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Le rabòday comme expression d’une sexualité féminine marchande

Chapitre IV : Analyse féministe intersectionnelle des chansons rabòday

4.2. Quand le genre et la classe sociale se croisent

4.2.1. Le rabòday comme expression d’une sexualité féminine marchande

Plusieurs chansons rabòday font état d’un rapport d’échange économico-sexuel entre les hommes et les femmes. Les chansons comme Men madan papa de Marinad 007 (2016), Timamoun de J-Vens (2014), Fè Wana mache de Mossanto remixé par Tony mix (2016), Bèl fanm pa monte nan syèl de Vag lavi/DJ magic (2016), W ap gade m Wana de Mossanto (2014) et Limena pa metye de Vag lavi/Bourik (2015), dépeignent toutes la réalité des jeunes femmes

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pauvres qui se livrent ou sont obligées de se livrer à ce type d’échange pour subvenir à leurs besoins. La chanson de Black family internacional, Vwazin banm yon ti bèf (2017), expose quant à elle la réalité des mères de famille qui ont besoin de nourrir leurs enfants. Ces titres laissent entendre que, à chaque étape de la vie des femmes, des situations se présentent où elles sont contraintes d’échanger leur sexualité pour survivre. Encore une fois, ces femmes sont aux prises avec des inégalités multidimensionnelles (Kabeer, 2003) basées sur le genre et la classe sociale.

Par exemple, la chanson Fè Wana mache (2016) décrit la situation d’une jeune femme qui doit faire l’amour avec des hommes qui lui donnent de la nourriture pour survivre. Dans un langage cru et explicite, Mossanto chante :

Fè Wana ponpe, fè Wana vole, fè Wana voltije, depi manmzèl fin bwè toro w fè l mache Manmzèl fin bwè ragaman ou fè l mache, li fin manje pen amanba w fè l mache. Mamzèl fin bwè ji alaska w fè l mache.

[Fais Wana pomper, fais Wana voler, fais Wana voltiger. Dès que mademoiselle a bu ton jus, fais-la marcher. Mademoiselle a bu ton ragga man11 fais la marcher. Elle a mangé ton pain beurré fais la marcher. Elle a fini de boire ton jus Alaska fais la marcher].

« Fais-la marcher ! » est une expression qui signifie « oblige-la à se livrer sexuellement ». Cette expression renvoie à une catégorie bien spécifique de jeunes femmes qui habitent les quartiers populaires en Haïti. Ces femmes se trouvent dans une situation très précaire, elles ont des difficultés à trouver de quoi manger, un jus pour boire, et sont par conséquent particulièrement vulnérables. C’est la même réalité qui est décrite dans W ap gade Wana (2014) de Mossanto : Manzè konnen m se chofè moto, l tonbe mande m [...], Se w ap, w ap mande m, m ap mande w [Mademoiselle sait que je ne suis qu’un chauffeur de taxi moto, elle ne cesse de me demander. Tu me demandes, je te demande aussi]. Ces paroles montrent que peu importe ce que l’homme possède comme bien matériel, même si cela est très peu (une motocyclette ou un jus par exemple), il a la possibilité de « faire marcher » une femme. Aussi, il faut souligner que, même lorsque ces hommes ne sont pas capables de donner à une femme le peu qu’elle pourrait elle-même se procurer, ils se considèrent comme les maîtres. Cela

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témoigne notamment de la puissance de la socialisation différenciée selon le sexe qui forge les pensées et la manière de se considérer par rapport à l’autre sexe en Haïti.

Par ailleurs, même lorsqu’un homme est beaucoup plus âgé qu’une femme, assez pour être son père, il peut l’obliger à se livrer dans la mesure où il en a les moyens. C’est ce qu’explique Marinad 007 (2016) dans sa chanson sur le phénomène des Madan papa : Fanm ki madan papa se fanm k ap vire ak lepè, fanm ki madanm papa se fanm k ap techke ak lepè [Une femme « Madame Papa » est une femme qui baise avec un vieux]. La situation précaire de ces jeunes femmes est connue des hommes âgés qui en profitent pour abuser d’elles. C’est une fois de plus l’imbrication du genre et de la classe sociale qui permet de comprendre cette réalité : dans une société marquée à la fois par le sexisme, le machisme et la pauvreté, les femmes se trouvent dans une situation de double oppression tandis que les hommes sont systématiquement privilégiés par rapport aux femmes et ce, même lorsqu’ils appartiennent eux-mêmes aux couches sociales les plus défavorisées ou qu’ils sont très âgés.

La marchandisation de la sexualité prend une autre ampleur quand la femme a des enfants puisque les besoins augmentent et la situation précaire reste la même. C’est ce que relate la chanson de Black family internacional, Vwazin banm yon ti bèf (2017) :

Yo di mari w mouri ? Gade vwazin nan k ap kriye, di li pou mwen fò l konsole l. Si vwazen an desede, lwaye kay la fò l peye l, lekòl timoun yo fò l peye l. Gen vwaziaj k ap siveye l, di yo pou mwen pa kontwole l, yo konnen l p ap ka rete, bouch li fann fòk li manje. [J’ai appris que ton mari est mort. Voilà la voisine en train de pleurer ! Dites-lui de se consoler, si le voisin est décédé. Quelqu’un va le remplacer, il faut payer le loyer. Il faut payer la scolarité des enfants. Le voisinage fait le commérage, dites au voisinage de ne pas la contrôler. On sait qu’elle ne peut pas rester seule. Elle a une bouche à nourrir].

Les paroles décrivent une situation où un homme demande à sa voisine de lui faire une fellation et de coucher avec lui. Ayant appris que son mari est décédé et qu’elle est inconsolable et sachant par ailleurs que la voisine est en situation de précarité et de vulnérabilité (elle a des enfants à nourrir, leur scolarité à payer, etc.), il en profite pour lui proposer un échange économico-sexuel. Ce genre de propos participe à reproduire l’idée selon laquelle l’homme est celui qui a le monopole économique. Avec ce monopole, il est le chef, et il peut décider de faire marcher une femme qui est dans le besoin puisque « qui finance

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commande ». Par exemple, dans la chanson de Black family internacional (2017) on affirme que pour « posséder » une femme, pour coucher avec elle, il suffit de se pencher pour mettre la main à sa poche : Si w ta bezwen gen yon bèl fanm nan menm w kwochi yon bò [Si tu veux posséder une belle femme, il suffit de te pencher]. De l’autre côté, la sexualité de la femme est représentée comme le moyen le plus efficace pour à subvenir à ses besoins. C’est d’ailleurs ce qu’explique le proverbe haïtien qui dit : Fanm fèt ak tout byen l [La femme est née avec son bien, son vagin].

Cela renvoie notamment au concept de « sexage » utilisé par Colette Guillaumin (1978) pour rendre compte de l’appropriation, tant privée que collective, des femmes par les hommes. La marchandisation de la sexualité des femmes dont il est question dans le rabòday est donc à l’image des rapports sociaux de sexe qui ont cours dans la société haïtienne et ailleurs. En effet, comme l’avance Paola Tabet (2004 : 75) : « le pouvoir des hommes tant par le monopole de l’argent que par le contrôle des emplois, etc., fait qu’ils ont une importance cruciale dans la vie des femmes — premièrement comme ‘‘patron’’ qui favorise leur carrière professionnelle et deuxièmement, comme amants payants ».

Dans les chansons rabòday, les femmes qui sont contraintes de se livrer sexuellement en raison de leur situation économique ne semblent pas rechercher le plaisir sexuel (les propos des répondantes présentés au chapitre V permettront de vérifier cet énoncé). Autrement dit, leur sexualité n’est pas une source de plaisir pour elles-mêmes, mais plutôt un lieu d’échange où elles donnent du plaisir aux hommes pour survivre. En ce sens, ce lieu d’échange constitue « un espace de pouvoir qu’utilisent les hommes pour s’approprier la femme » (Jean Louis, 2016 : 93). De plus, c’est un espace de pouvoir qui s’accompagne de mesures punitives dans les cas de refus des femmes de se livrer. Par exemple, dans la chanson Fè Wana mache, Mossanto affirme ceci (2016) : Si Wana pa vle mache, gen mwayen pou fè l mache [Si Wana ne veut pas marcher, il y a des moyens pour la forcer à marcher]. Ces moyens décrits par Mossanto sont des coups dans les fesses, dans le visage et dans le vagin, mais l’on retrouve aussi communément l’usage d’objets pouvant rendre douloureux le rapport sexuel. La façon de représenter les pratiques sexuelles et les « codes punitifs » (Rubin, 2000) qui accompagnent un refus de se soumettre à ces pratiques font apparaître, une fois de plus, la sexualité comme

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un lieu de pouvoir, de coercition et d’inégalités qui affectent tout particulièrement les femmes des classes défavorisées.

En résumé, l’analyse de texte des chansons rabòday permet de saisir la situation d’oppression dans laquelle se trouvent plusieurs femmes dans la société haïtienne. Ces chansons lèvent en quelque sorte le voile sur les profondes inégalités qui existent dans cette société. Des inégalités de classe, où la distribution des richesses est faite de manière inéquitable et des inégalités de genre, où les hommes sont privilégiés par rapport aux femmes. Conséquemment, les femmes qui vivent en situation précaire subissent des inégalités croisées, à l’intersection du genre et de la classe sociale. La précarité et les rapports sociaux de sexe exercent une violence sur le plan tant physique que symbolique sur ces femmes qui sont souvent contraintes d’échanger leur sexualité pour survivre. Par ailleurs, si le rabòday expose la réalité de ces femmes, il ne la dénonce pas pour autant. Au contraire, les mots et les expressions employés ainsi que les thèmes abordés ont pour effet de renforcer le sexisme et les violences sexuelles. Malgré cela, de nombreuses femmes écoutent et apprécient ce style musical. Ainsi, dans l’objectif de mieux comprendre la réception du rabòday par des femmes, le chapitre qui suit présente les différentes positions de femmes qui en sont fans.

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