• Aucun résultat trouvé

Musique populaire et interculturalité

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Musique populaire et interculturalité"

Copied!
14
0
0

Texte intégral

(1)

Christophe Den Tandt

Université Libre de Bruxelles (U L B) (2017)

Le sujet dont je vais vous entrenir aujourd’hui vous paraîtra peut-être inhabituel dans le cadre d’une Faculté de Lettres. Il s’agit de la musique populaire et, en particulier, de la naissance d’un genre musical que vos parents, et même sans doute vos grandparents connaissent bien, c’est-à-dire la musique rock. Si le choix de ce sujet vous surprend, permettez-moi de préciser que ce type de musique est bien l’objet de certains de nos enseignements et a aussi servi depuis de longues années de domaine de recherche pour des mémoires de maîtrise écrits par des étudiants de Langues et Lettres et de Communication. En fait, un des buts de cette confé- rence est précisément de montrer une des manières par lesquelles des recherches universi- taires peuvent s’intéresser à la culture populaire, même si cette dernière fait en principe partie de notre vie quotidienne et non du monde académique. En pratique, mes remarques attireront votre attention sur le fait que la recherche universitaire se doit parfois d’être un peu plus prudente dans ses affirmations que les discours véhiculés par les fans de musique eux-mêmes et occasionnellement par la presse. Ce que je recherche en partie est donc de montrer com- ment les récits simples par lesquels nous percevons ce genre de sujet peuvent s’avérer plus complexe que prévu à partir du moment où ils font l’objet d’un regard académique.

Comme le titre de la conférence l’indique, nous allons adopter ici une approche qui s’intéresse au rôle joué par la musique dans les relations interculturelles et interethniques, et en particu- lier entre les communautés blanche et noire des Etats-Unis. C’est un thème qui a attiré l’attention de beaucoup de commentateurs. Au moment de la mort de Michael Jackson, beau- coup ont fait remarquer qu’un des apports majeurs du chanteur avait été de permettre à la

(2)

musique noire de jouer un rôle central dans le marché des loisirs américain. La popularité internationale de Michael Jackson a contribué à créer le marché actuel, dominé par des chan- teurs de rap et de R ’n’ B, dont les œuvres sont encadrées et commercialisées en grande partie par des producteurs afro-américains. Cette description positive du rôle de Michael Jackson dans le paysage culturel des Etats-Unis s’inscrit dans un des récits historiques majeurs par lequels l’histoire de la musique populaire américaine a été perçue. Le jazz et le rock and roll sont en effet considérés comme des pratiques artistiques qui ont permis à la communauté noire non seulement de s’exprimer, mais aussi de s’émanciper. Ces genres musicaux sont apparus comme des domaines où l’égalité interethnique a pu se développer de manière plus favorable et plus précoce que dans la société civile et le monde politique. De même, le jazz et le rock and roll ont permis au public blanc américain de marquer son opposition aux barrières de la ségrégation que les milieux les plus conservateurs avaient érigées.

Je ne vais pas ici démentir ces hypothèses optimistes. Je me propose seulement de les nuancer. Je voudrais montrer que les interactions entre culture blanche et noire aux Etats-Unis telles qu’elles se sont exprimées à travers la musique ont pu effectivement être source d’émancipation, mais qu’elles ont d’autre part toujours été complexes. Pendant longtemps ces relations ont été soumises à des barrières culturelles, ethniques et commerciales qui nuancent l’image d’une interaction égalitaire. Cette description nuancée est nécessaire pour éviter une forme de naïveté qui ignore la persistance des inégalités. Il faut en effet attirer l’attention sur le fait qu’un discours qui célèbre l’égalité pure et simple—et donc l’égalité abstraite entre peuples et cultures—peut aussi servir à masquer la persistance d’inégalités de fait. Afin d’illustrer ceci, je me concentrerai sur la naissance même du rock and roll dans les années 1950—une période qui, dans les récits journalistiques, a souvent été décrite comment l’exemple même de la réconciliation ethnique sur le plan musical.

(3)

La question que l’on se pose souvent au sujet du rock and roll, c’est tout simplement de savoir quand il a débuté. Une tradition s’est rapidement établie privilégiant un ou deux morceaux—

« Rock around the Clock » (mai 1954) interprété par Bill Haley ou « That’s All right » par Elvis Presley (juillet 1954)—qui en 1954 auraient révolutionné l’histoire de la musique popu- laire. On a donc parfois entendu des journalistes rock prétendre qu’ « avant cela, il n’y avait rien ». Les pionniers du rock and roll auraient « tout inventé ». C’est encore ce que l’on a dit récemment à la mort de Chuck Berry, cette figure essentielle du rock and roll des années 1950. Nous pourrions appeler ceci la théorie du grand basculement. Selon elle, la musique américaine serait passée brutalement d’une situation où les grandes vedettes étaient Louis Armstrong, Glenn Miller et Frank Sinatra à un nouveau paysage dominé par Elvis Presley.

Avec le recul, ce récit d’origines paraît beaucoup trop simple. Tout d’abord, quelle que soit l’époque, il y a toujours quelque chose « avant ». Sans surprise, un bon nombre de morceaux antérieurs à Bill Haley et Elvis Presley peuvent aspirer au titre de premier morceau de rock and roll. Il faudrait citer « Rocket 88 » d’Ike Turner and His Kings of Rhythm (avril 1951) [Jackie Brenston and his Delta Cats] ou même des titres des années 1930 et ’40—

«Good Rockin’ Tonight » de Roy Brown (septembre 1947) et «Roll ‘em Pete » par Big Joe Turner et Pete Johnson (décembre 1938). De plus, le terme « rock and roll » lui-même n’est pas apparu comme par magie au milieu des années 1950. En particulier, il n’est pas, comme on le croit parfois, l’invention du DJ Alan Freed. Ce dernier était présentateur de radio d’abord à Cleveland puis à New York. Quand il commençà à utiliser le termer rock and roll, il utilisait une expression qui était déjà apparue dans le domaine de la musique noire bien avant le milieu des années 1950. Il s’agissait d’un euphémisme couramment utilisés en blues et en rhythm and blues, comme en témoigne le morceau « Rockin’ and Rollin’ » enregistré par Lil’Son Jackson en 1951 (avril), ou encore « Rock and Roll » enregistré par les Boswell Sisters en 1934.

(4)

Enfin, l’objection la plus sérieuse que l’on peut opposer à l’hypothèse du grand bascu- lement est le fait qu’elle tend à minimiser l’apport des musiciens noirs. Personne n’a évidem- ment jamais prétendu que le rock and roll était une musique intégralement blanche. Plusieurs vedettes majeures du rock and roll des années cinquantes étaient noires : que l’on pense à Chuck Berry, Bo Diddley ou à Little Richard. De plus, la valeur de cette musique a toujours été défendue au nom du métissage culturel, et c’est d’ailleurs la peur de ce métissage qui a inspiré les arguments les plus violents développés contre elle. Mais le fait de supposer qu’une métamorphose abrupte est intervenue en plein milieu de la décennie ne peut que mettre en avant la contribution des rockers blancs—non seulement Bill Haley mais surtout Elvis Pre- sley, qui devint en quelques années unes des vedettes les plus célèbres de toute l’histoire de la musique américaine.

Face à cette complexité, il faut donc trouver une autre manière de raconter la naissance du rock and roll. Pour ce faire, je pense qu’il faut tenir compte de deux types de phénomènes qui ont évolué à des rythmes différents. Il y a d’un côté l’aspect purement musical de la ques- tion : il existait une matière première musicale qui à partir d’un certain point a évolué vers le style qu’il fallait bien nommer d’une manière ou d’une autre. D’un autre côté, il y a les phé- nomènes sociaux principalement liés aux rapports interethniques mais aussi à l’évolution de l’économie et du monde de l’adolescence aux Etats Unis. Ces phénomènes se sont exprimés à travers la mise en valeur d’un certain style musical et d’un certain style de vie. Nous verrons que la définition la plus fiable du rock and roll tient compte principalement de ces seconds aspects. Le rock and roll serait donc plus un phénomène social que musical.

Au niveau musical, l’événement qui a permis le développement à la fois du rock and roll et du rhythm and blues a eu lieu dans le domaine du jazz pendant la Deuxième Guerre Mondiale et dans l’immédiat après-guerre. A cette époque, des musiciens tels que Charlie Parker et Char-

(5)

lie Mingus décidèrent de faire du jazz une musique expérimentale. Ce nouveau style de mu- sique, baptisé bebop, posa les fondations du jazz moderne. Le jazz acquit dès lors le statut d’une musique sérieuse, parfois renommée « Black art music ». Il fut considéré digne d’études académiques et il se créa une niche dans les écoles de musiques où s’enseigne la tradition classique européenne. Cette métamorphose est admirable à beaucoup d’égards, mais elle laissait cependant un créneau vide dans le paysage de la musique populaire. Dans les années 1930, le jazz, sous la forme du swing, servait essentiellement de musique de danse. Or le jazz expérimental des années 1940 paraissait déconcertant pour une partie de son public précisément parce que ses improvisations complexes ne pouvaient pas servir de support aux danseurs. Ce vide du donc être comblé par un autre type de musique noire—le genre qui dans les hit parades du début des années 1950 s’appelait encore « race music », et qui, pour éviter les connotations racistes de ce terme fut rebaptisé « rhythm and blues » à partir de 1948.

Le rhythm and blues—la race music—n’a jamais constitué un style homogène. Ce terme désigne une constellation variée d’idiomes musicaux de la communauté noire dont la caractéristique commune tient au fait qu’ils servent de musique de danse. Au début des années 1950, ses composantes principales comprenaient des éléments du swing des années 1930, du boogie-woogie des années 1940, du blues électrique de Chicago apparu après la guerre, et du gospel. Le rhythm and blues se démarquait de la musique des années 1930 surtout par son orchestration: au lieu des grands orchestres de swing composés essentiellement d’instruments à vent, il privilégiait les formations plus restreintes, resserrées autour du saxophoniste, du pianiste, et parfois du guitariste. De plus, au contraire du swing des années 1930, le rhythm and blues était en majorité une musique vocale, faisant intervenir souvent un soliste appuyé par les voix secondaires des musiciens.

(6)

D’un point de vue strictement musical, un bon nombre de morceaux de rhythm and blues présentaient déjà à la fin des années 1940 et au début des années 1950 les caractéristiques attribuées plus tard au rock and roll. Le rhythm and blues pourrait donc être qualifié de rock and roll noir. C’est d’ailleurs pour cela que, comme nous l’avons vu ci-dessus, il est si dif- ficile de déterminer un point de départ pour le rock and roll. Ceci implique aussi que, comme je l’ai également indiqué plus haut, le terme rock and roll désigne moins un phénomène musi- cal qu’un phénomène social lié à l’histoire du consumérisme et à l’évolution de l’adolescence.

Le rock ’n’ roll en tant que phénomène social est apparu au moment où le public adolescent blanc s’est approprié la race music (et donc le rhythm and blues, le rock and roll noir), et où des musiciens blancs ont décidé de l’imiter et de la refaçonner selon leurs propres traditions.

Ces traditions incluaient notamment les modes d’orchestration en vigueur dans la « hilbilly music », la future country and western où prédominent les guitares.

Ce transfert interethnique fut rendu possible par deux éléments du contexte des années 1950. D’une part, la prospérité considérable des Etats-Unis d’après guerre avait fait des ado- lescents un groupe social à part entière doté d’un pouvoir d’achat autonome. La situation de la jeunesse était sans commune mesure avec les années 1930 et 1940. Les années 1930 avaient été dominées par la crise économique, et années 1940 par la guerre. Dans les années 1950, au contraire, les adolescents disposaient de moyens qui leur permettaient de définir la manière dont ils et elles pouvaient disposer de leur loisir. Cette liberté économique se déployait dans un contexte culturel paradoxal. D’un côté, les Etats-Unis des années 1950 étaient agités de tensions politiques considérables—guerre froide, campagnes anticommunistes du McCar- thyisme, mouvements afro-américain visant la déségrégation et l’égalité des droits civiques.

Cependant, ces éléments déstabilisants étaient masqués sous une façade de conformisme et de puritanisme—un état d’esprit dont le Président Dwight Eisenhower était l’incarnation. Ce conformisme s’exprimait sous des pratiques culturelles soigneusement préservées de tout

(7)

accent contestataire—chansons sentimentales des crooners (Bing Crosby), cinéma Hollywoo- dien et chaînes de télévision soumis à une stricte censure. Ce contexte contradictoire incitait les adolescents à poser un geste de transgression culturelle—un comportement pour lequel ils disposaient de moyens matériels. De manière assez logique, leur désir de contestation s’inspirait de la culture de la communauté noire. En effet, le discours raciste et puritain des conservateurs blancs conférait à celle-ci l’aura d’une sexualité désinhibée et d’une prédomi- nance des instincts. Ces pratiques pouvaient donc servir d’outil de provocation.

Concrètement, plusieurs institutions et acteurs sociaux fournirent aux adolescents blancs les moyens concrets de contourner la ségrégation culturelle qui régissait les structures même du marché américain (hit parades distincts ; salles de concerts ségréguées). Les stations de radio spécialisées dans la diffusion de musique noire jouèrent un rôle essentiel au début des années 1950. La ségrégation ne pouvait évidemment s’appliquer à la réception des ondes hertziennes. Ces stations assurèrent donc la diffusion interethnique du rhythm and blues à tous ceux qui désiraient l’écouter. Des disc jockeys blancs s’emparèrent de la nouvelle mode pour créer des émissions consacrées à la musique noires, mais ciblées cette fois-ci spécifiquement sur le public blanc. Alan Freed, que j’ai déjà mentionné, est l’un d’entre eux. Enfin, des pro- ducteurs de maisons de disques indépendantes prirent le risque d’enregistrer d’abord les ar- tistes noirs de rhythm and blues et ensuite leurs successeurs blancs. Les plus influents furent Sam Phillips, patron de Sun Records, qui produit les premiers disques d’Elvis Presley, Johnny Cash, et Jerry Lee Lewis, et les frères Leonard et Phil Chess, dont le label basé à Chicago assura le succès d’artistes noirs liés au rock ’n’ roll, particulièrement Chuck Berry.

Les paragraphes ci-dessus semblent cautionner la version optimiste de la naissance du rock and roll—l’hypothèse d’une réciprocité interethnique. Il est cependant difficile d’évaluer dans quelle mesure la mutation du rhythm and blues en rock ’n’ roll favorisa une avance vers la

(8)

déségrégation sociale et politique. Il est certain, d’une part, que les milieux conservateurs et racistes réagirent de manière horrifiée au nouveau phénomène. Cette musique fut parfois décrite comme une conspiration visant à « ramener les blancs au niveau des nègres ». Sam Phillips, le patron de Sun Records, confirme avoir dû faire face à de nombreuses réactions d’hostilité pour avoir lancé la carrière d’Elvis Presley—un chanteur dont le jeu de scène paraissait indécent. Implanté à Nashville, Tennessee—un état sudiste où la ségrégation était en vigueur—Sun Records était, il est vrai, idéalement positionné à la fois pour permettre ce mélange musical et pour être la cible des réactions négatives qu’elle suscita. Avec une moindre virulence, un film comme The Blackboard Jungle se fait l’écho de l’opinion domi- nante selon laquelle la jeunesse américaine est perpétuellement en passe de se laisser aller au désordre des instincts. (Notons que, en vertu d’une ambiguïté idéologique typiquement holly- woodienne, le générique de ce film servi à populariser « Rock around the Clock » de Bill Haley). C’est pourquoi Greil Marcus, un des commentateurs les plus prestigieux de l’histoire du rock, aime représenter les musiciens des années 1950—Elvis Presley, Jerry Lee Lewis, Little Richard, Chuck Berry—comme des pionniers qui se lancèrent dans une transgression sociale et culturelle qui les exposait non seulement à des critiques mais même à la répression judiciaire.

D’autre part, il a toujours été difficile d’attribuer à la musique rock la capacité d’affecter directement les institutions politique. L’impact de cette musique, particulièrement dans sa première phase de développement, s’est exercé principalement au niveau du monde des loisirs—le domaine du plaisir et du divertissement: elle véhicule une revendication hédo- niste, libératrice sans doute, mais liée seulement de manière indirecte à d’autres niveaux de la politique. Des musiciens qui se montraient ouverts aux influences d’une communauté répri- mée étaient nécessairement en rupture avec l’idéologie raciale conservatrice. Mais il n’est pas pour autant simple de déterminer à quel point leur musique a pu, par exemple, faciliter les

(9)

campagnes de déségrégation menées par les militants noirs dans les années 1950. D’autres genres musicaux—le gospel, ainsi que la musique folk—eurent à cet égard un rôle bien plus déterminant. Or leur public se montrait notoirement méprisant vis-à-vis du commercialisme et de l’immaturité supposés du rock and roll.

Le récit devient encore plus nuancé si l’on prend en compte l’attitude du public noir vis-à-vis du rock and roll. Pour éviter tout simplisme, il faut d’abord écarter l’idée que la communauté afro-américaine—et particulièrement ses autorités morales et religieuses—ont par le passé soutenu unanimement toutes les formes musicales développées par les musiciens noirs eux- mêmes. Depuis le début du vingtième siècle, un abîme de respectabilité sépare le gospel—la musique jouée dans les églises—du jazz et du blues, auxquels on reproche d’avoir servi de fond sonore aux endroits le plus mal famés—bars, saloons, bordels. Dans cette logique, il ne faut pas s’étonner du fait que la frange socialement conservatrice du public noir, proche des églises, n’avait aucune raison de se réjouir de voir des musiciens blancs s’inspirer de moyens d’expression afro-américains considérés comme moralement douteux. Au contraire, les mi- lieux afro-américains conservateurs étaient en droit de déceler des connotations racistes dans l’attirance que des jeunes blancs pouvaient avoir pour les stéréotypes les plus caricaturaux de l’identité noire (la sexualité désinhibée, le mépris de l’éthique du travail, l’hédonisme).

Quant à l’attitude des musiciens noirs vis-à-vis de l’émergence du rock ‘n’ roll, elle fut très diverse, parfois négative. Il n’y avait pas de bonne volonté à attendre des musiciens de jazz, qui ne tenaient de toute façon pas en haute estime le rhythm and blues, ce parent pauvre de la musique noire. Les musiciens de blues et de rhythm and blues eux-mêmes réagirent de manière contrastée. Une partie d’entre eux reprochèrent aux nouvelles vedettes blanches de pratiquer une imitation éhontée des musiciens afro-américains—de commettre ce que l’on appelle aujourd’hui un geste d’appropriation culturelle—, tout en dénaturant la musique qui

(10)

leur servait de modèle. D’autres—Fats Domino, Little Richard, Chuck Berry—qui participè- rent à l’essor du rock and roll adoptèrent l’attitude inverse : ils se firent les défenseurs enthou- siastes de ce qu’ils avaient tout intérêt à présenter comme une révolution musicale.

Les accusations selon lesquelles les musiciens blancs n’étaient que des imitateurs sont sans doute désagréables à entendre, mais elles doivent être sérieusement prises en compte.

Nous avons vu que ce qui fut commercialisé sous le label de rock and roll dans les années 1950 existait déjà depuis un bon nombre d’années. Il n’était donc pas absurde d’entendre Louis Jordan, un musicien de rhythm and blues fort populaire au début des années 1950, accuser Bill Haley d’avoir acquis son succès grâce à une musique qui frisait le plagiat. Il était aussi évident pour les musiciens et le public afro-américains que le vol supposé de la musique noire par les blancs n’était pas qu’une affaire de simple prestige: l’enjeu était très concrète- ment économique. Il concernait le profil de carrière réservé aux musiciens noirs dans une société ségréguée. Jusqu’à la fin des années 1940, la race music ne représentait que 7 % du marché de la musique aux Etats-Unis. La ségrégation sociale et politique avait donc comme conséquence d’empêcher les musiciens pratiquant ce style d’être reconnus au delà de leur communauté. Ils ne pouvaient pas prétendre rejoindre le vedettariat national ou international.

En revanche, le lancement du rock and roll reposait bien en partie sur un calcul commercial.

Sam Phillips ne cachait pas qu’avant même d’enregistrer les premiers disques d’Elvis Presley, il rêvait de pouvoir mettre sur le marché du rhythm and blues chanté par un jeune sudiste blanc. Il avait raison de croire que le succès commercial d’un tel chanteur serait considérable.

La méfiance vis-à-vis de l’appropriation interculturelle était donc basée sur la crainte bien fondée que la ségrégation réservait des carrières inégales pour les noirs et les blancs. Après le développement exponentiel du rock and roll, seule une minorité de fans blancs garderait en mémoire le nom d’Arthur Crudup, Big Mama Thornton, Big Joe Turner, ou Louis Jordan.

(11)

Certains musiciens noirs reconnus comme pionniers du rock and roll par le public blanc—Bo Diddley, par exemple—vécurent avec des revenus très modestes vers la fin de leur carrière.

De manière encore plus dérangeante, l’apparition du rock and roll dans les années 1950 évoquait le souvenir désagréable de pratiques culturelles racistes du passé. Depuis le 19e siècle, la culture euro-américaine s’était en effet construite en partie grâce à des emprunts à la culture afro-américaine qui avaient exacerbé le racisme au lieu de l’atténuer. Parmi les formes de divertissement les plus populaires du 19e siècle, on comptait les minstrel shows—des spectacles de music hall dans lequel chanteurs, acteurs et danseurs blancs se grimaient en figures d’esclaves noirs, adoptant le maquillage dit « in blackface ». Ces spectacles démon- traient l’ambivalence du public blanc pour la culture des esclaves noirs. D’une part, les mins- trel shows ont été à l’origine de nombreux stéréotypes racistes qui ont alimenté le langage et les récits populaires du 19e et du 20e siècle:. D’autre part, ces spectacles jouaient sur l’intérêt réel des blancs pour la culture noire, car celle-ci était en décalage radical avec les traditions plus austères liées héritées du protestantisme. Après quelques décennies, les minstrel shows prirent un tour encore plus raciste quand les acteurs et chanteurs furent recrutés parmi les artistes noirs eux-mêmes, mais furent toujours affublés des costumes et des maquillages cari- caturaux. Dans un contexte moins explicitement raciste, le public noir s’est souvent plaint du fait que les comédies musicales hollywoodiennes permettaient à des danseurs blancs de deve- nir des vedettes mondiales grâce à des numéros directement inspirés de danseurs noirs moins connus. Ainsi, derrière des artistes au talent incontestable tels que Fred Astaire et Gene Kelly se profile la figure de Bill « Bo Jangles » Robinson. Cet extraordinaire danseur de claquettes aurait sans doute eu un destin fort différent s’il avait pu être pleinement accepté par le public blanc.

(12)

L’idée que les musiciens blancs des années 1950 ne pouvaient que fournir une version asepti- sée de la musique noire mérite également beaucoup d’attention, mais aussi un peu de pru- dence. D’une part que certains aspects du rhythm and blues des années 1940 et du début des années 1950 se sont perdus lorsque les morceaux furent repris par les musiciens blancs—en particulier la souplesse rythmique (le « swing ») et les connotations sexuelles des paroles. Il peut sembler étrange de porter cette dernière accusation envers le rock ’n’ roll, puisque cette musique a connu un succès de scandale. Deux exemples pris dans le répertoire d’Elvis Presley le révèlent cependant clairement. « Hound Dog », dans la version originale de Big Mama Thornton, est un morceau obscène et spirituel à la fois, dans lequel la chanteuse qualifie son ancien amant de vieux chien décat. Elle ne désire ponc plus le voir venir renifler à sa porte même s’il remue la queue. Toutes ces allusions, disparaissent dans la version de Presley. Le morceau, pourtant très populaire, perd l’essentiel de son sens. Le fait même de faire reprendre un tel texte par un chanteur masculin suggère que Presley et son producteur n’ont peut-être pas compris la portée de l’original. De même, quand Presley reprend « That’s All Right, Mama » d’Arthur Crudup, il donne l’impression que la chanson pourrait s’adresser à sa mère, ignorant donc la logique de l’original qui, dans la tradition du blues, utilise le terme « mama » pour désigner une compagne.

En revanche, il serait naïf de croire que le rock ’n’ roll aurait pu conserver intégrale- ment l’esprit de ses sources noires. Il n’est pas question ici de mécompréhension intercul- turelle mais de contraintes de marché qui impliquent des mécanismes de censure. La liberté dont jouissait la race music pour créer des morceaux au son rude et aux paroles provocantes était proportionnelle à sa faible diffusion. Aucun média visant une audience nationale ne pouvait se permettre une telle liberté. Le cinéma hollywoodien avait depuis longtemps intégré cette logique de censure commerciale, ainsi que les chaînes radio et de télévision. Tel était le prix à payer pour le développement de grands médias généralistes dans un pays ou les groupes

(13)

de pression religieux, fort puissants, se méfiaient de la culture populaire. Dans ce contexte, on peut comprendre que le rock ’n’ roll ne pouvait offrir qu’une transgression mesurée.

Dans une perspective musicale, l’hypothèse que le rock ’n’ roll trahirait ses sources noires ne peut en revanche ignorer la capacité que tous les musiciens, qu’ils soient noirs ou blancs, ont la capacité d’innover. On considère en effet trop souvent la musique noire comme une culture patrimoniale, venue de la nuit des temps, en perpétuel danger d’être compromise par le com- merce. Au contraire, comme tout phénomène culturel, cette musique s’est construite par un processus historique qui laisse de la place au renouvellement et aux influences réciproques.

Bon nombre d’acteurs de l’industrie musicale des années 1940 et 50 ont insisté sur les muta- tions qui eurent lieu pendant ces décennies: le boogie-woogie était apparu moins de vingt ans plus tôt, et le blues électrique peu après la guerre, entraînant l’électrification de la musique noire. La hillbilly music des musiciens blancs avait acquis des accents plus durs. Les disques des pionniers du rock and roll, même s’ils reprenaient ou imitaient des morceaux de rhythm and blues, bénéficiaient de techniques d’enregistrement (amplification électrique, réverbéra- tion) qui créèrent un son suffisamment novateur pour justifier le sentiment d’une mutation significative de la musique populaire.

Enfin, le récit des interactions entre musique noire et blanche dans les années 1950 ne serait pas complet sans mentionner le fait que, même si le transfert interculturel s’est fait majoritairement au bénéfice de la musique blanche, il a été à certains égards réciproque. Les musiciens blancs ont transformé le rhythm and blues en lui apportant un type d’orchestration emprunté à la hillbilly music: le piano et le saxophone ont été remplacés par les guitares acoustiques et électriques, et le swing emprunté au jazz s’est mêlé au rythme galopant de la country and western. En contrepartie, on mentionne moins souvent qu’une fraction du réper- toire des artistes noirs de rock ’n’ roll s’est construite par des apports de la hillbilly music. Ce

(14)

phénomène est particulièrement visible dans la carrière de Chuck Berry. Parmi les artistes de sa génération, ce dernier a reçu les hommages les plus appuyés de la part des musiciens blancs des générations ultérieures (Beatles, Stones, Bruce Springsteen) à la fois pour son jeu de guitare, mais aussi pour ses talents de parolier. L’admiration que suscite sa musique se nourrit en partie de l’aura d’authenticité qui s’attache aux musiciens noirs. Il est vrai que que Berry invoque l’influence prestigieuse du bluesman Muddy Waters. Mais il ne fait pas non plus mystère du fait qu’il visait le succès en enregistrant des morceaux directement inspiré de la hillbilly music, en particulier son premier succès « Maybellene ». Sa voix au timbre clair présentait l’avantage commercial de se distinguer des accents plus rocailleux des chanteur de (rhythm and) blues. Le charme des morceaux de Berry provient donc de l’union des accents d’une musique blanche avec la tradition du rhythm and blues noir.

En essayant de respecter la complexité de l’émergence du rock and roll, j’ai développé un récit qui se développe par à-coups, en zigzag, mêlant les élans émancipateurs, les replis, et les compromis. J’ai ainsi suivi l’inspiration des théoriciens de la culture qui soulignent la capacité de la culture de masse à susciter un mouvement d’émancipation sans pour autant laisser cet élan se développer pleinement. L’émancipation se trouve inévitablement contrebalancée par les rapports de pouvoirs dans laquelle les œuvres se développent. Dans une société caractéri- sée par des inégalités sociales, les désirs d’émancipation qui s’expriment à travers la culture sont freinés par des stratégies qui en restreignent la portée. Dans notre exemple, ceci implique que le geste émancipateur provenant d’une société inégalitaire et d’une culture visant la re- cherche du profit ne peut jamais être libre de toute contrainte. Il aurait donc été naïf de s’attendre à ce que la déségrégation de la scène musicale entamée dans les années 1950 s’accomplisse par un grand basculement qui aurait mis fin à toute inégalité.

Références

Documents relatifs

Noël Rota , dit Helno , meurt à l’âge de 29 ans d’une overdose d’héroïne, dans la nuit du 21 au 22 janvier 1993, 3h après avoir

Imaginem o que teria acontecido se a emenda constitucional Dante de Oliveira (PEC 5/02/03/1983) tivesse sido aprovada em 1984? Certamente não teríamos a farsa que se deu nas

Nous avions tenté de décrire cette dimension protestataire comme une forme ancienne d'expression de la religion en Europe (Seca, 1988, 1991). Et, malgré cela, les masses continuent

Throughout the 1960s, a number of artists, by putting back in fashion white and black American traditional music and incorporating the rock idiom (folk-rock, blues- rock), managed

La prééminence de l’un des deux éléments s’affirme alors incon- testablement : les concerts valent plus que les parties, pour les musiciens roc- kers comme pour leur public, même

Auteurs en relation avec "Ben Harper" (1 ressources dans data.bnf.fr). Auteurs liés en tant que auteur du texte (1)

Der Dreikönigskuchen sagt : “Nein, nein, nein !” Aber er rollt

Les émissions de radio firent beaucoup pour populariser le blues et de nombreux musiciens et chanteurs comme Robert Lockwood ou Honeyboy Edwards y trouvaient un peu de notoriété