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Chapitre V : La réception du rabòday par les femmes qui en sont fans

5.2. Un projecteur de visibilité

La représentation sociale est un autre enjeu important qui ressort des propos des femmes fans de rabòday. En effet, lorsque questionnées sur leur perception des discours sexistes et des termes dénigrants employés dans le rabòday pour parler des femmes, la plupart des répondantes ont dit qu’elles y voyaient plutôt « un projecteur de visibilité » sur leur réalité sociale. C’est-à-dire que, d’une part, le rabòday parle de la vie des femmes dans les quartiers

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défavorisés, elles qui sont trop souvent invisibles par ailleurs, et d’autre part, le rabòday est un moyen pour elles de se faire connaître, de s’affirmer socialement. En ce sens, le rabòday est à la fois un projecteur de visibilité et un vecteur d’affirmation identitaire pour ces répondantes.

L’invisibilité des femmes haïtiennes est particulièrement frappante dans les sphères économiques et professionnelles, elles qui représentent 55,9 % du secteur informel et qui n’ont par conséquent même pas droit à la sécurité sociale (UNFPA, 2017). Comme l’a montré Rose-Mylie Joseph (2017), cette invisibilité est liée à la division sexuelle du travail qui assigne prioritairement les femmes à la sphère privée et qui valorise le travail dit productif des hommes au détriment du travail reproductif des femmes (Kergoat, 2004). Dans le cas du rabòday, l’invisibilité dont font l’objet les répondantes se comprend sur l’axe du genre, mais aussi — et peut-être même surtout — sur celui de la classe. Ainsi, le rabòday met en lumière les conditions sociales dans lesquelles vivent ces femmes et montre qu’elles existent au reste de la société qui préfère habituellement ne pas les voir. Pour saisir comment une musique réputée sexiste peut être considérée comme un vecteur de visibilité par des femmes, il faut donc se rappeler que ces femmes proviennent toutes de la classe défavorisée et qu’elles subissent de l’exclusion sociale sur cette base également.

Deux cas de figure ressortent des propos des participantes : la visibilité des artistes du rabòday et la visibilité des femmes des quartiers populaires. Premièrement, certaines répondantes avancent que le rabòday est non seulement un projecteur de visibilité pour les femmes issues des quartiers défavorisés, mais qu’il l’est également pour les artistes, les DJ qui vivent eux aussi dans la pauvreté. Leurs propos associent ainsi les vedettes du rabòday et leur public, puisqu’ils appartiennent tous à une même classe sociale. Les DJ doivent, eux aussi, trouver le moyen de survivre. En l’occurrence, ils doivent se faire connaître pour pouvoir vivre de leur musique. D’après plusieurs répondantes, le moyen le plus sûr et le plus rapide pour se faire connaître réside dans l’obscénité et la provocation, ce qui passe notamment par les représentations dénigrantes et sexualisées des femmes de leur classe. C’est, par exemple, ce qu’explique Barbara quand elle déclare ceci :

Èske w wè BIC fè « hit » konsa ? Jamè ! l pa joure, l pa ap mete fi toutouni. paske li menm li sosyal, li fè yon bagay pozitif tout moun

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ka tande. Li pa p fè « hit » pou sa ? Atis « de nos jours », DJ yo, pou yo ka fè « hit » se sou fi pou yo pale pou yo jwenn popilarite. [BIC, est-il au cœur de l’actualité ? Jamais ! Parce que BIC fait une musique sociale qui respecte les femmes, qui véhicule des messages positifs. Donc, on ne va pas parler de lui. Les artistes de nos jours, les DJ véhiculent des propos dénigrants pour chercher la popularité].

L’artiste haïtien dont parle Barbara, BIC, de son vrai nom Roosevelt Saillant, est un compositeur, rappeur et slameur renommé pour le style engagé de ses textes. Il est aussi professeur d’anglais dans plusieurs écoles de Port-au-Prince. Par son parcours et son style engagé, axé sur les jeux de mots (rimes, poésie), BIC se distingue des DJ du rabòday. Ces derniers utilisent un langage cru et direct, sans métaphore ni poésie, pour parler de la réalité des femmes vivant en situation de pauvreté. Les propos de Barbara laissent donc entendre que si un artiste tel que BIC peut se permettre de produire « une musique sociale qui respecte les femmes » c’est parce qu’il peut se passer de la publicité que l’obscénité et le sexisme confèrent, un privilège que n’ont pas les artistes de rabòday.

Catherine va dans le même sens que Barbara et laisse entendre que les paroles du rabòday ne sont pas tant l’expression de ce que ces artistes pensent véritablement qu’une manière efficace de se faire connaître :

Kounye a, m konstate pou yon moun fè «hit» an Ayiti, fò w son w grimas, fò w son makak, fò w son w moun ki san sans… fò w pa gen yon vi. Paske se pa tout moun ki egziste k ap viv. fè grimas se yon fason pou fè konnen w.

[En Haïti actuellement, je constate que pour faire la une de l’actualité, il faut faire de la niaiserie, ou être dénué de bon sens. Exister ne veut pas dire vivre. Donc, dire des propos malsains est une façon de se faire connaître].

Cirma voit elle aussi le fait de dénigrer les femmes comme étant un bon levier de popularité en Haïti :

Gen nan yo ki pran plezi k ap denigre fanm…. Yo fè l yon fason pou yo fè « hit », pou yo fè kòb. Vin jwenn ak Tony mix ki toujou ap lage yon seri bit.

[Il y a des artistes qui prennent plaisir à dénigrer les femmes… ils le font pour la popularité, pour se faire connaître et avoir beaucoup plus d’argent. Par exemple le DJ Tony mix avec ses beats].

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De manière générale, les répondantes considèrent que la société haïtienne encourage le sexisme. D’après elles, les DJ affichent leur machisme et leur sexisme pour gagner en popularité et ainsi survivre à la pauvreté. Une autre répondante, Bonite, confirme une fois encore cette idée lorsqu’elle avance que les DJ ne font que répondre à la demande du public :

N ap viv nan yon sosyete, se sa k pa bon y ap ankouraje. Si m ekri yon bon slam, li p ap pase, men si m ekri yon bagay ki sal se sa k ap pase. Mwen menm m panse se sa sosyete a mande a yo bay, rabòday la se sa sosyete a mande.

[On vit dans une société qui décourage les efforts des jeunes. Si j’écris un bon slam, il passera inaperçu. Mais si j’écris une chose malsaine, je vais faire la une. Moi, je pense que le rabòday ne fait qu’offrir à la société ce qu’elle demande].

Dans le deuxième cas de figure, les répondantes affirment que la façon dont les DJ parlent des femmes dans les chansons rabòday, même s’il s’agit de propos désobligeants, favorise leur visibilité à elles. Pour ces répondantes, le rabòday met en lumière leur réalité et sa violence n’est rien à côté du mépris et de l’exclusion sociale que les femmes des classes populaires subissent au quotidien. En guise d’exemple, Bertha relate un incident lors d’un concert donné en avril 2018 à Delmas 33. L’artiste Wens Jonathan Désir, mieux connu sous le nom de Mechans-T, a fait monter une jeune fille sur scène, lui a demandé de dénuder ses fesses et de se mettre en position de chien avant d’introduire un micro dans son vagin15. D’après Bertha

la jeune fille en question était forcément consentante et souhaitait faire parler d’elle : Se yon kesyon de « hit ». Ti dam nan te bezwen parèt tou, epi Mechans-T te bezwen fè « hit » tou. Donk se tout moun k ap chèche fè « hit ».

[Tout le monde cherche la visibilité. La jeune fille voulait se faire connaître et l’artiste Mechans-T voulait avoir de la popularité, donc, tout le monde cherche à faire la une].

Une fois encore, les propos de Bertha relient les artistes du rabòday et leur public : tant la jeune fille que Mechans-T recherchent la popularité, elle qui pourrait éventuellement leur permettre de se sortir de leur condition sociale.

15 On peut trouver cette information ici : https://rezonodwes.com/2018/04/11/debauche-sur-scene-le-rappeur- mechans-t-dans-le-collimateur-du-senateur-zokiki/

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Cécile de son côté avoue que c’est un plaisir pour elle d’écouter des chansons rabòday car elles décrivent sa propre réalité. Par exemple, elle s’identifie volontiers à un mot tel que Limena, fréquemment utilisé dans le rabòday malgré sa connotation péjorative :

M renmen lè y ap di m Limena, menm ke yo di Limena se yon moun sòt, ki renmen abiye, mwen m renmen l, m renmen abiye, m renmen met fo cheve nan tèt mwen. Tankou chante fò cheve a, m konn met fo cheve y ap rale l, lè konsa se yon plezi l ye pou mwen, paske y ap pale de mwen.

[J’aime quand on me dit Limena. Bien que Limena veut dire femme sotte, qui aime s’habiller, je l’aime bien. J’aime m’habiller, j’aime porter des tresses. Ça me fait plaisir d’écouter la chanson sur les tresses parce qu’on parle de moi].

Les propos de Cécile laissent entendre qu’elle comprend très bien la signification du mot Limena. Elle est consciente qu’il s’agit d’un mot péjoratif servant à décrire des femmes soi- disant dépourvues de qualités intellectuelles, sans éducation ou analphabètes par exemple, qui misent tout sur leur apparence. Cependant, cela ne la dérange guère, bien au contraire, elle se reconnaît dans la Limena et prend plaisir à écouter des chansons qui parlent « d’elle » pour une fois.

Catherine va dans le même sens et affirme que le rabòday donne une visibilité salutaire à des femmes qui sont généralement invisibles, voire méprisées dans la société haïtienne. Elle va même jusqu’à comparer la situation des femmes appartenant aux couches sociales les plus défavorisées à celle des tas d’immondices dans la rue :

Ou konn wè yon pil fatra ? Tout moun k ap pase ap gade, ap pile. Men « bizarrement » yon moun ak yon patwòl pase li pake sou li, epi tout moun vire ap gade l akoz de patwòl la. Enben l santi l pa fatra ankò. E konsa mwen menm mwen wè medam yo konprann tèt yo nan rabòday. Se sak fè malgre sa y ap di yo konnen, yo rete kanmenm.

[As-tu l’habitude de voir les immondices en pleine rue ? Tout le monde les piétine, sans même s’en rendre compte. Puis, bizarrement, un véhicule de marque Nissan Patrol vient se garer là-dessus. À ce moment-là, tous les regards sont fixés sur lui, tout le monde lui prête attention à cause de la marque du véhicule. Tout de suite ces immondices ne se considèrent plus comme telles, elles ont pris de la valeur. Ben c’est de cette façon que les femmes se voient dans le rabòday. C’est pourquoi elles en sont fans malgré les propos dénigrants].

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Ainsi, dans la métaphore de Catherine, les femmes sont les immondices et le rabòday est la Nissan Patrol qui attire l’attention sur elles. Le fait de comparer les femmes à des immondices a de quoi choquer, bien sûr, mais il révèle surtout l’invisibilité et le traitement social qui est habituellement réservé à ces femmes. Comme l’a souligné Richard Dyer (1993), la façon par laquelle les groupes sociaux sont vus, détermine en partie le traitement social qui leur est réservé et, inversement, la façon dont certains groupes sont traités, détermine comment ils sont rendus visibles socialement. Sans le rabòday, les femmes des classes populaires ne représentent que des tas d’immondices dont personne ne se soucie. Mais avec le rabòday qui fait d’elles le sujet central de ses textes, elles deviennent un sujet de discussion et de débat. On parle d’elles. Ces femmes se reconnaissent pour une fois dans le discours public.

Cela rejoint l’étude de Mylenn Zobda-Zebina (2004) sur les rappeuses aux États-Unis qui doivent se positionner contre le racisme et/ou le sexisme qu’elles subissent. L’auteure a montré que les rappeuses choisissent en partie d’accepter le sexisme dans le rap parce que le rap les rend visibles et qu’il met en évidence leur beauté en tant femmes Noires. C’est aussi ce que Kimberlé Williams Crenshaw (2005) rapporte lorsqu’elle affirme que les femmes Noires ont tendance à se solidariser avec les hommes Noirs malgré leur sexisme, plutôt que de se ranger du côté des femmes blanches qui se battent contre le sexisme tout en négligeant le racisme. Dans le cas des femmes fans de rabòday rencontrées, leur appartenance de classe est déterminante dans leur réception d’un style musical certes sexiste, mais qui met néanmoins en lumière la réalité socioéconomique dans laquelle elles se trouvent. De plus, elles se sentent solidaires des hommes, artistes et DJ du rabòday sur la base de cette même appartenance de classe. En somme, les propos des participantes montrent qu’elles comprennent la signification des mots et des expressions utilisés dans le rabòday. Elles ont conscience que ce sont des discours sexistes qui les dénigrent. Cependant, la condition d’oppression dans laquelle elles se trouvent, à l’intersection du genre et de la classe, les amène à considérer le rabòday comme un moyen de rendre visibles les femmes comme elles, en plus de pouvoir éventuellement leur permettre de gagner en popularité et améliorer leur sort individuel.