprend l’orientation définitive qu’Art imprime à sa carrière : « Le jeune pianiste se destina au jazz malgré les tentatives de Rainey de le diriger vers une carrière classique77. » Ainsi Rainey aurait-il voulu que son élève aveugle se destine à une carrière de concertiste. Il semblerait donc que le secret de la technique pianistique de Tatum soit à chercher entre le moment où Art rejouait la mélodie des hymnes religieux et sa sortie du Conservatoire de Toledo, soit entre l’âge de six à seize ans, période pendant laquelle Art Tatum construisit pas à pas tous les éléments de sa formidable technique. Vers la fin de cette période il avait une maîtrise du clavier qu'il aurait pu difficilement améliorer, une maîtrise que le concertiste américain, Steven Mayer, spécialiste de Liszt, considérait comme égale à celle des plus grands pianistes du XIXème siècle, comme l’écrit Lester : « Mayer établit des similitudes entre Josef Hoffmann78 et Art Tatum79. »

La jeunesse de Tatum est obscure et le fait de ne pas lui avoir connu d’autre professeur que Rainey peut paraître étrange ; cependant il y a un précédent dans l’histoire des virtuoses, Anton Rubinstein, semble n’avoir eu que deux professeurs : sa mère et une autre personne qui nous demeure inconnue. Il est important de constater que Steven Mayer, concertiste spécialiste de Franz Liszt, rappelons-le, établisse un rapprochement direct entre la virtuosité pianistique du XIXe siècle et les

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[Traduction] Despite Rainey’s attempts to steer Tatum toward a classical career, the young pianist was already dedicated to jazz. DOERSCHUK (Robert L.), 88 The Giants of Jazz Piano, Published by Backbeat Books, 600 Harrison Street, San Francisco, USA, 2001, p. 61.

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Grand virtuose et compositeur d’origine polonaise naturalisé américain, né en 1876 et décédé en 1957, considéré comme un enfant prodige, avait l’habitude vers l’âge de dix ans à la fin de ses concerts, de faire sensation en improvisant, à la manière des grands virtuoses du XIXe siècle, sur des thèmes proposés par le public.

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[Traduction]By the end of the period he had a command of the keyboard that he could hardly have improved on, a command that one concert performer (Steven Mayer) has said was the equal of the greatest pianists of the nineteenth century. Mayer particularly compares Tatum to the concert artist Joseph Hofmann. LESTER (James), Too Marvelous For Words, The life & Genius of

moyens techniques mis en œuvre par Tatum. Néanmoins cette part du volet de l’apprentissage pianistique d’Art Tatum est extrêmement obscure. Les différentes sources citent toutes Rainey comme seul professeur de Tatum, mais quid du professeur qu’il a eu au conservatoire de Toledo ? Nos sources ne nous permettent pas d’en savoir davantage, est-ce qu’entre autres, par exemple, Rainey était également professeur au conservatoire de Toledo ? Parmi les différentes sources citées, seul l’ouvrage de James Lester approfondit cette partie de la vie de Tatum mais il ne nous apporte aucun éclairage significatif à ce sujet : « Après un déménagement à Colombus en 1924, où il avait suivi des cours dans une institution pour aveugles, il revient en 1925 à Toledo où il entre au Conservatoire de Musique. Je n’ai trouvé aucun document attestant du temps qu’Art Tatum aurait passé dans cet établissement [certains disent deux ans]. Il semble à peu près certain qu’Art avait arrêté ses études au lycée dès 1927 et qu’à cette époque sa maîtrise du piano était telle qu’il pouvait en toute sérénité envisager une carrière de pianiste professionnel. […] À travers le jazz il pouvait construire cette carrière, l’improvisation demeurant une voie lui apportant l’assurance d’une réussite quasi certaine80. »

À l’occasion d’une émission de France Musique dont le sujet a été Art Tatum81, Louis Mazetier, pianiste français grand spécialiste du piano jazz stride, affirme que l’enseignement musical suivi par Tatum à Toledo l’a été en braille, Tatum étant considéré comme Legally Blind par les autorités. Ainsi le jeune Tatum doit-il utiliser une première fois ses doigts pour déchiffrer la partition et ensuite mémoriser ce qu’il a déchiffré afin de poser à nouveau ses doigts sur le clavier pour jouer. Louis Mazetier y voit l’origine de sa stupéfiante mémoire musicale. Une chose est certaine, c’est que l’obstination de Rainey à croire en Art Tatum permet à ce dernier de devenir un pianiste extraordinaire : « Très tôt, ses proches se rendirent compte de sa passion pour le piano, mais personne mis à part Rainey, ne pouvait imaginer qu’il deviendrait un pianiste virtuose de classe mondiale82. » Sa vie est

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[Traduction] In September of 1925, less than a year after starting in Columbus, the school records show that Art was no longer enrolled in the School for the Blind. He almost certainly returned to Toledo, and at some point (perhaps immediately) entered the Toledo School (or Conservatory) of Music, which no longer exists. I have found no records that would document how long he studied at the Conservatory (some say two years). It seems safe to guess that Art had stopped school by 1927 at the latest, whether he had finished high school or not. By this time he was already extraordinarily accomplished on the piano, and there seems to have been no question about the idea that he would at that point begin a career as a professional pianist. […] Within jazz he could improvise a career, make a career out of fast-changing musical developments. Ibid., p. 30.

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Lien internet de l’émission : http://www.francemusique.fr/emission/le-matin-des-musiciens-du-mardi/2012-2013/art-tatum-avec-louis-mazetier-03-19-2013-00-00

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[Traduction] His ability and his love of the piano were obvious to many people early in his life, although few other than Rainey could really assess that ability, or realize that this was a world-class musician. Ibid., p. 40.

ensuite dédiée toute entière au piano et au jeu virtuose et il ne se passe pas un jour sans qu’Art ne mette les doigts sur le clavier, le jour de sa mort mis à part : « Art s’assit dans son lit et bavarda avec ses amis, les pianistes jouèrent pour lui, l’un après l’autre, sur son nouveau Steinway-B [modèle à queue]. Pour la première fois de sa vie il ne joua pas83. »

Après cette très courte revue d’éléments biographiques au sujet d’Art Tatum, nous allons nous intéresser à sa technique absolument transcendante.