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l’autre improvisateur : le pianiste romantique

I. 1.1.4- Quand Chopin improvisait

Les témoignages de ceux quiont entendu et vu Chopin improviser appellent peu de commentaires mais ces souvenirs lointains doivent être gardés en mémoire pour la suite de notre réflexion. Fontana, l’ami de Chopin, déclare que, dès l’âge le plus tendre, il étonnait par la richesse de son improvisation, nourrie à des sources polonaises. Il le faisait avec beaucoup de retenue, sans étalage virtuose et les quelques privilégiés qui l’ont entendu improviser pendant des heures entières, remarquaient la nouveauté de sa musique. Tous s’accordaient pour dire que ses plus belles compositions n’étaient que le reflet et l’écho de ses improvisations : « Cette inspiration spontanée était comme un torrent intarissable de matières précieuses en ébullition10. » La princesse Marcelina Czartoryska11, sa compatriote, déclare qu’il ne se mettait rarement au piano dans un état d’esprit et un climat émotionnel semblable, en sorte qu’il lui arrivait rarement de jouer une composition comme la fois d’avant. C’est exactement ce qu’un autre témoin, Oscar Comettant, raconte en ces termes : « Entendre le même morceau joué deux fois par Chopin, c’était, pour ainsi dire, entendre deux morceaux différents12. » Jean-Jacques Eigeldinger rapporte de nombreux témoignages d’élèves et auditeurs qui mettent en relief le caractère

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EIGELDINGER (Jean-Jacques), Chopin âme des salons parisiens, 1830-1848, Librairie Arthème Fayard, 2013, p. 54. 9 Ibid., p. 65. 10 Ibid., p. 64. 11 Ibid., p. 79. 12 Ibid., p. 79.

impromptu du jeu de Chopin ; selon lui, il fut, avec Beethoven, le plus grand improvisateur du siècle au point que Fétis a pu écrire en rendant compte d’un concert inaugural à Paris : « il semble quelquefois entendre une improvisation plutôt que de la musique écrite13. »

Est-ce ce qui pousse Chopin à espacer et finalement cesser les concerts publics ? La seule circonstance documentée où Chopin improvise publiquement en France est un concert en province, à l’Hôtel-de-Ville de Tours, le 3 septembre 1833. Après diverses œuvres dont un concerto, le concert se termine par des improvisations au piano, sur des motifs donnés. D’après les témoins, « Le choix s’est fixé sur l’air écossais de la Dame Blanche, sur celui de l’or n’est qu’une

chimère de Robert-le-Diable, et l’air patriotique des Polonais. Après les avoir

formulés séparément, et longtemps suivis avec inquiétude, après les avoir fait passer dans toutes les intonations suggérées par son caprice, après en avoir effeuillé toutes les fleurs, il y a introduit deux mazurkas de sa composition ; puis les ayant modulées elles-mêmes en y entassant les plus étranges contradictions, il est rentré dans ses trois premiers thèmes qu’il a successivement reproduits en en faisant la final [sic] de cette improvisation où il s’est élevé à la plus grande hauteur14. » Jean-Jacques Eigeldinger précise que cette précieuse chronique d’un journaliste détaille les thèmes prétextes à un pot-pourri dans toutes les règles de l’art lyrique français (Boieldieu, Meyerbeer) alternant avec les ingrédients polonais du pianiste à la mode ; les deux Mazurkas ayant pu bien avoir été empruntées aux recueils op. 6 et 7, parus six mois plus tôt.

L’improvisation reste le moteur de sa composition : il la pratique devant un parterre réduit d’heureux élus qui en conservent un souvenir durable, car Chopin peut improviser sur les thèmes les plus inattendus comme le rapporte Jóseph Brzowski dont le témoignage est collecté dans l’ouvrage de Jean-Jaques Eigeldinger : « Quand les chants espagnols se turent, de vifs applaudissements, provoqués par un sincère enthousiasme, couvrirent la triomphante Mme Merlin. […] Le marquis, avec la complicité de ses invités, pria Chopin de répondre à un thème espagnol qu’on avait encore dans l’oreille. L’admirable improvisation du génial artiste fut donc le dernier maillon de ce somptueux collier artistement formé de

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EIGELDINGER (Jean-Jacques), L’univers musical de Chopin, Librairie Arthème Fayard, 2000, p. 124.

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EIGELDINGER (Jean-Jacques), Chopin âme des salons parisiens, 1830-1848, Librairie Arthème Fayard, 2013, p. 60.

talents musicaux, et donc l’épilogue d’une soirée pour moi inoubliable dans la maison du noble marquis15. »

À l’occasion de ces soirées dans les salons, il arrive que Chopin rencontre Liszt et tous deux s’adonnent alors au jeu de l’improvisation publique, au gré de leur humeur. Mais c’est à George Sand que l’on doit le plus de pages sur le Chopin intime, celui qui peut improviser sur un spectacle de marionnettes : « On passe de longues soirées au théâtre de marionnettes, pour lequel Chopin, meneur de jeu infatigable, adapte son improvisation suivant la pantomime des “acteurs”. La tonalité passe du burlesque au solennel, du gracieux au sévère. Le piano de Chopin anime les petites figurines en bois, sculptées par Maurice avec une fantaisie qui fait les délices des petits et grands spectateurs16 », ou un spectacle de pantomimes : « Le tout avait commencé par la pantomime et ceci avait été l’invention de Chopin. Il tenait le piano et improvisait, tandis que les jeunes gens mimaient des scènes et dansaient des ballets comiques. Je vous laisse à penser si ces improvisations admirables ou charmantes montaient la tête et déliaient les jambes de nos exécutants. Il les conduisait à sa guise et les faisait passer, selon sa fantaisie, du plaisant au sévère, du burlesque au solennel, du gracieux au passionné. On improvisait des costumes afin de jouer successivement plusieurs rôles. Dès que l’artiste les voyait paraître, il adaptait merveilleusement son thème et son accent à leur caractère17. » La manière dont il procède pour improviser ne semble pas toujours relever du seul paradigme musical, il lui arrive de penser, comme le fera Olivier Messiaen, en termes de couleurs, précisément quand il échange avec Delacroix : « Il est au piano et il ne s’aperçoit pas qu’on l’écoute. Il improvise au hasard. Il s’arrête. Eh bien, eh bien, s’écrie Delacroix, ce n’est pas fini ! “Ce n’est pas commencé. Rien ne me vient… rien que des reflets, des ombres, des reliefs qui ne veulent pas se fixer. Je cherche la couleur, je ne trouve même pas le dessin.” “Vous ne trouverez pas l’un sans l’autre”, reprend Delacroix18. »

Ainsi apparaît la complexité qui entoure l’art d’improviser chez Chopin. S’il utilise des formes préexistantes, il peut tout aussi naturellement les créer, partir de scènes théâtrales ou de pantomimes, chercher l’inspiration en termes de couleurs et

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Ibid., p. 169.

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PAZDRO (Michel), « Chapeau bas, Messieurs, un génie… », Frédéric Chopin, Éditions Découverte Gallimard musique, 1989, p. 105.

17

EIGELDINGER (Jean-Jacques), Chopin âme des salons parisiens, 1830-1848, Librairie Arthème Fayard, 2013, p. 91.

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Extraits de citations prélevées dans l’étude de EIGELDINGER (Jean-Jacques) « Chopin vu par ses

élèves (3ème éd., A la Baconnière, Neuchâtel 1988) placés dans la partie témoignages et documents de l’ouvrage de PAZDRO (Michel), « Chapeau bas, Messieurs, un génie… », Frédéric Chopin, Éditions Découverte Gallimard musique, 1989, p. 137.

dessins et démontrer ainsi son intense réactivité aux stimulations extérieures. Pour conclure avec l’aspect improvisé de la musique de Chopin, il est une évidence : la musique fixée définitivement sur les partitions ne pourra jamais restituer la liberté que le compositeur prenait avec elle au gré de ses interprétations. L’aspect fluctuant de la musique de Chopin a disparu avec son immanence : les interprètes qui lui ont succédé n’étant pas autorisés à modifier le texte, ils l’ont donc sacralisé. Tournons nous désormais vers Liszt.

I.1.2- L’improvisation dans l’œuvre de Franz Liszt