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l’autre improvisateur : le pianiste romantique

I. 2.1.1- Scott Joplin

Nous connaissons Joplin surtout par le livre de Rudi Blesh et Harriet Janis4, outre d’autres écrits sur le sujet ; le plus important semble, d’après James Lincoln Collier, être une thèse non publiée de Addison Walker Reed. Joplin est né en 1868 à Texarkana, une ville du nord-est du Texas. Son père, ouvrier sur les voies de chemin de fer, joue du violon ; sa mère chante et joue du banjo. Sans surprise, les trois fils, Will, Robert et Scott sont attirés par la musique. Un piano, dans une maison voisine, (probablement là où Mme Joplin travaille comme domestique) attire Scott qui commence à tapoter dessus. Il se révèle rapidement doué et son père acquiert un piano à queue, carré, d’un modèle ancien. Il n’est pas extraordinaire qu’une famille noire pauvre possède un piano. Un engouement pour le piano s’empare des Etats-Unis à la fin du XIXesiècle.

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COLLIER (James Lincoln), L’aventure du jazz, Des origines au swing, traduit de l’américain par Yvonne et Maurice Cullaz, Albin Michel, 1981, p. 52.

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BLESH (Rudi) with HARRIET (Janis), They All Played Ragtime, Published by Music Sale Corp, 1950, Edition 4 revised in 1974.

L’extrait suivant d’un article du Courrier de la Moselle du 22 novembre 1845 montre là une filiation directe avec le mode de vie européen : « Qu’est-ce qu’un piano ? Un instrument fort recommandable pour les services qu’il rend à faire danser en famille, ou à accompagner quelque tendre et modeste romance5. » Un piano vulgarisateur de musique, mais aussi l’instrument-roi capable, à Paris, d’apporter la consécration d’un instant à ceux qui sauront le dompter. Pour Bruno Moysan, il ne faut pas attendre 1885 pour voir la consécration du piano comme instrument-roi ; en 1845, dix pour cent de la population jouent du piano et, depuis 1830, une foule de pianistes se précipitent à Paris pour se voir « attribuer l’éphémère et grisant statut de lion. Qui ne rêverait, en effet, d’être le pianiste monstre, pianiste-lion, le pianiste prodige pour le quart d’heure dans Paris, car on assure qu’il en arrive d’illustres de demi-heure en demi-heure6 ? »

À l’image des européens d’aujourd’hui qui investissent dans un ordinateur, des parents américains de la fin du XIXe siècle,pauvres et noirs, avec des ambitions pour leurs enfants, peuvent acheter un piano. En tout cas, Scott Joplin peut débuter l’instrument. On commence à parler du jeune garçon noir et talentueux dans le quartier et, très vite, Scott a un professeur, un Allemand qui lui donne des leçons pour rien d’après Blesh et Janis. Quoi qu’il en soit, nous savons que Joplin fait des études pianistiques « classiques » et connaît bien les grands compositeurs des débuts du XIXe siècle et de la période précédente. Joplin est donc, depuis son enfance, un musicien qui a étudié et possède une solide base en théorie musicale. Il connaît certainement la tradition musicale des Noirs, celle des ring shouts7 et des chants de travail car il a employé quelques-unes de ces formes dans son opéra Treemonisha. Mais, comme l’écrit James Lincoln Collier, son répertoire principal est la musique romantique classique du XIXe siècle qui a nourri des centaines de milliers de jeunes pianistes américains, filles et garçons, du temps de Joplin jusqu’à nos jours. À la naissance de Joplin, Liszt a encore dix-huit ans à vivre et le romantisme musical même finissant, est encore très vivace dans la vieille Europe. L’Amérique, bien sûr, est très éloignée de l’Europe et de sa musique savante mais c’est un pays en pleine maturation, qui se cherche, tout en gardant l’ancien continent pour modèle. L’élite musicale savante américaine est pratiquement inexistante à l’époque, mais le terreau est propice à la naissance du jazz.

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J……s, « Théâtre de Metz. Concert de Listz [sic] », Le Courrier de la Moselle, n0 140 [samedi 22 novembre 1845], p. 1-2. In. p. 295 DUFETEL (Nicolas) et HAINE (Malou), direction scientifique,

Franz Liszt Un Saltimbanque en Province, Collection Perpetuum Mobile, Éditions Symétrie,

2007, 424 p.

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MOYSAN (Bruno), Liszt Virtuose Subversif, Collection Perpetuum mobile, Symétrie, 30 Rue Jean-Baptiste Say, 69001 Lyon France, 2009, p. 58.

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Dès 1897, le ragtime suscite un véritable engouement. C’est une véritable toquade, une autre de ces formes de musique tirée du folklore noir et occidentalisée. Comme le jazz des années 20, les orchestres dits « swing » des années 30 et la musique « soul » des années 60, le ragtime est associé à une danse, en l’occurrence le cake walk. Le jeune Scott Joplin est donc tout naturellement aspiré par le tourbillon de la mode du ragtime à la fois comme interprète et comme compositeur. Avec les années, la texture de ses ragtimes devient plus dense et la « syncopation » moins apparente. C’est un choix artistique et non pas commercial. Pour bien vendre les ragtimes il suffit de les rendre faciles à jouer pour le pianiste amateur. Mais les très bons amateurs s’essayent aux œuvres de Joplin écrites à la fin de sa vie, et il leur faut une bonne technique pour jouer convenablement le Maple Leaf Rag. Joplin méprise les ragtimes populaires très simplifiés dont le plus connu est peut-être le

Alexander’s Ragtime Band d’Irving Berlin8. Il dénonce ces pianistes de ragtimes qui jouent de plus en plus vite pour faire de l’effet. Il n’admet pas la liberté rythmique et insiste sur le fait qu’un ragtime doit être joué au tempo approprié et uniquement suivant la partition. Cette dernière recommandation est d’une importance capitale : elle sous-entend en effet que de nombreux joueurs de ragtimes prennent des libertés avec la ligne mélodique et que, en somme, ils continuent à jouer leurs ragtimes à l’ancienne façon. Or dans l’esprit de Scott Joplin, un ragtime est un morceau de musique strictement composé, travaillé avec autant de soin qu’une étude de Chopin et doit être considéré avec autant de sérieux.

En effet, le ragtime tel que nous le connaissons aujourd’hui est construit d’une manière très stricte. La main gauche marque un tempo régulier sous la forme de passages en walking bass, (c'est-à-dire une suite de notes simples ou d’octaves qui montent ou descendent sur le clavier) ou encore à la manière stride où la main gauche attaque une seule note ou une octave sur le premier et le troisième temps de la mesure (le deuxième et le quatrième temps étant des accords, d’où cet effet de « boum tchic » si connu d’un certain style de piano). Sur cette ligne de basse au tempo franc, la main droite joue une mélodie très syncopée. Pour la mélodie, on connaît deux façons de procéder : la première est la répétition – familière aux amateurs de Bach – où un thème est joué, puis répété plus haut ou plus bas, habituellement à un intervalle de seconde ou de tierce ; la seconde consiste en l’appel et la réponse : un second thème est joué en réponse à l’autre. Le ragtime est écrit d’habitude en mesures classiques de 2/2, 2/4, 3/4, 4/4 et 6/8. La plupart des thèmes de ragtime sont bâtis sur des figures mélodiques de deux ou quatre mesures

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Compositeur spécialisé dans les comédies musicales, né russe en 1888 et décédé en Amérique en 1989.

qui sont répétées ou variées suffisamment pour former un air de seize ou trente-deux mesures. Un ragtime peut comporter trois, quatre ou même cinq airs (parties de forme), ordinairement répétés ou revenant par intervalles, de la même façon qu’un rondo classique (de forme ABACADA) que Joplin connaissait certainement. En travaillant à une forme de musique plus étendue et empruntée à la tradition classique, Joplin succombe à la même tentation que nombre de musiciens de jazz postérieurs.

Bien entendu le ragtime, au début du siècle dernier, n’est pas une musique savante, car excepté quelques compositeurs comme Scott Joplin, chez la plupart des pianistes de ragtime, l’inspiration l’emporte sur le respect des partitions composées. Néanmoins, Joplin se veut le premier compositeur noir de l’histoire de la musique américaine et revendique son appartenance à la musique sérieuse, dont lui-même est issu. Comme nous le verrons, le ragtime pose les fondements de la musique de Jelly Roll Morton puis du stride. Si Joplin tient absolument à ce que l’on interprète, au signe de nuance près, les partitions qu’il a écrites, c’est parce qu’il se réfère à la musique savante qu’il a appris pendant son enfance. L’interprète est au service de la musique. Mais dans un nouveau monde en expansion, la soif de liberté, doublée d’une volonté de conquête, pousse l’individu à s’approprier de nouveaux espaces, dont la musique écrite.