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l’autre improvisateur : le pianiste romantique

I. 1.2.3- Quand Liszt improvisait

Tout commence par l’interprétation. Comme Chopin, Liszt s’interroge sans cesse sur l’opportunité de modifier tel ou tel élément d’une partition existante, c’est ce que nous rappelle Wilhelm von Lenz : « Qu’on s’imagine un génie comme Liszt, âgé de vingt ans, mis pour la première fois en face d’une composition aussi capitale de Weber, […] ! Il essayait sans cesse cette première partie avec les intentions les plus diverses. Dans le passage en mi bémol, à la dominante, à la fin de cette première partie […], Liszt dit : “C’est marqué legato ; ne ferait-on pas mieux piqué,

pianissimo ? Mais il y a aussi l’indication leggieramente”. Il expérimentait toutes les

directions. Ainsi me fut-il donné d’observer comment un génie en scrute un autre pour en faire son profit24 ! »

Voici maintenant quelques témoignages directement prélevés dans les journaux et revues d’époque : en général, Liszt terminait toujours ses concerts par des improvisations, en but à certaines critiques car sa virtuosité insolente en irritait plus d’un : « Il a terminé par des improvisations. Ce genre, où l’imagination doit déployer toute sa liberté, me paraît être le vrai triomphe du génie : il lui suffit alors de se livrer à toutes ses impressions, pour ravir l’âme des auditeurs et exciter l’enthousiasme […]. Notre jeune hongrois [sic] me paraît posséder parfaitement, si je puis parler ainsi, la technique de l’improvisation ; il connaît à fond toutes les ressources de son instrument, et en tire tout le parti possible ; avec tout cela, il est facile d’étonner ; mais il est rare de plaire et d’attacher. Qu’est-ce qu’une improvisation qui a ses règles prescrites, invariables, comme un contrepoint pédantesque25 ? » À Rouen, ses improvisations reçoivent un accueil plus favorable : « Afin d’attirer le public, le Journal de Rouen souligne les qualités du “jeune virtuose, compositeur” qui “unit à une parfaite exécution la plus heureuse facilité à improviser sur tout motif donné26”. » Le Journal de Rouen apporte confirmation :

24

VON LENZ (Wilhelm), Les Grands Virtuoses du piano, traduit et présenté par EIGELDINGER (Jean-Jacques), Paris, Flammarion, 1995, p. 52.

25

Le Diable boiteux, 9 mars 1824. Document aimablement communiqué par Jean Mongrédien,

In Ibid., p. 53.

26

Journal de Rouen, 28 novembre 1825. Cité dans GOUBAULT, « Les trois concerts de Franz Liszt à Rouen » In Ibid., p. 53.

Liszt improvise non seulement sur une matière connue de tous mais aussi sur tout motif, même inconnu de lui. À Bordeaux, on imagine sans difficulté le fameux piano orchestral de Liszt, d’après un témoignage évoquant « chaque motif qui se reproduit alternativement, à travers un fracas de batteries, un feu roulant de notes imitant la tempête et l’orage, auxquels succède tout ce qu’on peut imaginer de doux, suave, et mélodieux27 ! » Liszt ne refuse aucune proposition du public ; ainsi peut-on l’entendre, toujours à Rouen, se lancer dans une longue improvisation sur un thème aussi trivial que Au clair de la lune : « Dans les dernières improvisations qui ont terminé le concert, on ne saurait indiquer toutes les richesses d’imagination que le jeune virtuose a déployées. À propos d’un motif trivial, tel que Au clair de la lune, et d’autres non moins vulgaires, il brode non seulement des fantaisies charmantes mais il rencontre des motifs délicieux qui se lient les uns aux autres et qui viennent, sans disparates et sans secousses, aboutir au premier motif d’où il était parti28 ». C’est de l’improvisation qu’il tire toute sa popularité et il achève systématiquement ses démonstrations d’improvisations « au milieu non pas d’applaudissements, mais de cris frénétiques d’enthousiasme, de bravos inextinguibles et sous une immense pluie de fleurs29. »

À la lecture de ces articles, comment ne pas penser à la fin d’un concert de Keith Jarrett dont la popularité sera exceptionnelle et inégalée au siècle suivant. Nous mesurons dès lors combien Liszt a été un précurseur parmi les grands pianistes virtuoses improvisateurs. Partout où il passe, son succès est immense, son improvisation n’est pas seulement digitale et impressionnante de technique, elle se nourrit également d’un profond sens harmonique, comme l’écrit ce critique musical : « Il improvise des variations sur sa romance Faribolo pastouro ; il mêle à cette “simple et naïve mélodie” des “effets ravissants d’harmonie30”. »

Liszt est à ce point considéré comme un pianiste improvisateur d’exception que l’on n’hésite pas à mettre en doute ses capacités de compositeur. Un comble quand un siècle et demi plus tard, il ne subsiste de Liszt que ses compositions ! : « […] Nous verrons si les œuvres qu’il promet, reçoivent un accueil moins contesté ; mais nous craignons bien que son imagination, si précieuse pour ses improvisations étonnantes, ne soit un grand obstacle pour des créations plus sérieuses et durables.

27 L’Indicateur, 11 janvier 1826, p. 4 In Ibid., p. 60.

28

Le Mémorial Bordelais, n° 4834 (25 janvier 1826) In Ibid., p. 61.

29

Citation extraite du feuilleton de L. de Brucq dans le Journal de Toulouse du 1er septembre 1844

In Ibid., p. 184.

30

Quoi qu’il en soit, Liszt restera toujours le type de l’extraordinaire, comme Thalberg celui du beau et du parfait31. »

Voilà donc rapidement exposée la pratique de l’improvisation de ces deux immenses pianistes virtuoses qu’étaient Chopin et Liszt. Si la poésie de Chopin est le trait que l’on pourra retrouver chez certains pianistes de jazz, le Moi lisztien et son besoin de reconnaissance par le public seront une constante à laquelle seront confrontés pratiquement tous les virtuoses improvisateurs de cette thèse.

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I. Chapitre 2- Le geste virtuose