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Genre et musique populaire en Haïti : vers une compréhension sociologique de la réception du rabòday par des femmes

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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© Katia Jean Louis, 2020

Genre et musique populaire en Haïti : vers une

compréhension sociologique de la réception du rabòday

par des femmes

Mémoire

Katia Jean Louis

Maîtrise en sociologie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Genre et musique populaire en Haïti : vers une compréhension

sociologique de la réception du rabὸday par des femmes

Mémoire

Katia JEAN LOUIS

Sous la direction de :

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iii Résumé

Le présent mémoire porte sur la réception du rabòday, un style musical populaire reconnu pour ses propos obscènes et sexistes, par des femmes haïtiennes. À partir d’un cadre théorique combinant les approches des Cultural Studies et du féminisme intersectionnel, l’analyse fait ressortir les façons par lesquelles le genre et la classe sociale interviennent dans la réception de ce style musical par des femmes qui en sont fans. En suivant la démarche développée par Janice Radway (2000 [1984]), le mémoire présente, d’une part, une analyse de contenu de dix chansons rabòday et, d’autre part, une analyse de discours réalisée à partir d’une série d’entretiens semi-dirigés et de focus groups menés auprès de 21 femmes provenant des quartiers populaires de Port-au-Prince. Les résultats montrent que les stéréotypes, la violence et les inégalités de genre sont au cœur du rabòday. En revanche, le rabòday décrit une réalité sociale à laquelle s’identifient les jeunes femmes des classes défavorisées. Bien qu’elles soient conscientes de son caractère sexiste, voire misogyne, les participantes à l’étude estiment que le rabòday donne de la visibilité aux personnes qui, comme elles, vivent dans des conditions marquées par la précarité et l’insécurité. La réception du rabòday se comprend ainsi comme une « lecture négociée » (Hall, 1994 [1973]) chez ces femmes.

Mots clés : Rabòday ; Musique populaire ; Réception ; Classe sociale ; Genre ; Féminisme intersectionnel ; Cultural Studies ; Haïti.

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iv Abstract

This master’s thesis deals with the reception of rabòday music - a popular musical style known for its obscenity and sexism - by Haitian women. Drawing from a theoretical framework combining Cultural Studies and intersectional feminism, the analysis highlights the ways in which gender and social class shape the reception of this musical style by its female fans. Following Janice Radway’s (2000 [1984]) method, the thesis presents, on the one hand, a content analysis of ten rabòday songs and, on the other hand, a discourse analysis carried out from a series of semi-structured interviews and focus groups with 21 women from the lower working-class neighborhoods of Port-au-Prince. The results show that stereotypes, violence and gender inequalities are at the heart of rabòday music. However, rabòday music describes a social reality to which young women from lower social classes identify. Although they are aware of the sexist and even misogynistic character of rabòday music, the participants in the study believe that rabòday gives visibility to people who, like them, live in precarious conditions. The reception of rabòday music by these Haitian women is thus understood as a “negotiated position” (Hall, 1994 [1973]).

Keywords: Rabòday; Popular Music; Reception; Social Class; Gender; Intersectional Feminism; Cultural Studies; Haiti.

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Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Listes des abréviations ... vii

Liste des tableaux ... viii

Liste des annexes... ix

Remerciements ... x

Introduction ... 1

Chapitre I : Genre, rapports sociaux de sexe et musique populaire dans le contexte haïtien.4 1.1. Les femmes et les musiques populaires en Haïti : le miroir des inégalités sociales ... 5

1.2. Problématique ... 9

1.3 Recension des écrits ... 12

1.3.1. La musique populaire : entre description d’une réalité sociale et reconnaissance de soi ... 13

1.3.2. Réception et représentation culturelles des femmes ... 14

Chapitre II : Cadre théorico-conceptuel ... 19

2.1. Musique populaire ... 19

2.1.1. La musique populaire comme enjeu de classe sociale ... 20

2.2. La réception : une action consciente ... 21

2.3. Genre, femmes et classe populaire ... 23

Chapitre III : Cadre Méthodologique ... 26

3.1. Analyse de texte ... 26

3.2. Terrain d’enquête ... 28

3.3. Sélection et recrutement des participantes à l’enquête ... 29

3.4. Focus group ... 30

3.5. Entretien semi-dirigé ... 32

3.6. Imprévus et limites du terrain ... 33

Chapitre IV : Analyse féministe intersectionnelle des chansons rabòday ... 35

4.1. Le rabòday, la forme chantée d’un style de vie ... 35

4.2. Quand le genre et la classe sociale se croisent ... 40

4.2.1. Le rabòday comme expression d’une sexualité féminine marchande ... 42

Chapitre V : La réception du rabòday par les femmes qui en sont fans ... 47

5.1. Une réception marquée par l’appartenance de classe et la trajectoire de vie individuelle ……….. ... 48

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5.2. Un projecteur de visibilité ... 55

5.3. Une lecture négociée ... 60

Conclusion ... 72

Bibliographie ... 76

Annexe I : Avis de recrutement ... 82

Annexe II : Consentement verbal - Focus group ... 83

Annexe III : Consentement verbal - Entretien individuel ... 86

Annexe IV : Guide d’entretien individuel ... 89

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Listes des abréviations

AFPS Association France Palestine Solidarité

CSF Conseil du Statut de la Femme

FAO Food and Agriculture Organization

IDEH Initiative pour un Développement Équitable en Haïti

IHSI Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique

ONG Organisation non gouvernementale

SOFA Solidarite Fanm Ayisyèn

UEH Université d’État d’Haïti

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Liste des tableaux

Tableau I Portrait sommaire des participantes focus group 1………. 31

Tableau II Portrait sommaire des participantes focus group 2………. 31

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Liste des annexes

Annexe I Avis de recrutement……….. 82

Annexe II Consentement verbal focus group………. 83

Annexe III Consentement verbal entretien individuel………... 86

Annexe IV Guide d’entretien individuel………..…... 89

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Remerciements

Mes sincères remerciements s’adressent à ma directrice de mémoire professeure Élisabeth Mercier pour ses précieux commentaires, ses suggestions, son encouragement et sa flexibilité qui m’ont vraiment aidé à réaliser ce travail de recherche.

Je remercie mon époux Donasson Dieudonne qui a embrassé ce projet avec moi et a contribué grandement pour que je puisse accoucher ce rêve.

Remerciement à mes parents, Jean castel Jean Louis et Marie Odette Vilna pour leur confiance qui m’a poussé à aller jusqu’au bout de mes rêves. A mes frères et sœurs Jephté, Enock, Junior, Stéphanie et Esther.

Un gros merci à Sandy Larose, Roberson Édouard, Jean Evenson Lizaire et Achille Kwamegni Kepnou pour leurs encouragements et leurs précieux conseils.

Remerciements à mes amies-sœurs, Fanise, Régine, Manuella et Ginette pour ce que vous représentez dans ma trajectoire de vie.

Merci à ma collègue Rode-Sindia Dieujuste, pour les nuits blanches passées à la bibliothèque ensemble, les rires, les pleurs, le challenge qui nous ont permis de réaliser cette maitrise le plus vite que possible.

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1 Introduction

Au tournant des années 2010, un nouveau style musical connu sous le nom de rabòday a fait son apparition dans la société haïtienne. Le mot rabòday qui existait déjà dans le rythme du vaudou haïtien a pris un nouveau sens : il désigne aujourd’hui un mélange de musique électro accompagnée de paroles et/ou des chansons remixées par des disc-jockeys. C’est un style musical entraînant qui fait danser les gens et qui est extrêmement populaire en Haïti. Cependant, certains termes utilisés dans le rabòday ne cessent de créer la controverse et font couler beaucoup d’encre dans les journaux de Port-au-Prince, la capitale haïtienne. Des expressions comme Limena, Agrena, Wana, Timamoun pour ne citer que celles-là ont un sens très péjoratif et sont régulièrement utilisées dans les chansons pour parler des femmes. Plus spécifiquement, le rabòday parle surtout de la sexualité des femmes, qu’il représente comme ce que Paola Tabet (2004) appelle un « échange économico-sexuel ».

Ainsi, les propos véhiculés dans le rabòday soulèvent l’indignation d’une partie de la population haïtienne, notamment des féministes qui dénoncent le sexisme et la misogynie de ce style musical. En réponse aux critiques formulées, des promesses d’éradication du rabòday dans certains lieux publics ont été faites. Par exemple, le ministre de l’Éducation nationale, monsieur Pierre Josué Agénor Cadet, dans une conférence de presse tenue en septembre 2015, a déclaré que le rabòday serait désormais interdit dans les activités parascolaires. Cela n’a toutefois pas empêché le Maire de la commune de Carrefour, monsieur Édouard Pierre Jude, d’honorer l’un des plus célèbres disc-jockeys du rabòday, Thony Mahotière, mieux connu sous le nom de Tony Mix. En juillet 2016, ce dernier a été désigné ambassadeur culturel par le Maire lui-même. Ainsi, Tony Mix s’est vu confier la mission de faire la promotion de la culture haïtienne et de la commune de Carrefour aux niveaux national et international, bien qu’il soit surtout connu dans le milieu du rabòday pour ses propos sexistes et machistes.

Cette décision a jeté de l’huile sur le feu et poussé quelques 1477 citoyens et citoyennes à signer une pétition1 intitulée Nou pa dakò pou Tony Mix anbasadè la Kilti  [Nous ne sommes

pas d’accord que Tony Mix soit l’ambassadeur de la culture] pour contrecarrer la décision du Maire. Par ailleurs, une large partie de la population a tout de même fait du rabòday son style

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musical préféré. Notamment, le rabòday est devenu l’un des styles musicaux les plus écoutés par la population juvénile haïtienne (Ayiti Mizik, 2017). Dans les discothèques, les activités récréatives et les activités parascolaires, le rabòday est désormais une musique incontournable. Qui plus est, de nombreuses femmes sont présentes dans ces activités et plusieurs d’entre elles s’affichent en tant que fans du rabòday.

Ce sont justement ces différentes critiques et positions contradictoires sur le rabòday qui ont attiré mon attention et m’ont poussé à me questionner sur ce qui motive les femmes à écouter le rabòday, malgré les propos dénigrants et sexistes que véhicule ce style musical. Ainsi, dans ce mémoire, je cherche à comprendre la réception du rabòday par des femmes qui en sont fans, dans une perspective sociologique. Plus spécifiquement, je me donne pour objectif de saisir les enjeux de classe sociale et de genre qui sont articulés dans le rabòday, ainsi que le sens que certaines femmes donnent à cette musique dans leur vie quotidienne.

Cette proposition de recherche est particulièrement pertinente, d’un point de vue tant social que scientifique, dans le contexte haïtien où le séisme du 12 janvier 20102 a fragilisé encore plus la situation socioéconomique qui était déjà précaire (AFPS, 2010). Ce cataclysme a également marqué l’éclatement de certaines pratiques au sein de la société haïtienne et l’émergence de nouvelles tendances et de nouveaux styles de vie. L’une de ces tendances est le rabὸday. Or, en dépit de sa popularité et de l’ampleur que ce nouveau style musical a pris dans les principales villes du pays, le rabὸday n’a encore fait l’objet que de très peu de travaux scientifiques. Ma recherche entend donc combler ce manque de connaissances en soulignant l’impact de ce phénomène musical dans la société haïtienne et en éclairant la dimension genrée du rabὸday.

Le présent mémoire se divise en cinq chapitres. Le premier chapitre est consacré à la formulation de ma problématique, c’est-à-dire de mes questions et objectifs de recherche, ainsi qu’à la recension des écrits. Le deuxième chapitre présente mon cadre théorico-conceptuel où je fais dialoguer les différent.e.s auteur.e.s qui élaborent sur les concepts clés mobilisés dans la charpente de ma proposition, dont ceux de musique populaire, de genre et de réception. Les Cultural Studies et les études féministes sont au cœur de mon cadre théorico-conceptuel

2 Le 12 janvier 2010, Haïti a été frappé par un tremblement dévastateur de magnitude 7.3. Il a fait des centaines

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puisqu’ils permettent de faire ressortir l’intersection du genre et de la classe sociale dans la culture populaire. Le cadre méthodologique est présenté dans le troisième chapitre qui sert de pont entre la partie théorique et la partie plus empirique du mémoire. Dans ce chapitre, je présente les différentes méthodes et techniques utilisées pour collecter, traiter et analyser les données (analyse de contenu, entretiens individuels et focus group). Je souligne en outre les conditions particulières dans lesquelles la collecte des données (entretiens individuels et focus group) a été effectuée, ainsi que les limites et les considérations éthiques de la recherche.

Enfin, les deux derniers chapitres sont consacrés à la présentation des résultats, l’interprétation et l’analyse des données recueillies sur le terrain. Le chapitre IV présente une analyse de texte de dix chansons de rabòday où je fais apparaître la jonction du genre et de la classe sociale dans les paroles. Le chapitre V présente quant à lui les résultats des entretiens menés auprès de femmes qui se disent fans du rabòday. Mon analyse explore leur réception du rabòday et met leurs propos en lien avec la précarité de leurs situations et l’état des rapports sociaux de sexe en Haïti. Dans la conclusion qui vient clore ce mémoire, je souligne toute l’importance de comprendre la réception du rabòday par les femmes qui en sont fans comme une position négociée.

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Chapitre I : Genre, rapports sociaux de sexe et musique populaire dans le contexte haïtien

Le concept de genre a été développé dans les années 1970 par les féministes pour expliquer les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes dans la société et réclamer l’égalité entre les sexes (Löwy et Rouch, 2003). À l’origine, le genre tente de dénaturaliser la distinction sexuelle, d’appréhender les relations hommes-femmes comme un rapport social et de révéler les dynamiques de pouvoir qui sont à l’œuvre dans toutes les sphères de la société. Selon Joan Scott (1988 : 141) : « Le genre est un élément constitutif des rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes, et le genre est une façon première de signifier des rapports de pouvoir ». En effet, parler de genre devient une manière de désigner les rôles sociaux attribués aux hommes et aux femmes comme étant des constructions sociales inégalitaires. D’autres auteures, comme Danièle Kergoat (2004), préfèrent utiliser le concept de « rapports sociaux de sexe » plutôt que celui de genre pour faire ressortir la spécificité de ce rapport social qui prend appui sur la bicatégorisation sexuelle, c’est-à-dire la distinction sociale de deux grandes catégories de sexe, les hommes et les femmes. Selon Kergoat (2004), les rapports sociaux de sexe ont pour base matérielle la division sexuelle du travail et s’organisent autour de deux principes : d’une part, le principe de séparation qui assigne prioritairement le travail reproductif aux femmes et le travail productif aux hommes et, d’autre part, le principe de hiérarchisation qui valorise le travail dit masculin et dévalorise le travail dit féminin.

Ainsi, les études sur les rapports sociaux de sexe permettent de comprendre les rapports inégalitaires entre les hommes et les femmes dans les différentes sphères de la société, que ce soit la sphère politique, familiale, économique ou culturelle. Pour mieux appréhender ces rapports sociaux de sexe, il faut donc tenir compte des contextes sociaux dans lesquels évoluent les hommes et les femmes. Dans le cadre de ce mémoire, je conçois ainsi le genre comme un rapport social inégalitaire entre deux catégories de sexe. Ce choix se justifie notamment au regard du passé colonial d’Haïti qui a encore une incidence importante sur sa formation sociale, c’est-à-dire sur l’état actuel des relations humaines, des modes de production et de reproduction, des rapports de pouvoir, etc. Ainsi, il importe de prendre en compte la dimension genrée de ces rapports sociaux et, à l’inverse, de saisir « les rapports

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sociaux de sexe dans leur dimension historiquement et géographiquement colonisée et racisée » (Dechaufour, 2008 : 99) dans l’analyse. Cette perspective permet de comprendre les différentes formes d’oppression que subissent les femmes haïtiennes en lien avec l’esclavage, la colonisation, la classe et le sexe/genre. De plus, elle permet de lier cette oppression avec la situation économique et politique actuelle du pays ainsi que son contexte culturel qui participe lui aussi des interactions entre les hommes et les femmes. Cela me semble fondamental afin de comprendre les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes dans le contexte haïtien et de voir comment ces rapports sociaux de sexe sont partie prenante de la popularité et des critiques dont le rabòday fait l’objet.

1.1. Les femmes et les musiques populaires en Haïti : le miroir des inégalités sociales Pour bien comprendre les enjeux de genre et les rapports sociaux de sexe dans le contexte haïtien, il importe de prendre en compte l’histoire socioéconomique et politique du pays. En suivant le sociologue haïtien Jn Anil Louis-Juste (2008), il est possible d’affirmer que les inégalités et les injustices sont à la base de la formation sociale haïtienne. Si on remonte jusqu’après la période esclavagiste, en 1804, les femmes haïtiennes ont été un outil de reproduction de la culture grandonarchique3 (Louis-Juste, 2008). En effet, les différentes luttes sociales pour le maintien du pouvoir ont donné naissance à deux classes sociales en Haïti : les « grandons » qui sont ceux qui ont accaparé la terre — l’objet de travail — et les « paysans » qui sont la main d’œuvre, c’est-à-dire ceux qui travaillent directement la terre sans en retirer les bénéfices (Louis-Juste, 2008). Pour résister et survivre à l’ordre de la grande plantation, les paysans ont créé le Lakou, une structure collectiviste dans laquelle vivaient les familles des régions rurales (Barthélemy, 1990). Le Lakou est devenu la première forme d’organisation familiale après l’indépendance du pays et les femmes ont continué à y jouer un rôle reproductif en prenant soin de la famille et en assurant la reproduction de la main d’œuvre (Louis-Juste, 2008). Par exemple, des « femmes-jardin qui ont été chargées de prendre soin des terres de leur patriarche et de procréer pour lui procurer de la main d’œuvre nécessaire à la continuation de sa domination » (Louis Juste, 2008 : 2). L’économiste et anthropologue Gérard Barthélemy (1990) montre que le Lakou était un mode d’organisation patriarcal qui a

3 Grandonarchique est un concept qui a été utilisé par le sociologue haïtien Jn-Anil Louis-Juste pour parler de

tous ceux qui ont participé à la séparation des richesses du pays, qui ont reçu de l’État de grandes donations de terres ou qui se sont emparés du pouvoir après l’assassinat de l’empereur Jean Jacques Dessalines.

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instauré le pouvoir masculin dans la société haïtienne. Ce mode d’organisation a toutefois été lénifié par le fonctionnement matrifocal de la famille qui « repose sur la prédominance et la permanence de la relation affective à la mère, au détriment d’un rapport plus fugace et plus mobile au père » (Barthélemy, 1990 : 31). En ce sens, les femmes sont devenues le facteur essentiel de reproduction de la société haïtienne tout en y occupant une position sociale inférieure par rapport aux hommes.

Ainsi, la structure de la société haïtienne repose sur un rapport inégalitaire entre les sexes. La division sexuelle du travail fait des femmes les responsables du travail reproductif et domestique, ce qui engendre une féminisation de la pauvreté (Anglade, 1986). En effet, cette pauvreté est le résultat de la hiérarchisation du travail entre les sexes (Kergoat, 2004) où les femmes constituent une main d’œuvre à bon marché et ne sont pas ou pas assez rémunérées pour leur force de travail. De plus, les femmes haïtiennes sont socialisées à se soucier des autres voire à se sacrifier pour leurs familles (Lamour, 2018). Le poids du rôle maternel et parental repose donc essentiellement sur le dos des femmes, elles qui sont en partie exclues du champ productif de la société. Ce modèle de socialisation favorise la pérennité de la domination masculine dans presque toutes les sphères d’activités en Haïti : familiale, économique, politique, culturelle.

Sur le plan culturel, il existe en Haïti plusieurs proverbes et expressions de « sagesse populaire » qui agissent comme des outils de transmission orale et de reproduction idéologique de valeurs sociales. Ces proverbes et expressions sont bien souvent les véhicules de stéréotypes et de préjugés, en particulier à l’endroit des femmes qui y sont généralement dévalorisées. C’est le cas, par exemple, dans les expressions populaires suivantes : Fanm se bwa pouri, pa apiye sou li [la femme est une planche abimée, il ne faut pas s’appuyer dessus] ; Bèl fanm se bèl flè san odè [la femme est une belle fleur certes, mais elle n’a aucun parfum] ; Gazèl pa mennen toro [la vache ne mène pas le taureau] ; Fanm se kokoye, l gen twa je men l pa we nan youn [la femme est comme la morphologie de la noix de coco, elle a trois yeux qui ne servent à rien]. Toutes ces expressions représentent la femme comme un être faible, maudit et inférieur aux hommes. Elles traduisent ainsi la condition d’inégalité, de discrimination et d’oppression dans laquelle se trouvent les femmes haïtiennes.

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Toujours sur le plan de la culture, les rapports de sexe inégalitaires sont également reproduits dans la musique haïtienne dont certains styles se distinguent par leur sexisme et leur grossièreté, j’y reviendrai. Par ailleurs, plusieurs chansons et pièces musicales donnent non seulement à voir les rapports sociaux de sexe, mais également les rapports de production et de pouvoir qui traversent la société haïtienne. Ces rapports de pouvoir sont notamment à la base de la division entre une musique « savante » valorisée, associée aux classes dominantes, et une musique « populaire » dévalorisée et associée aux gens d’en bas (Kosmicki, 2016). De façon générale, la musique populaire s’adressant aux gens des classes défavorisées vise le divertissement et l’évasion face à une situation socioéconomique précaire, avec des rythmes entraînants. Les femmes des classes populaires, celles qui consomment notamment ce genre de musique, se retrouvent donc à l’intersection de deux systèmes inégalitaires : le genre et la classe sociale, qui se comprend ici en termes de pauvreté économique, mais aussi de dévalorisation culturelle.

Il faut dire que la musique occupe une place particulière dans l’histoire d’Haïti. Le musicologue haïtien Claude Dauphin (2014), dans son texte intitulé « Histoire du style musical en Haïti », dresse un tableau de l’origine de la musique populaire en Haïti. Il fait le lien entre la musique dansante haïtienne et l’histoire d’Haïti. Selon Dauphin, cette forme musicale trouve son origine dans le « legs africain ancestral préservé dans les pratiques et les coutumes rurales » (2014 : 155). Les différentes luttes menées par le peuple haïtien pour son indépendance ont souvent été accompagnées de danses et de chansons composées par les esclaves eux-mêmes. Par exemple la cérémonie du Bois Caïman du 14 août 1791, considérée comme le point de départ de la révolution haïtienne, a été une manifestation culturelle où le vaudou, symbole identitaire du peuple haïtien, occupait une place centrale. Cette cérémonie présidée par le prête vaudou Boukman et les mambos4 Edaïse et Fatima, était donc composée de chansons et de danses, témoignant ainsi de la place capitale que la musique occupe dans le patrimoine haïtien (Mennesson-Rigaud, 1958).

En effet, de l’indépendance à nos jours, plusieurs styles musicaux populaires ont émergé ou ont été importés en Haïti : le compas, le rap, le reggae, le rock, le ragga et le rabòday (Ayiti Mizik, 2017). À travers ces musiques se donne à voir toute une panoplie de sujets liés à la

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situation sociopolitique et économique du pays. Par exemple, pendant la dictature des Duvalier, des styles musicaux comme les chante pwen, koudyay et ochan ont servi d’espace pour prendre des positions contre ou pour le pouvoir en place (Averill et Bouyssou, 2000). Darline Alexis (2014) dans ses analyses de deux morceaux célèbres de la musique haïtienne, Haïti chérie (1975) et Cecilia (1985), montre comment ces chansons décrivent la réalité d’émigration qu’a connue Haïti pendant la seconde moitié du 20e siècle. En plus des aspects

sociopolitiques et économiques du pays, les chansons haïtiennes parlent aussi de la situation des femmes. Elles abordent différents sujets, dont la beauté, le dynamisme et la sensualité de la femme haïtienne, mais véhiculent aussi parfois des messages explicites de discrimination envers les femmes. Ces messages relèvent directement des normes culturelles et sociales qui régissent la société haïtienne puisque, comme l’avance Marie Buscatto (2014), les représentations sexospécifiques dans les pratiques artistiques et culturelles sont le résultat de la façon dont la société définit les rapports de pouvoir entre les sexes, ainsi que l’identité sociale genrée.

À cet égard, le rabòday se distingue par la place centrale que les femmes occupent dans la majorité des morceaux. Plus précisément, le rabòday traite régulièrement des femmes haïtiennes, et il le fait bien souvent à travers des propos obscènes qui témoignent d’une violence sexuelle et sexiste explicite. C’est donc sur ce style musical spécifique que j’ai décidé de me pencher dans le cadre de ce mémoire. Le rabòday me semblait porteur sur le plan de l’analyse puisqu’il donne à voir le caractère inégalitaire des rapports sociaux de sexe dans la société haïtienne, au croisement des rapports de classe. En effet, le rabòday se comprend comme une musique populaire en Haïti, associée aux classes urbaines et défavorisées sur le plan tant économique que culturel.

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9 1.2. Problématique

Le rabòday est un mot qui symbolise un rythme dans le vaudou haïtien. On le retrouve surtout dans le rara qui est un style de musique traditionnel en Haïti (Dorzil, 2018). Au-delà de la musique, le rara est une forme de manifestation culturelle dans la tradition haïtienne, qui existe depuis l’époque de la colonisation et qui se fête annuellement quelques semaines avant Pâques (Dorzil, 2018). Le tambour appelé rabòday est l’un des instruments utilisés par l’orchestre qui anime cette grande manifestation (Dauphin, 2014). L’orchestre est accompagné des membres de la communauté qui dansent et chantent des chansons à caractère historique et politique, traitant souvent de la réalité des classes défavorisées (Dorzil, 2018).

En 2004, l’artiste Joseph Donal connu sous le nom de Fresh la, chanteur du groupe Vwadezil [La voix des îles], a fait du rabòday le style de sa meringue carnavalesque5 sous le titre : M pa nan pale fransè [pas de question de parler le français]. Dans ses paroles, il a mis l’accent sur la notion de « liberté » qui représente l’acquis principal des 200 ans d’indépendance d’Haïti (1804-2004). Il en a également profité pour effleurer la situation politique du pays où différentes protestations ont exigé la démission du président Jean-Bertrand Aristide le 29 février 2004 (Deveault, 2009). Les paroles suivantes exemplifient bien le discours de Fresh la à l’occasion du Carnaval de 2004 : Pwòblem nan bouda m, perèz nan bouda m, m pa nan pale franse, chimè nan bouda m. Nou pa t pran libète an fransè se sak fè se an kreyòl m ap chante [Des problèmes dans mes fesses, la peur dans mes fesses, des délinquants dans mes fesses… je ne peux pas parler français. Nous avons eu notre liberté en créole c’est pour ça que je chante en créole]. Dans le contexte sociolinguistique haïtien, ces paroles traduisent les rapports de pouvoir existants entre les classes sociales supérieures qui ont accès à un niveau d’éducation plus élevé et qui parlent le français, langue de la métropole, et les classes défavorisées qui parlent le créole, l’une des langues officielles de la République mais qui demeure dévalorisée par rapport au français. Ainsi, Fresh la, surnommé King rabòday, a été l’un des premiers à populariser ce style musical en mettant de l’avant des métaphores pour parler de la situation sociopolitique du pays (Haïti Press Network, 2012). Dans ces paroles se

5 Le Carnaval est l’une des plus grandes manifestations culturelles en Haïti qui revient à chaque année. Sa date

varie en fonction du calendrier annuel puisqu’elle dépend de celle de Pâques : il doit toujours y avoir un intervalle de 40 jours de carême entre la fin du Carnaval et le dimanche de Pâques. Le Carnaval est aussi une période où des artistes et des groupes font passer leurs revendications à travers des meringues.

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lisent ainsi des rapports de classe inégalitaires où la langue française est vue comme une langue élitiste, parlée par la catégorie privilégiée de la société.

Cependant, le style de rabòday qui fait l’objet de ma recherche est quelque peu différent : plus festif que politique, il a émergé au courant de la dernière décennie, plus précisément après le séisme du 12 janvier 2010. C’est un style musical électro, au rythme entraînant et dont l’objectif est de faire danser des gens avec des chansons souvent remixées et/ou improvisées. Ce style de rabòday a gagné en popularité avec une chanson en particulier : Anba dekonb [Sous les décombres] du disc-jockey Tony Mix. Cette chanson décriait la réalité du pays après que le séisme eut entraîné près de 250 000 morts, 1,5 million de sans-abris et la destruction de 80 % des habitations de la ville de Port-au-Prince (Comfort, Siciliano et Okada, 2010). En plus des nombreux morts, des personnes vivantes se trouvaient encore sous les décombres aux lendemains du séisme. Le rabòday était donc une façon de parler de l’actualité des décombres tout en apaisant le choc émotionnel au sein de la population haïtienne et plus spécifiquement, dans les milieux défavorisés qui ont été les plus affectés par les dégâts causés par le séisme ainsi que par les difficultés de la reconstruction.

Par la suite, le rabòday a continué à gagner en popularité à travers les activités de ti sourit, une forme de fête musico-sportive organisée la nuit dans des carrefours de quartiers populaires à Port-au-Prince. Il faut souligner que ti sourit est le résultat d’une série d’animations de quartier qui a été instituée en 1997 par l’ancien ministre de la Jeunesse, des Sports et de l’Action civique, Evans Lescouflair, pour pallier au manque de loisirs des jeunes. Ces animations, devenues ti sourit, sont aujourd’hui dénoncées comme des espaces de vente et de consommation de drogues, de dépravation sexuelle et de pollution sonore nuisant à la paix publique (Le Nouvelliste, 2009).

Néanmoins, ces activités ont servi à la popularisation du rabòday qui est classé parmi les musiques les plus écoutées par les jeunes à l’heure actuelle. En effet, une enquête menée en 2017 par l’Association haïtienne des professionnels de la musiquea confirmé que le rabòday se place dans la catégorie des musiques populaires les plus influentes dans le milieu urbain, avec un taux de 29 % d’écoute. Cela dit, ce style musical est qualifié de populaire non seulement parce qu’il est très écouté par la population juvénile, mais aussi parce qu’il est associé aux classes défavorisées. En outre, le rabòday est en quelque sorte un miroir de la

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réalité des gens d’en bas, ceux qui vivent dans les quartiers populaires des principales villes haïtiennes et dans des situations socioéconomiques précaires.

L’une des caractéristiques particulières du rabòday est de véhiculer un discours sexiste qui s’en prend aux femmes dans tout ce qu’elles représentent, sur le plan tant physique que psychologique. Des expressions stéréotypées, violentes et discriminatoires, mettant notamment de l’avant « l’échange économico-sexuel » (Tabet, 2004) entre hommes et femmes, sont souvent au cœur des chansons du rabòday. À titre d’exemple, le fameux morceau Fè Wana mache de l’artiste Mossanto, remixé par DJ Tony Mix qui est connu pour sa facilité à composer et à mixer des morceaux rabὸday portant sur les femmes, explique clairement comment un homme peut obliger une femme (Wana) à coucher avec lui à partir du moment où elle accepte de recevoir de la nourriture, de la boisson ou une aide matérielle quelconque de sa part : Wana fin manje pen a manba w fè l mache…. depi l fin bwè ji alaska w fè l mache [Oblige Wana à se livrer à toi parce qu’elle a pris, a mangé ton pain et ton jus]. En plus de reproduire une compréhension spécifique des rapports entre les hommes et les femmes, ces paroles font clairement ressortir l’intersection du genre et de la classe sociale. En effet, les femmes dont il est question ici sont des femmes pauvres, qui vivent dans la précarité et ne sont pas en mesure de répondre à leurs besoins primaires. Les femmes sont donc représentées comme des êtres subordonnés tant sur le plan du genre que sur celui de la classe sociale.

C’est en raison de chansons comme Fè Wana mache que la popularité du rabòday est inquiétante aux yeux de plusieurs, en particulier des organisations féministes haïtiennes. Ces organisations se prononcent publiquement contre le rabòday et font campagne pour exiger de l’État haïtien qu’il prenne des mesures contre ce style musical qui, d’après elles, porte atteinte à l’intégrité des femmes. Ainsi, le 15 septembre 2017, le ministre de l’Éducation, Pierre Josué Agénor Cadet a promis d’interdire la diffusion du rabòday dans les activités récréatives des écoles du pays (Le Nouvelliste, 2017). Le 2 octobre 2018, le Commissaire du Gouvernement près du tribunal de première instance de Port-au-Prince, Clamé-Ocnam Daméus, a interdit les activités nocturnes dans le cadre de ti sourit, l’un des principaux vecteurs de diffusion du rabὸday, durant la période académique allant du 1er septembre au 30 juin 2018 (Rezonodwòs,

2018). D’autres critiques ont été adressées au rabòday sur le plan esthétique et culturel, notamment par Fritz-Gérald Louis (2014) qui avance que le rabὸday est une négation de l’art

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et qu’il représente un supplice de par ses obscénités et ses trivialités. Selon l’auteur, ce style musical méprise les valeurs morales et prône d’autres valeurs dégradantes, machistes et dévalorisantes qui sont inquiétantes pour l’avenir.

En revanche, malgré les nombreuses critiques formulées à l’endroit du rabὸday, dont celles qui l’accusent de véhiculer un discours sexiste, discriminatoire et stéréotypé, le public féminin joue un rôle déterminant dans la popularisation de ce genre musical. En effet, en dépit du caractère dégradant des chansons qui réduisent les femmes à des objets sexuels, certaines femmes sont fans du rabὸday (Louis, 2014). À l’instar des débats opposant les féministes latino-américaines aux femmes qui écoutent du reggaeton malgré son aspect machiste (Cheek Magazine, 2019), c’est au grand désarroi des féministes du pays que de nombreuses femmes haïtiennes participent à la popularisation du rabὸday. Dans ce mémoire, je m’intéresse ainsi à cette réception, à première vue paradoxale, du rabὸday par des femmes qui en sont fans. Plutôt que de simplement condamner cette réception, je souhaite l’interroger comme un ensemble de pratiques qui produisent du sens et des significations liées au genre et aux rapports sociaux de sexe (Radway, 2000). La question qui anime cette recherche est la suivante : comment comprendre la réception du rabòday par des femmes en Haïti en dépit du caractère dénigrant de ce style musical ? Avant de formuler ma proposition de

recherche, je présenterai d’abord une brève revue de la littérature en lien avec mon objet. 1.3 Recension des écrits

Dans toute démarche scientifique, il est nécessaire de consulter les recherches qui ont déjà été réalisées sur la thématique choisie, dans le but de mieux orienter le travail et de permettre un éventuel avancement des connaissances. Ainsi, avant de formuler ma proposition et mes objectifs de recherche, je tiens à procéder à la recension thématique des écrits. La musique rabὸday étant un sujet nouveau, il m’a été difficile de trouver des travaux scientifiques traitant directement de la question. Toutefois, j’ai repéré quelques travaux qui ont su éclairer et guider mes réflexions. Ces travaux sont ici regroupés en deux parties. Dans la première partie intitulée « La musique populaire : entre description d’une réalité sociale et reconnaissance de soi », les travaux recensés font le lien entre la musique populaire, la formation du sujet et les mouvements sociaux. La deuxième partie intitulée « Réception et représentation culturelles des femmes », fait ressortir les différences sexospécifiques dans les pratiques de création

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artistique et de réception. En outre, je souligne à chaque fois en quoi ces écrits sont utiles pour mieux comprendre et cerner mon objet d’étude.

1.3.1. La musique populaire : entre description d’une réalité sociale et reconnaissance de soi

Gage Averill et Rachel Bouyssou (2000), à l’aide d’une analyse de contenu de chansons composées à propos du régime duvaliériste dans les années 1980, font le lien entre la musique populaire en Haïti et le pouvoir politique. Ils soutiennent que la musique populaire entretient des rapports particulièrement complexes avec le pouvoir et que cela est dû à la situation de misère et de pauvreté dans laquelle se trouve la majorité de la population. En effet, ce style de musique est pour ces auteur.e.s : « un moyen d’expression, y compris d’expression critique, et contribue à former l’opinion et le consensus populaires » (Averill et Bouyssou, 2000 : 128). Leur étude permet de voir que les musiques populaires en Haïti abordent généralement les conditions sociales et existentielles des catégories les plus marginalisées de la société. Cela m’amène notamment à me questionner sur le statut des messages véhiculés dans le rabòday : sont-ils intrinsèquement sexistes ou servent-ils aussi parfois à dévoiler des pratiques dénigrantes et sexistes touchant les catégories de femmes les plus défavorisées dans la société ?

LizaireJean Evenson(2018), dans sa thèse de doctorat, fait une autre lecture de la musique populaire en Haïti. À partir d’une analyse de données qualitatives réalisée entre 2013 et 2016, l’auteur avance que le rap haïtien — un style musical fort populaire — ne constitue pas une forme de musique engagée, mais plutôt un style musical traduisant la souffrance et le désarroi des jeunes par rapport à la situation sociopolitique et économique du pays. Il présente la pratique du rap en Haïti comme étant un lieu d’autoformation et de subjectivation de l’individu. La thèse avancée par l’auteur me permet d’avoir une autre lecture de la musique populaire et d’un style comme celui du rabὸday. Elle me pousse notamment à réfléchir sur l’agentivité des femmes. C’est-à-dire à reconnaître que la musique populaire ne constitue pas seulement un lieu d’exercice d’un pouvoir répressif à l’endroit des femmes, mais plutôt de considérer les femmes comme des êtres ayant une capacité d’action et de réflexion à l’égard de la musique et de leurs propres pratiques d’écoute.

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Ces travaux permettent de comprendre, d’une part, que les musiques populaires témoignent généralement de la réalité des différentes personnes vivant dans la société. Ce genre de musique peut notamment constituer un exutoire par rapport aux différentes frustrations et maux sociaux que subissent les catégories sociales les plus défavorisées. D’autre part, la musique donne à l’individu la capacité de se reconnaître en tant que sujet. Cependant, la dimension genrée n’apparaît pas dans les analyses de ces auteurs qui ne cherchent pas à saisir comment les rapports sociaux de sexe s’établissent dans le champ musical. Pour ma part, c’est surtout cet aspect qui m’intéresse dans le cadre de ce mémoire.

1.3.2. Réception et représentation culturelles des femmes

La question de la réception a été discutée dans les travaux de nombreux musicologues et sociologues de la culture. Notamment, Bernard Lahire (2009) présente « la sociologie de la consommation culturelle » et la « réception des biens culturels » comme deux approches de la sociologie de la culture desquelles il est possible de tenir compte dans l’analyse. Selon l’auteur, ces deux orientations ont deux objectifs scientifiques différents. La sociologie de la consommation culturelle veut saisir la dimension inégale de la distribution des œuvres, elle s’assoit sur le principe d’agrégation des produits culturels et se focalise sur la hiérarchisation des œuvres, où le code culturel devient un indicateur pour mesurer la capacité du consommateur à déchiffrer telle ou telle œuvre. La sociologie de la réception se base quant à elle sur le principe de singularité des œuvres culturelles. Lahire affirme que la réception est « l’existence d’un contrat de lecture entre l’émetteur et le récepteur » établi « sur la base des présupposés qui leur sont communs » (Bourdieu cité dans Lahire, 2009 : 8). Ainsi, la sociologie de la réception s’intéresse aux diverses formes d’expériences et d’appropriation de la culture. Dans le cadre de cette recherche, je privilégierai l’approche de la « réception » plutôt que celle de la « consommation », car elle permet de prendre en compte des éléments de contexte qui me semblent incontournables au regard de mon objet, tels que la classe sociale et la dynamique des rapports sociaux de sexe.

Par ailleurs, Anthony Pecqueux et Olivier Roueff (2015) mettent l’accent sur l’écoute collective d’œuvres musicales, que l’on pourrait appeler « la réception en groupe ». D’après eux, le sens et l’utilisation du mot « collectif » diffèrent lorsqu’il s’agit d’œuvres musicales. D’une part, le fait d’être ensemble pour écouter de la musique ne signifie pas de former un

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groupe homogène, partageant les mêmes caractéristiques. D’autre part, les auteurs conseillent de ne pas résumer l’écoute collective à une simple description des écoutes musicales, mais de prendre en compte l’environnement sensible de l’action d’écouter. Cela permettrait d’appréhender les rôles, les dispositions et la dynamique des ajustements interactionnels. Il en ressort deux aspects intéressants, à prendre en compte dans le cadre de ma propre recherche. Premièrement, tenir compte de l’environnement dans lequel évolue l’œuvre musicale, en l’occurrence, les lieux et les contextes d’émergence et de diffusion de la musique rabòday, peut aider à comprendre la réception de cette musique par des femmes. Deuxièmement, la réception de ce style musical peut varier d’une femme à l’autre, qui n’en tirera pas forcément le même sens. D’où l’importance de prendre en compte les particularités de l’écoute collective dans l’analyse.

Dans une autre étude, Marc-Antoine Dion (2016) traite de la réception de la musique noise qui, à l’instar du rabὸday, suscite de l’opposition de la part de certaines personnes. L’auteur part de son travail d’observation d’un concert de l’artiste canadien Griefer pour montrer comment ce style musical est un choc pour la pensée et le corps. En effet, la musique noise est considérée comme une musique transgressive, désagréable et difficile à catégoriser, elle qui est surtout caractérisée par le bruit. En se basant sur trois moments de la réception, à savoir la préparation, l’adaptation et l’émancipation, l’auteur montre comment la réception de la musique noise — malgré son caractère transgressif et marginal — permet d’observer divers types d’interactions individuelles face à la nouveauté. Il considère cette musique comme « un outil permettant la sensation de notre propre pouvoir individuel sur les forces stylistiques, sociales et culturelles dans lesquelles nous nous situons » (Dion, 2016 : 76). Dion touche ainsi à la question qui me préoccupe dans le cadre de cette recherche : comprendre la réception d’une musique qui est perçue par plusieurs comme étant obscène et dérangeante. La réception d’une œuvre artistique ou musicale est une forme de relation individuelle, mais néanmoins sociale et politique. La dimension individuelle est donc à prendre en compte dans l’analyse, au même titre que les dimensions contextuelle et collective.

Du côté des écrits qui se rapportent plus directement aux termes de ma problématique, Janice Radway (2000) dans son célèbre Reading the Romance, aborde la dimension genrée de la réception dans son étude de la lecture des romans à l’eau de rose par des femmes. Radway a

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d’abord procédé à une analyse de contenu qui lui a permis d’établir que les romans sentimentaux reproduisaient bel et bien les normes patriarcales les plus traditionnelles, avançant ensuite l’hypothèse que ces romans participaient ainsi à l’intériorisation de ces normes par les femmes. Cependant, en combinant l’enquête ethnographique avec l’analyse de contenu, Radway a rapidement constaté que le sens que les lectrices tiraient de ces romans ne correspondait pas toujours à l’idéologie patriarcale véhiculée. Certaines de ces femmes utilisaient même la lecture de ces romans comme un moyen d’émancipation et d’indépendance par rapport aux membres de leur famille. Par exemple, le fait de pouvoir choisir son livre et de prendre un moment pour la lecture représentait pour ces femmes une forme d’opposition aux normes sociales et aux règles maritales qui les conçoivent comme une « ressource publique, où la famille puise à volonté » (Radway, 2000 : 167).

L’étude de Radway montre ainsi toute l’importance de combiner l’enquête ethnographique à l’analyse de contenu afin de ne pas présumer des effets plus ou moins directs des œuvres sur leur public et de saisir le caractère dynamique de la réception. Plus encore, dans une perspective féministe, cela permet de donner la parole aux femmes et de leur reconnaître une capacité critique ou de résistance :

L’enquête ethnographique permet, par exemple, de découvrir que Dot et ses clientes conçoivent leur pratique de lecture à la fois comme une lutte et comme une compensation. Une lutte dans le sens où elle leur permet de refuser le rôle social qui leur est prescrit par l’institution du mariage : en prenant un livre, comme elles me l’ont clairement rapporté, elles refusent pour un temps la demande permanente d’attention et de soins qui leur est adressée par leur famille, et elles agissent délibérément pour elles-mêmes et leur propre plaisir (Radway, 2000 : 167).

La lecture des romans à l’eau de rose ne constitue pas seulement une forme de lutte et de compensation, mais elle représente aussi pour ces femmes « un espace pour soi », un territoire personnel où elles ne sont pas à la disposition de toute la famille : « la lecture de romans répond à des besoins personnels, besoins que les institutions et pratiques patriarcales ne comblent pas » (Radway, 2000 : 167). Encore une fois, la recherche de Radway met en lumière l’importance de combiner différentes méthodes, c’est-à-dire de ne pas se contenter de produire une analyse critique du contenu d’une œuvre culturelle, mais de donner également la parole aux personnes qui reçoivent l’œuvre en question. En recherche féministe, il est particulièrement important de reconnaître l’agentivité des femmes et de les considérer en tant

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qu’actrices de leur propre vie, capables de réflexivité par rapport à leurs propres pratiques de consommation et de réception culturelles. C’est ce qui m’incite à vouloir comprendre le sens que donnent les femmes à leurs pratiques de réception du rabòday et l’interprétation qu’elles font de ce style musical, par ailleurs caractérisé par des propos dénigrants et sexistes.

Mylenn Zobda-Zebina (2004) utilise pour sa part la musique comme grille d’analyse de la diversité culturelle des sociétés créoles. Dans son article Femmes et musiques contemporaines dans quatre sociétés noires des Amériques, tiré d’une recherche doctorale en anthropologie sociale, elle focalise l’analyse sur le zouk en Martinique, le raggamuffin en Jamaïque, le rap aux États-Unis et la salsa à Cuba. Zobda-Zebina avance que les différents textes chantés et composés par des femmes dans ces quatre sociétés s’articulent autour de trois thèmes qui font partie intégrante de la vie des femmes : l’hétérosexualité, la famille et l’engagement social ou politique. Elle avance notamment que le rap féminin aux États-Unis est un espace de liberté et de créativité dans lequel les femmes peuvent remettre en question les normes sociales. Mais ce qui a surtout attiré mon attention, c’est le positionnement des rappeuses par rapport au racisme et au sexisme. Les rappeuses reconnaissent le sexisme de nombreux propos dans le rap, mais elles y voient aussi un moyen de valoriser leur beauté et leur identité de femmes noires, elles qui sont souvent dévalorisées par rapport au modèle blanc et occidental. Dans ce mémoire, je souhaite saisir les façons par lesquelles la réception du rabòday par des femmes est liée à des enjeux d’appartenance et d’affirmation de classe. En effet, les hommes qui produisent le rabòday et les femmes qui en sont les réceptrices font partie de la même catégorie sociale, marquée par la pauvreté et l’exclusion. Ainsi, malgré le contenu sexiste de cette musique, ces femmes peuvent se retrouver ou se reconnaître dans le rabòday puisqu’il parle de leurs vies, leurs réalités et leurs milieux socioéconomiques.

Enfin, Franklyne Dorzil (2018), dans son mémoire de licence portant sur la représentation de la femme dans la musique rabòday, a procédé à une analyse de contenu de onze chansons mettant en exergue les enjeux de genre, de classe et de génération dans le style rabòday. Les résultats de son analyse montrent que les thèmes du rabòday sont caractérisés par la précarité dans les quartiers défavorisés. Aussi, selon l’auteure, le rabὸday décrit les pratiques sexuelles des femmes dans les quartiers pauvres sans pour autant les dénoncer. Le travail de Dorzil (2018) donne certes une idée du contenu des chansons du rabὸday, mais il ne permet pas

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d’avoir l’opinion des femmes qui sont au cœur des messages que véhiculent ces chansons. Ainsi, j’avance pour ma part qu’il importe de donner la parole aux femmes afin de mieux comprendre la réception de ce style musical par les principales concernées.

Cette brève revue de littérature permet d’identifier trois notions clés dont il faut tenir compte pour bien comprendre la réception de la musique rabòday par des femmes en Haïti : la musique populaire, le genre et les rapports sociaux de sexe, la classe sociale. La prise en compte de ces trois éléments me permettra d’aborder les différents enjeux liés au contexte sociopolitique, culturel et économique d’Haïti qui interviennent dans la réception du rabòday, dont la réalité urbaine et plus précisément celle des quartiers défavorisés, ainsi que la situation des femmes haïtiennes. Dans une perspective exploratoire, cette recherche propose donc d’examiner les façons par lesquelles le genre et la classe sociale interviennent dans la réception de la musique rabòday par des femmes haïtiennes. Cela suppose d’atteindre les deux objectifs complémentaires suivants : d’une part, comprendre comment la classe sociale et le genre sont articulés dans le rabòday et, d’autre part, saisir le sens que certaines femmes donnent au rabòday dans leur vécu.

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Chapitre II : Cadre théorico-conceptuel

Afin d’examiner les façons par lesquelles le genre et la classe sociale interviennent dans la réception de la musique rabòday par des femmes haïtiennes, le cadre théorique de ma recherche se situe au croisement du courant des Cultural Studies et des études féministes. C’est à partir de cet ancrage théorique que je définirai dans les sections suivantes les principaux concepts sur lesquels ma proposition de recherche prend appui et qui guideront par la suite mon analyse. Ces concepts sont ceux de musique populaire, de réception et de genre qui se comprend ici, dans une perspective intersectionnelle, au croisement de la classe sociale.

2.1. Musique populaire

La notion de musique populaire fait l’objet de débats entre plusieurs auteur.e.s et chercheur.e.s (Guilbaut, 2011). D’un point de vue sociologique, la musique en elle-même engendre une diversité d’approches théoriques et empiriques. Selon la sociologue et musicologue française Hyacinthe Ravet (2010), la musique est un « fait social » qui donne une signification globale de la réalité, en prenant en compte l’espace, le temps et l’organisation d’une société donnée. Dans cette même perspective, Anne-Marie Green fait une distinction entre « le fait musical total » et « des faits musicaux spécifiques » : « selon l’expression de Georges Gurvitch, la musique impose d’en étudier les aspects économiques, politiques, matériels et techniques, symboliques, etc., de saisir à la fois les dimensions sociales et sensibles de chaque fait musical » (Green citée dans Ravet,2010 : 6). C’est notamment là où la bicatégorisation entre « musique populaire » et « musique savante » prend son sens (Roszak, 1980). Selon le musicologue français, spécialiste du phénomène techno Guillaume Kosmicki (2006 : 1), l’opposition entre musique savante et musique populaire se base en partie sur la différenciation sociale des acteurs : la « musique d’en haut » étant la musique savante et la « musique d’en bas » étant la musique populaire. À cet égard, la démarche des Cultural Studies invite à considérer les enjeux socioéconomiques des différents acteurs en présence, ainsi que leur classification dans la hiérarchie sociale pour mieux appréhender la musique populaire en tant que phénomène social.

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2.1.1. La musique populaire comme enjeu de classe sociale

Les Cultural Studies sont un courant de recherche qui se base sur une approche sociale de la culture. Plus spécifiquement, il s’agit de montrer comment le fonctionnement et les pratiques culturelles des catégories populaires ou minorisées représentent une forme de contestation de l’ordre social (Ferrand, 2012). Ce courant, selon le professeur François Yelle (2009) et le philosophe Douglas Kellner (2002), propose diverses façons de procéder à l’analyse des pratiques culturelles en tenant compte des conjonctures matérielles et idéologiques. Il s’intéresse à la façon dont les groupes sociaux, les sous-cultures et les individus résistent aux formes dominantes de la culture en créant leur propre style et leur propre identité. Ainsi, les Cultural Studies aident à analyser la multidimensionnalité des relations sociales, des antagonismes et des oppressions que subissent des couches défavorisées, sur l’axe tant économique que culturel, en tenant compte du genre, de la classe, de la race et de l’ethnicité.

La musique populaire, en tant que pratique culturelle et forme de divertissement associée aux classes dites populaires ou ouvrières, peut ainsi être envisagée comme « l’expression politique de la résistance de sous-culture » (Laughe cité dans Ferrand, 2012 : 40). La musique donne donc la possibilité d’étudier cette forme de résistance d’une classe subordonnée par rapport à une classe dominante ou hégémonique (Hebdige, 2008). Cette approche permet d’examiner les caractéristiques communes des membres des classes populaires, ou encore d’une sous-culture, dont l’identité, la situation démographique et le milieu socioéconomique qui leur donne une attitude commune face aux pratiques culturelles dominantes.

Selon Richard Hoggart (1970), les pratiques culturelles des groupes sociaux ont un rapport direct avec leur style de vie. Pour lui, il est important de tenir compte des conditions sociales dans lesquelles existe un produit culturel pour mieux l’analyser. D’où l’intérêt de considérer la musique populaire en lien avec la culture et le mode de vie des classes populaires. Hoggart explique que ce mode de vie est caractérisé par une dynamique d’identification et d’appartenance à son groupe social (le « nous ») et de distinction d’avec les autres groupes, en l’occurrence l’élite et la classe bourgeoise (le « eux »). Les groupes subordonnés se servent ainsi de la culture populaire, notamment de la musique, comme d’un instrument d’affirmation identitaire.

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Le sociologue d’origine jamaïcaine Stuart Hall (2007), un autre pionnier du courant des Cultural Studies, propose une redéfinition de la notion de « populaire ». Il rejette la définition marchande du « populaire » qui se résume à une forte consommation d’un produit culturel. Aussi, il conseille de ne pas réduire la culture populaire à la seule culture du « peuple ». Il invite plutôt à appréhender la culture populaire du point de vue des forces, des relations de pouvoir et de luttes pour l’hégémonie qui la caractérisent. En effet, il propose de considérer le « populaire » à travers les mises en opposition et les antagonismes, les rapports de corrélation et d’influence qui existent entre la culture dite populaire et la culture dite dominante ou savante. Pour Hall, c’est précisément autour de ces relations et ces luttes de pouvoir entre les forces populaires et le pouvoir hégémonique que la culture populaire prend forme.

En somme, la musique populaire peut se définir comme celle qui englobe les différents styles musicaux qui prennent racine dans les conditions sociales et matérielles des classes populaires et qui sont incarnées dans les traditions et les pratiques qui leur sont propres. Cette même musique fait souvent l’objet de jugements, de critiques et de mépris de la part des classes dominantes qui l’opposent à une musique savante qui serait plus légitime, notamment sur le plan artistique ou esthétique. Ainsi, l’analyse de la musique populaire en tant que phénomène social doit impérativement prendre en compte le contexte social auquel elle est associée. La musique populaire est notamment le produit culturel d’un groupe de personnes ayant une appartenance de classe. De ce fait, la musique populaire représente un mode d’identification et d’appartenance sociale, un style de vie par lequel les gens des classes défavorisées affirment leur identité et résistent à l’hégémonie culturelle des classes supérieures (Hebdige, 2008 ; Grignon et Passeron, 1989 ; Roszak, 1980).

2.2. La réception : une action consciente

La réception est un concept utilisé pour appréhender l’action de recevoir des contenus culturels et artistiques. Elle est caractérisée par un processus d’interprétation des produits artistiques, en lien avec les facteurs et les contextes socioculturels (Quéré, 1996). Dans cette perspective, les récepteur.trice.s ne sont pas considéré.e.s comme des individus passifs qui consomment des produits culturels aliénants, mais plutôt comme des agents capables d’interpréter le sens des messages véhiculés dans les œuvres. C’est dans cette optique que le

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sociologue américain Howard Becker (1988) analyse la production de toute œuvre artistique comme une action collective qui inclut notamment le public qui reçoit l’œuvre. Selon lui, ce processus est une chaine de coopération reliant tous les acteurs qui participent d’une manière ou d’une autre à la réalisation de l’œuvre (producteurs, consommateurs, théoriciens, fonctionnaires, publics, etc.).

Pour le sociologue Bernard Lahire (2009), la réception est une posture d’analyse culturelle qui propose une manière différente d’étudier les interactions entre les œuvres, les artistes et les publics. En effet, la sociologie de la réception « s’intéresse davantage aux formes variées de l’expérience de l’art ou de différentes sortes de biens culturels, aux formes multiples d’appropriation des œuvres d’art ou des biens culturels, aux manières plurielles de s’approprier les mêmes textes, les mêmes tableaux, les mêmes spectacles, etc. » (Lahire, 2009 : 7). La réception se base sur un principe de singularité qui prend en compte toutes les formes d’expérience ou d’appropriation, des plus légitimes aux plus « bizarres ». Cette approche s’intéresse aux réceptions réelles, telles qu’elles se font » (Lahire, 2009 : 9). Tout en évitant de tomber dans le relativisme culturel, cette posture d’analyse invite à être attentif aux pratiques de résistance ainsi qu’à analyser les différentes catégories comme étant « le produit d’une socialisation plus ou moins diffuse ou explicite et que leurs comportements sont le fruit d’habitudes culturelles » (Lahire, 2009 : 10).

Pionnière des études féministes de la réception, Janice Radway (2000) invite quant à elle à combiner l’analyse de contenu d’une œuvre culturelle, en l’occurrence les romans à l’eau de rose, avec l’enquête ethnographique pour comprendre les différents enjeux qui se croisent dans les pratiques de réception de cette même œuvre. Ainsi, elle avance « qu’on ne doit pas négliger la perception des femmes lectrices, si on veut réellement comprendre ce qu’elles retirent de cette lecture » (Radway, 2000 : 174). Cependant, elle ne s’intéresse pas seulement à la réception du point de vue du sens que les lectrices donnent à une œuvre, mais elle prend aussi en compte le sens qu’elles donnent à leurs propres pratiques de lecture, d’achat ou de consommation culturelle (par exemple, où, à quel moment et dans quelles conditions achète-t-on ou liachète-t-on un roman à l’eau de rose ?). L’approche développée par Radway me semble ainsi particulièrement pertinente pour comprendre la réception du rabòday par les femmes haïtiennes. Elle permet non seulement de dégager leurs propres interprétations des paroles des

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chansons, elles qui sont bien souvent sexistes, mais également de voir comment le rabòday s’insère dans les pratiques quotidiennes de ces femmes et y prend une signification particulière, notamment au regard de leurs positions de genre et de classe sociale.

J’emprunte également à Stuart Hall (1994) sa définition de la réception. Pour lui, la réception par des publics constitue un acte politique qui ne se réduit pas à de l’aliénation. Il reconnaît l’hégémonie de la classe dominante sur les classes subordonnées du point de vue culturel, mais pour lui, le processus communicationnel ne se restreint pas à une imposition du sens dominant. Plus précisément, j’aurai recours au modèle de codage/décodage développé par Hall qui rejette la vision linéaire du processus de communication (émetteur-message-récepteur). Ce modèle suppose que le moment de la réception est, lui aussi, un moment de construction de sens. Stuart Hall identifie trois modes de lectures ou de décodage possible d’une même œuvre, qui correspond au codage initial d’un message. D’abord, le décodage peut faire montre d’une adhésion à la position dominante, hégémonique où le public intègre sans restriction le sens codé dans le message. Ensuite, la position négociée, qui est la plus courante, où le message sera décodé dans un double mouvement d’acceptation de certains éléments du code dominant et de rejet d’autres éléments. Enfin, la lecture oppositionnelle où le public comprend parfaitement bien le message véhiculé, mais le décode en fonction d’un autre cadre de référence qui est en rupture avec le sens dominant. En somme, dans ce mémoire, suivant l’approche de la réception développée chez Hall et chez Radway, j’ai d’abord procédé à une analyse de contenu de chansons du rabòday (codage) et j’ai ensuite donné la parole à des femmes qui sont fans de rabòday afin de saisir les différentes lectures (décodage) qu’elles peuvent faire de ce style musical.

2.3. Genre, femmes et classe populaire

Le genre, au même titre que la classe sociale, forge l’esprit d’appartenance, le style de vie et les pratiques culturelles des hommes et des femmes (Hoggart, 1970 ; Roszak, 1980 ; Hall, 2007). Encore une fois, la conceptualisation féministe de la notion de genre invite à dénaturaliser la distinction sexuelle, à appréhender les relations entre les hommes et les femmes comme un rapport social construit, qui charrie tout un ensemble de stéréotypes privilégiant le masculin sur le féminin (Héritier, 2002 ; Kergoat, 2004 ; Tabet, 2004 ; Descarries, 2018). Ainsi, le genre permet de saisir les dynamiques de pouvoir basées sur

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l’assignation sexuelle qui sont à l’œuvre dans toutes les sphères et toutes les catégories sociales. Pour de nombreuses auteures, dont la philosophe américaine Judith Butler (2003), le genre est produit dans des contextes culturels et sociaux dont il faut tenir en compte dans l’analyse.

Par ailleurs, la plupart des courants féministes posent la domination masculine comme un phénomène transversal, qui est présent partout, peu importe les particularités propres à chaque classe sociale et à chaque groupe ethnoculturel. D’où l’apport des Cultural Studies et du féminisme intersectionnel qui offrent un canevas théorique qui tient compte de plusieurs dimensions dans l’étude de la culture. Ces courants offrent la possibilité d’étudier « des relations chevauchantes entre les questions de la race, de la nation, du genre, des sexualités et des classes » (Ravi, 2012 : 383), en lien avec les contextes sociopolitiques et les structures économiques en place. Ainsi, la perspective intersectionnelle combinée à celle des Cultural Studies permet d’éclairer les processus d’imbrication du genre et de la classe sociale dans la réception du rabòday par des femmes haïtiennes.

Pour la juriste américaine Kimberlé Williams Crenshaw (2005), les études qui s’intéressent aux femmes doivent prendre en compte non seulement le genre, mais aussi d’autres dimensions comme la classe sociale et la race. La prise en compte de ces dimensions me semble effectivement incontournable pour analyser les propos des femmes qui sont fans de rabòday, afin de faire ressortir les différents enjeux qui s’y croisent et de saisir toute la complexité de leur situation sociale. L’approche intersectionnelle me servira notamment à comprendre le choix des femmes d’écouter une telle musique réputée pour être sexiste, dénigrante et discriminante à leur endroit, sans leur prêter des intentions ni préjuger de leurs actions.

En résumé, les concepts mobilisés dans ce mémoire et leurs ancrages théoriques au sein des études féministes et des Cultural Studies me servent à éclairer, d’abord, le lien existant entre la musique populaire et la classe sociale. Ensuite, ils permettent d’étudier des pratiques de réception culturelle dans une perspective dynamique et non linéaire, au regard de différents contextes et positions sociales, à l’intersection du genre et de la classe. Ce cadre théorico-conceptuel spécifique constitue de ce fait une boussole venant guider l’analyse proposée.

Figure

Tableau II. Portrait sommaire des participantes focus group 2
Tableau III. Portrait sommaire des participantes des entretiens semi-dirigés

Références

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