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l’autre improvisateur : le pianiste romantique

I. 2.2.4- L’après stride

Après le stride, les pianistes de jazz cessent presque complètement de s’approprier des airs d’opéra. Ces premiers pianistes improvisateurs sont d’un temps proche du siècle précédent et certains d’entre eux prennent des cours auprès de professeurs européens qui ont émigré vers l’Amérique et leur apportent la sensibilité et l’esthétique de la musique savante romantique. Toutefois, ce qui est vrai pour les pianistes de cette époque ne l’est absolument pas pour les autres instrumentistes qui leur sont contemporains ! En effet, les instruments autres que le piano nécessitent l’intégration à un orchestre ou à une petite formation et les improvisations, très

214 Ibid., p. 126. 215 Ibid., p. 135. 216

D’après Le National de l’Ouest, 23 décembre 1845, Ibid., p. 318.

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souvent collectives, qui en résultent sont soumises à des codes, harmoniques et structurels, qui ne sont pas ceux de la musique savante européenne, mais ceux du blues et du Tin Pan Alley (bien que celui-ci ne soit pas dénué des influences de la musique savante romantique européenne).

Le stride est une école difficile et beaucoup ont dû abandonner. Ainsi, Count Basie218 et Duke Ellington débutent-ils leur carrière en prenant pour modèle les virtuoses du stride mais très rapidement ils doivent se rendre à l’évidence : ils n’auront jamais le niveau technique leur permettant d’approcher leurs modèles. Ils doivent quitter la voie de la virtuosité solitaire et se tourner vers l’orchestre où ils excelleront comme chefs, arrangeurs et pianistes.

Avant d’aborder la seconde moitié de cette partie, il est nécessaire que nous évoquions deux pianistes qui ont compté de manière significative dans l’histoire du jazz : Earl Hines et Teddy Wilson.

I.2.2.4.1- Le contexte

Earl Hines (1903-1983), d’un an seulement l’aîné de « Fats » Waller (1904-1943) est considéré comme l’un des pères du piano jazz moderne. Tout simplement parce que sa préoccupation première n’est pas le solo – quoiqu’il ait enregistré un nombre considérable de disques en solo, souvent en fin de carrière cependant, à une époque où, stylistiquement, on ne peut ignorer la proximité de l’apport de pianistes plus jeunes que lui. Son style ne trouve pas son origine dans le stride de New York, il s’est davantage construit à Chicago, au contact de Louis Armstrong dans la dynamique participative d’une formation de jazz. De ce fait, il n’a pas à se mesurer en solo avec d’autres pianistes au cours des cutting contest qui les opposent entre eux et qui prendront fin avec l’ère du swing et l’avènement des formations de jazz des années trente. Sa performance se veut d’une tout autre nature que celle des solitaires pianistes de stride qui ont davantage d’affinité avec le geste pianistique de Jelly Roll Morton qu’avec le sien.

I.2.2.4.2- La notion de performance

À ce point de notre exposé, il nous est difficile de passer sous silence la notion de performance, si familière aux américains. Le mot performance, traduit de l’anglais, a deux significations : la première est littéralement un exploit, un résultat, une réussite remarquable obtenue dans un domaine particulier et la seconde, une

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exécution (musicale) ou interprétation. Ces deux aspects de la définition du mot sont en parfaite adéquation avec la vision qu’a le musicien américain, jazzman de surcroît, de la manière d’aborder la musique.

La performance induit deux concepts : le premier est celui de performance au regard d’autrui, il sous-entend l’idée de compétition. Le second n’engage que soi-même en ne visant que le dépassement de soi. Le premier est d’ordinaire attaché aux activités physiques, au sport, le second au domaine intellectuel, aux arts. Il semble que, pour les musiciens américains, les deux aspects de la performance soient indissolublement liés. Soumis à une concurrence effrénée dès l’époque où il est d’usage de distraire les clients dans les lieux de détente, les pianistes professionnels doivent en permanence se défendre contre les assauts de ceux qui veulent les remplacer. Leur performance n’a de valeur que dans la mesure où elle leur permet d’éliminer leur rival et de conserver leur gagne-pain. Telle est la préoccupation première de la majeure partie des pianistes solistes jusqu’aux années trente et leur relatif déclin, dû à l’avènement des formations de danse. Les exceptions notables sont, comme nous l’avons vu, Scott Joplin, puis de nombreux pianistes de stride new yorkais que la connaissance de la musique savante européenne a conduits à chercher la voie de l’élévation artistique. Ils en sont d’autant plus frustrés que leurs rêves n’aboutissent pas. En cherchant à composer et improviser une musique qui ne se veut plus seulement fonctionnelle – liée à la danse ou à la distraction – mais marquée du sceau de l’art, ils tentent de rejoindre, par là, leurs aînés et modèles du romantisme. Nous avons volontairement omis Jelly Roll Morton dans la liste des pianistes visant à l’art, tout simplement parce qu'il revendique de s’inscrire dans une perspective concurrentielle et qu’il se sert de sa connaissance de la musique savante comme d’une arme lui permettant de terrasser ceux qui s’opposent à lui. Il compose et improvise pour la danse avant tout, sa virtuosité n’étant ici qu’un moyen, non une fin en soi. Cette manière d’envisager une carrière musicale n’est, in fine, pas très éloignée de celle d’Earl Hines.

I.2.2.4.3- Earl Hines

À la différence de Thomas « Fats » Waller, qui décède subitement à trente-neuf ans, Hines vit jusqu’à quatre-vingt ans et joue du piano jusqu’au bout. Nous disposons ainsi de témoignages directs sur ses orientations musicales. À son sujet, James Lincoln Collier écrit qu’Hines réussit, dans son style, à établir un équilibre entre les éléments d’origine africaine ou afro-américaine et les éléments d’origine « classique » ou occidentale. Pour lui, il ne s’agit que de la rencontre entre le style du blues et celui du stride. Ces deux éléments, amenés à se fondre, crée une nouvelle

manière de jouer du jazz au piano. Il poursuit : « Cette fusion des deux styles pianistiques, cette nouvelle manière de traiter le piano a été clairement illustrée par Earl “Fatha” Hines219. »

C’est dans l’ouvrage de Collier que nous avons trouvé une courte biographie de Hines. Il est né à Duquesne, en Pennsylvanie, une petite ville située non loin de Pittsburgh. Son père jouait de la trompette avec un orchestre appelé Eureka Brass

Band. Sa mère jouait du piano et de l’orgue. Une de ses tantes, qui habitait

Pittsburgh, chantait et jouait du piano. Dans sa jeunesse, le jeune Earl Hines rencontre, grâce à sa tante, des musiciens de couleur et, notamment, Eubie Blake220 et un chef d’orchestre de l’époque, Noble Sissle221. Quand il se met à étudier le piano, à l’âge de neuf ans, il entend les compositeurs « classiques » et travaille la méthode Czerny.

Collier constate qu’Hines a réussi l’amalgame entre éléments africains – le blues – et éléments européens de la musique savante. Mais l’enfance et l’apprentissage du jeune Hines montrent, là encore, la place prépondérante occupée par la musique savante. Si James Lincoln Collier évoque Czerny, voici ce qu’Hines lui-même dit à ce sujet : « À la maison, j’avais l’habitude de regarder ma belle-mère jouer de l’orgue. Quand elle jouait je l’imitais. Ayant mis un journal sur une chaise en guise de partition, je m’installais sur une autre chaise et faisais mine de jouer. Je me souviens toujours de mon père disant : “Penses-tu qu’il pourrait aimer la musique222?”» Un peu après, un piano fait son entrée dans la maison et Hines poursuit : « Mon premier professeur était Emma D. Young, mais j’avais un tel amour pour la musique et une telle soif d’apprendre que très vite ses cours ne suffirent plus. Je tournais les pages des partitions si rapidement qu’il fallait qu’elle me donne deux ou trois leçons à chaque visite. J’en étais arrivé au point qu’un jour elle annonça à mes parents qu’elle n’avait plus rien à m’apprendre et que j’avais dépassé son niveau223. » Aussi le recommande-t-on à un professeur d’origine

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COLLIER (James Lincoln), L’aventure du jazz, Des origines au swing, traduit de l’américain par Yvonne et Maurice Cullaz, Albin Michel, 1981, p. 237.

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Compositeur, pianiste et chef d’orchestre de jazz noir américain, né en 1887 et décédé en 1983.

221

Noble Lee Sissle, chanteur, violoniste et chef d’orchestre de jazz noir américain, né en 1889 et décédé en 1975.

222

[Traduction] At home, I used to watch my stepmother playing the organ. She’d have here music set up, and I’d imitate her by putting paper on a chair and playing from the chair. I still remember my dad saying her, “Do you think he might like music?” DANCE (Stanley), The world of Earl

Hines, Published by Charles Scribner’s sons, New York, 1977, p. 10.

223

[Traduction] The next thing I knew, there was a piano moved into the house. My first teacher was Emma D. Young, and she was very learned as an instructor, but liking music as much as I did I couldn’t wait for her to come. I kept turning the pages and sometimes I’d be two or three lessons in front when she came. I got to the place where she told my parents there was nothing more she could teach me because I’d gone past her grades. Ibid., p. 10.

allemande, un homme strict qui s’appelait von Holz : « Il voulait que j’abandonne le baseball. Après avoir malmené mes articulations deux ou trois fois et m’étant blessé l’extrémité d’un doigt, je compris pour quelles raisons il fallait que j’arrête de jouer au baseball. Il était mécontent et dit à mes parents : “Je ne fais pas cela pour l’argent, je veux qu’il réussisse.” Ma réussite était ce qui comptait à ses yeux car il avait compris mon amour pour la musique et avec quel acharnement je travaillais224. » Ce témoignage du jeune Hines confirme la place de l’apprentissage de la musique savante dans sa formation. Elle nous révèle aussi les extraordinaires capacités du jeune pianiste. Là-encore, il faut relever la place que tient le maître, d’origine allemande encore, dans la rigueur et l’orientation des études. La musique est pour Hines une activité absolue qui l’oblige à renoncer à sa passion pour le sport – qu’il continue à pratiquer malgré tout, sous d’autres formes, durant toute son existence. Si Collier a évoqué Czerny et même si Hines n’est pas prolixe sur son apprentissage, il nous indique qu’il joue, comme Waller, également de l’orgue à l’office : « Je grandissais, et j’avais autour des dix ou onze ans, quand je commençais à jouer de l’orgue à l’église Baptiste à laquelle j’appartenais225. » Puis il évoque un peu plus précisément ce qu’il a travaillé avec son professeur : « Grâce aux cours que j’avais suivis auprès de mon professeur allemand d’origine qui me faisait travailler Czerny et des gros albums de partitions de compositeurs comme Chopin, je ne trouvais pas la musique d’église très difficile, bien qu’au début j’aie éprouvé quelques problèmes pour atteindre les pédales226. »

Hines nous apprend qu’il travaille des partitions difficiles et avance même le nom de Chopin. Nous verrons que cette observation n’est pas anodine. Mais surtout il découvre ses capacités d’improvisateur : « Je me souviens une année où je participais à un concert. Pendant que je jouais, mon professeur tournait les pages d’une partition que j’étais supposé avoir mémorisée. J’en étais environ à la vingt-cinquième page lorsque soudain ma mémoire s’égara et je dus réunir quelques idées personnelles afin de faire le lien avec la suite du morceau. Le professeur l’avait remarqué et peu après me dit : “Tu as merveilleusement joué mais c’est curieux, j’ai très souvent joué et enseigné ce morceau et je n’y ai jamais trouvé le passage de

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[Traduction] He didn’t want me to play baseball. After I was cracked on the knuckles a couple of times and hit on the end of the finger, I saw why he tried to stop me from playing baseball. He got upset and told my parents, “I don’t want your money; I just want results.” That is what he got, because I loved music and studied hard. Ibid., p. 10.

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[Traduction] I was growing up, around ten or eleven, when I began to play the organ in the Baptist church I belonged to. Ibid., p. 14.

226

[Traduction] Because of my studies with the German teacher, who had me go through Czerny and big books of composers like Chopin, I didn’t find church music very hard, although I had a problem reaching the pedals at first. Ibid., p. 14.

quatorze mesures que tu nous as fait entendre.” Je pris sa remarque en riant, mais il avait été impressionné par ma capacité à improviser un passage qui soit dans le style de la partition227. » Malheureusement Hines ne dit rien de ce morceau sur lequel il a dû improviser àcause d’un trou de mémoire. Ce qui est certain, c’est que c’était une pièce longue – au-delà des vingt-cinq pages – qui nous prouve le niveau acquis par Hines en matière de répertoire de musique savante. D’ailleurs, à cette époque, Hines ne joue que de la musique savante ou de la musique religieuse. Il ne sait pas ce qu’est une musique régulièrement pulsée destinée à la danse : « Après avoir joué énormément de musique classique, sans tempo régulier et marqué, je me trouvais très surpris par le jeu au sein d’un orchestre dans une “boîte de nuit”, où vous devez jouer rythmiquement sur un tempo établi derrière des chanteurs. Vous ne pouvez pas aller plus vite que les autres228. »

Encore une fois, comme d’autres Noirs, Hines doit, sans doute, renoncer à une carrière de soliste dans la musique savante ; c’est ce que dit Gunther Schuller : « Dans le domaine de la musique savante, s’il était blanc, un pianiste faisant montre de dons aussi prestigieux que ceux qu’affichait Hines, avait toutes les chances de faire une brillante carrière de soliste. Cependant, les musiciens noirs des années vingt avaient conscience que de telles perspectives devaient être écartées. Une carrière en solo dans le domaine du jazz n’était pas non plus viable car le développement des orchestres répondait à des besoins allant croissants. Dès lors, inévitablement Hines se fit une place en leur sein229 …»

On pressent les formidables ressources dont dispose Earl Hines. Après un véritable apprentissage de pianiste dans le domaine de la musique savante, il change totalement d’orientation et va, avec résolution, construire une carrière dans le jazz comme pianiste et comme chef d’orchestre. Son jeu et le geste qui l’alimente, vont,

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[Traduction] I remember one year I was playing at a concert and my music teacher was turning the pages that I supposed to have memorized. I got down to about the twenty-fifth page and I didn’t know where I was, so I put together some of my own ideas until I caught up with the music again. The teacher noticed it and afterwards he said, “You gave a wonderful performance, although all the time I’ve been playing and teaching that particular piece I’ve never heard that passage you put in there of fourteen bars.” All I could do was laugh, but he was quite impressed because I had been able to think up the passage that I inserted. Ibid., p. 15.

228

[Traduction] After playing a lot of classical music, with no set tempo, I found a big difference in nightclubs, where you had to have a rhythm and a tempo back of singers. You couldn’t run away with the music. Ibid., p. 28.

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[Traduction] In the classical field, a player of Hines’s prodigious gifts, had been white, would have had a brilliant concert or solo career. Black musicians in the 1920s knew, however, that such prospects were to all intents and purposes precluded. Nor was a solo career in jazz a viable alternative, when virtually the entire field was engulfed by the burgeoning developments in orchestral and ensemble jazz. Inevitably, then, Hines found himself performing in bands… SCHULLER (Gunther), The swing Era/The development of jazz 1930-1945, Oxford University Press, Great Britain, 1989, p. 266.

à partir de là, devenir totalement personnels. À la différence du stride, où le blues est présent mais avec une influence limitée, Hines va créer son propre style à partir du blues et du stride, en les dépassant naturellement ; selon James Lincoln Collier, « Il y a l’esprit du blues dans presque tout ce qu’il a enregistré. Son solo sur sa propre composition Congaine ressemble étrangement au thème principal de Wolverine

Blues de Jelly Roll Morton. Dans les enregistrements qu’il a gravés pour la

compagnie Q.R.S., il y a trois blues sur huit morceaux. Mais le fait le plus frappant est que dans tous les morceaux enregistrés avec Lois Deppe230, à l’exception d’un seul, en mineur, Hines termine invariablement sur une septième mineure231. » Terminer sur une septième mineure ne se fait jamais dans la musique de tradition savante (à quelques rares exceptions près qui sont justement des pièces savantes inspirées par le jazz) et les pianistes de stride ne le font pas non plus. On sait que l’emploi de la septième mineure est absolument caractéristique du blues chanté ou joué au piano, à la guitare ou sur tout autre instrument. Collier en tire la conclusion suivante : « Ces faits nous prouvent que Hines a donc pratiqué un style de piano

stride modifié, un style qui mêle le stride avec la tradition ancienne du blues. Cela

lui a donné un style puissamment rythmique, avec une préférence pour les traits fulgurants à la main droite ou, et cela est caractéristique de sa manière, de simples figures très rythmiques énoncées par une très forte attaque en octaves. Hines attaque le clavier en force. Il y a quelque chose de brusque, de heurté, de déchiqueté dans son jeu. Il n’y a jamais, chez lui, ce qu’il y a de coulant, le perlé des pianistes stride de Harlem232. »

Pour Gunther Schuller, ce geste si spécifiquement personnel trouve peut-être son origine dans la collaboration du jeune Hines avec Louis Armstrong, le plus grand innovateur du jazz des années vingt : « Ayant surtout évolué dans le cadre des différents groupes dirigés par Armstrong, le jeu de piano de Hines présente de nombreux parallèles avec le jeu de Louis – une attaque et un brio évoquant la trompette, de fréquents passages en tempo doublé, une similitude dans la forme des lignes mélodiques – c’est pourquoi on le qualifia de “style piano trompette”233. » Il n’empêche que le contraste avec la majeure partie des pianistes de son temps est frappant. Pour Schuller, la formation « classique » que Hines avait reçue enfant eut sur lui une influence durable quant à ses capacités techniques et à l’originalité de ses

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Chanteur, saxophoniste et chef d’orchestre noir américain de jazz né en 1897 et décédé en 1976.

231

COLLIER (James Lincoln), L’aventure du jazz, Des origines au swing, traduit de l’américain par Yvonne et Maurice Cullaz, Albin Michel, 1981, p. 239.

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Ibid., p. 239.

233

SCHULLER (Gunther), L’histoire du jazz/1 Le premier jazz des origines à 1930, traduit de l’anglais par Danièle Ouzilou, Éditions Parenthèses, Presses Universitaires de France, 1997, p. 130.

conceptions. Hines était plus qu’un simple pianiste ambidextre. Il fut un des premiers à développer un style qui attribuait des fonctions différentes à la main gauche et à la main droite. Il fut aidé en cela par une formidable maîtrise du clavier