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De la place et du rôle des éléments à caractère désertique dans les œuvres mettant en scène la philosophie et un sujet de l’absurde : étude comparée d’Albert Camus et de Kôbô Abe

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Mémoire de Master 2

De la place et du rôle des éléments à caractère désertique dans les œuvres mettant en scène la philosophie et un sujet de l’absurde :

Etude comparée d’Albert Camus et de Kôbô Abe

ROTHKO, Mark, No 8, 1952

Présenté par : LOUIS Cassandre Dirigé par : Mme HERMETET Anne-Rachel

Université d’Angers : Master Lettres, Langues, Patrimoines et Civilisations Année universitaire : 2019-2020

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Année universitaire : 2019 – 2020

De la place et du rôle des éléments à caractère désertique dans les œuvres mettant en scène la philosophie et un sujet de l’absurde : Etude comparée

d’Albert Camus et de Kôbô Abe

Présenté par : LOUIS Cassandre Numéro étudiant : 15008369

Dirigé par : Mme HERMETET Anne-Rachel

Mémoire soutenu le 22/09/2020 devant un jury composé de : Mme HERMETET Anne-Rachel

M GUEST Bertrand

Mémoire de Master 2

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L’auteur du présent document vous autorise à le partager, reproduire, distribuer et communiquer selon les conditions suivantes :

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Je, soussigné LOUIS Cassandre, déclare être pleinement conscient(e) que le plagiat de documents ou d’une partie d’un document publiés sur toutes formes de support, y compris l’internet, constitue une violation des droits d’auteur ainsi qu’une fraude caractérisée. En conséquence, je m’engage à citer toutes les sources que j’ai utilisées pour écrire ce rapport ou mémoire.

Signature :

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Remerciements

J’aimerais ici adresser tous mes remerciements aux personnes qui m’ont aidé tout au long de mon Master, de ma Licence et plus particulièrement de la genèse de ce mémoire :

Premièrement, j’adresse mes plus sincères remerciements à Mme HERMETET Anne-Rachel, professeure à l’Université d’Angers, pour ses conseils, son soutien indéfectible en tant que directrice de mémoire, la confiance qu’elle m’a apportée tout au long de cette année et pour

m’avoir soutenu dans mon projet d’échange universitaire.

Je remercie aussi Mme PROUTEAU Anne, professeure à l’Université Catholique de l’Ouest et Mr MINO Hiroshi, professeur à l’Université féminine de Nara, pour leur brillante expertise,

leur aide, leurs indications et pour l’intérêt qu’ils ont porté à mon sujet et à mes recherches.

J’aimerai de plus remercier Mme AUROY Carole, professeure à l’Université d’Angers, et Mr GODIVEAU Jocelyn, professeur à l’Université Catholique de l’Ouest, pour leurs conseils

méthodologiques qui m’ont permis littéralement de donner forme à ce mémoire.

Je souhaite de tout cœur remercier Mme LOUIS Evelyne, pour ses relectures nombreuses et le temps qu’elle m’a accordé, et ce, depuis toujours.

Enfin, je remercie mes parents, Mme MEYER Patricia et Mr LOUIS Ludovic, qui m’ont toujours soutenu dans mes choix de vie, d’études et de carrière, et ce, malgré la douleur de me

voir petit à petit partir à l’autre bout du monde.

Je terminerai en reprenant les termes de Mr ROGE Raymond : « A eux tous, reviennent les qualités éventuelles de [ce mémoire], et à moi seul, ses tares inévitables ».

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And I will show you something different from either Your shadow at morning striding behind you Or your shadow at evening rising to meet you;

I will show you fear in a handful of dust.

ELIOT, Thomas Stearns, The waste land (1922)

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Avant-Propos

Les textes japonais utilisés le sont dans une langue traduite et sont cités dans cette même langue. De plus, la critique utilisée sera majoritairement de langue française et de langue anglaise. La complexité de la langue japonaise et son imparfaite connaissance de ma part sont la raison de ces faits.

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Sommaire

Introduction ... 10

I) De la philosophie de l’absurde au désert de l’absurde ... 16

A) Définition et poétiques comparées ... 16

a) Qu’est-ce que l’absurde ? ... 16

b) Absurde et construction du roman ... 21

B) Pour une esthétique du désert absurde... 27

a) Les éléments du désert ... 27

b) Le paysage philosophique ... 34

II) Le désert corrupteur ... 40

A) La perte de liberté du sujet ... 40

a) De la prison physique… ... 40

b) … à la prison mentale ... 49

B) Chosification du sujet ... 54

a) Déconstruction et diminution ... 54

b) Déshumanisation et métamorphose ... 60

III) Les rôles de la femme et de l’eau ... 64

A) La femme, le désert et le sujet ... 64

a) La femme comme extension du désert ... 64

b) Habitante et prisonnière ... 72

c) Oasis libératrice ou mirage ? ... 75

B) La place de l’eau ... 80

a) Le rôle protecteur ... 80

b) L’eau contre le sujet ... 86

IV) Désert et génération ... 90

A) Déconstruire pour mieux construire ... 90

a) La dualité du désert ... 90

b) Le désert constructeur ... 95

B) Désert et société ... 99

a) Le rapport aux autres ... 99

b) Critique de la société moderne ... 105

V) Le moyen de l’éveil au monde absurde ... 111

A) Le voile levé ... 111

a) Les ficelles de l’absurde ... 111

(9)

b) La conscience du sujet ... 114

B) L’acceptation ou la révolte ? ... 118

a) L’homme qui dit « non » ... 118

b) Se fondre en l’absurde ... 122

Conclusion... 127

Bibliographie ... 129

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Introduction

« To the thinkers of the town the impulse into Nitria had ever been irresistible, not probably that they found God dwelling there, but that in its solitude they heard more certainly the living word they brought with them »1. Que dit cette parole ? Au cœur du désert, de nombreux auteurs et philosophes, poètes ou aventuriers ont tenté de répondre à cette question, entendant selon leurs croyances, leurs envies ou leurs motivations des réponses très différentes, personnelles et subjectives. Certains ont aussi retourné le problème, et incorporé le désert même à leurs réponses. En effet, ce dernier a été pour de nombreux auteurs source de réflexion et a fini par contaminer leurs écrits. Devenu outil, le désert s’est subordonné à la pensée et d’une source est devenu une partie. Dans le cas de notre étude, une partie de la philosophie de l’absurde, un cadre, un environnement propice au développement de la réflexion.

Pour comprendre comment cette philosophie utilise le désert et quelle place elle lui offre, quel rôle elle lui donne, nous allons comparer deux auteurs et philosophes, un peu poètes et en un sens aventuriers, qui ont chacun à leur manière, utilisé le désert pour mettre en place leur philosophie. Pour cette étude, nous emprunterons donc l’angle de la littérature comparée et mettrons en parallèle deux œuvres, une par auteur, mettant en scène le lien dont nous avons parlé. Le premier auteur, Albert Camus, écrivain, philosophe, dramaturge, essayiste, nouvelliste et journaliste français, né en 1913 et mort en 1960, est considéré par beaucoup comme l’un (si ce n’est comme le) des fers de lance de la philosophie de l’absurde. Le second, Kôbô Abe, de son vrai nom Kimifusa Abe, est un romancier, dramaturge et scénariste japonais né en 1924 et mort en 1993. Bien que les deux auteurs soient relativement contemporains, ils ne se sont jamais rencontrés et ont donc indépendamment développé leurs idées. Cependant, il est légitime de penser que, même si Albert Camus ne connaissait pas Kôbô Abe, et ce malgré son intérêt pour la culture orientale, l’inverse paraît peu probable, du fait que l’auteur japonais soit postérieur de près d’une génération, et il est donc logique de considérer que Kôbô Abe ait pu voir un jour en Albert Camus une certaine source d’inspiration.

1 LAWRENCE, Thomas Edward, Seven Pillars of Wisdom, coll. « Penguin Classics », Penguin Books, Londres, 2000, [1935], p. 37-38 Renée et André Guillaume traduisent dans LAWRENCE, Thomas Edward, Les Sept Piliers de la sagesse, Penguin Books, traduction de GUILLAUME Renée et GUILLAUME André, coll. « Classiques Modernes », Hachette, Paris, 1995, [1935], p. 38 : « Aux penseurs de la ville, l’élan qui entraînait en Nitrie avait toujours été irrésistible, non pas probablement, parce qu’ils y trouvaient la demeure de Dieu, mais parce que, dans la solitude, ils entendaient avec plus de certitude la parole vivante qu’ils avaient apportée avec eux ».

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Notons que rares sont les hommes de lettres [japonais] qui auraient pu rester complètement indifférent à Camus : de Hidéo Kobayashi (inaugurateur de la critique littéraire japonaise) à Fuminori Nakamura (jeune romancier contemporain, lauréat du prix Akutagawa en 2005), en passant par Yukio Mishima, Kazuo Hirotsu, Mitsuo Nakamura, Shôhei Ôôka, Shûsaku Endô, Yutaka Haniya, Jun Etô, Yumiko Kurahashi, Kôbo Abé, Kenzaburô Ôé, Kazumi Takahashi, divers auteurs faisant partie de la constellation de la littérature japonaise moderne, ont lu les ouvrages de Camus, traduits en japonais.2

La première œuvre que nous étudierons est L’Etranger d’Albert Camus, publiée en 1942.

Part la plus plébiscitée de son cycle de l’Absurde3, elle décrit comme l’auteur lui-même le disait dans ses Carnets « la nudité de l’homme face à l’absurde »4 et place donc le sujet au cœur de la réflexion. A l’inverse des autres œuvres de ce cycle, c’est la mise en place de la situation, du contexte qui fait la particularité du roman et c’est donc en partie de son cadre, de son environnement que l’œuvre tire son originalité.

Cette méditation sur l’absurde qui est d’ordre philosophique […] [et] qui a aussi sa dimension sociale (l’homme face aux institutions), a aussi cette notion d’absurde […] politique. […] Il y a donc aussi [dans l’œuvre] l’absurde dans l’histoire qui est bien présent.

Dans cette volonté qu’a Camus de faire le tour de cette notion d’absurde, pas simplement avec une démonstration philosophique mais aussi en plongeant des personnages en situation.5

Ici, point de désert au sens propre du terme, mais comme nous le décrirons plus tard, une addition d’éléments apparentés (soleil, roche, sable, etc.) qui font planer sur le roman sa présence figurée. Ajoutons à cela le fait que dans la liste des dix termes préférés de l’auteur

2 ITO, Tadashi, « Comment les Japonais, et surtout les écrivains, ont-ils lu Camus ? », in Camus l’Artiste, Sophie Bastien – Anne Prouteau – Agnès Spiquel (dir.), coll. « Interférences », PUR, Rennes, 2015, p. 306

3 En 1951, les œuvres qui composent le « cycle de l’Absurde » ont été publiées, et notamment L’Etranger a connu un énorme succès populaire et est devenu l’objet de nombreux articles, dont la plupart exprimaient leur étonnement devant la grandeur de ce roman nouveau. MINO, Hiroshi, « Comment les Japonais ont-ils rencontré Camus ? », in Camus l’Artiste, Sophie Bastien – Anne Prouteau – Agnès Spiquel (dir.), coll. « Interférences », PUR, Rennes, 2015, p. 293

4 RABATE, Dominique, « L’Etranger », in Dictionnaire Albert Camus, Jean Yves Guérin (dir.), Robert Laffont, Paris, 2009

5 SPIQUEL, Agnès, Conférence à l’université de Nantes, « Pourquoi il faut relire « L’Etranger » de Camus », in France Culture, Diffusé le 20 novembre 2017, 10-11min

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figure le mot « désert » et que ce dernier revêt, entouré des neuf autres, une signification particulière que nous serons à même de voir à l’œuvre dans le roman.

Parmi les dix mots que Camus donne pour ses préférés, si on élimine les termes trop abstraits (douleur, honneur, misère) ou trop vagues (monde, hommes), restent cinq mots qui tous pourraient nous conduire à l’image primordiale : la terre, la mère, le désert, l’été, la mer.

Si nous voulons un fil conducteur solide et souple, il nous faut une image moins consciente de que la mer et la mère, plus précise que la terre, plus large que l’été. Un terme à la fois concret et abstrait, clair et complexe, qui n’épuise aucun concept et qui les éclaire tous. Une image qui renvoie à un centre et à une circonférence, une image partout présente, sous diverses figures, dans différents contextes. Un thème qui explique l’imagination de la matière et celle des formes, qui rejoigne les personnages et l’écriture, la sensibilité et les idées, l’observation et les rêves : nous avons choisi le désert.6

Dans cette œuvre, nous chercherons à voir comment le soleil, la chaleur et de nombreux autres éléments influencent le personnage, comment ils se font le vecteur de la philosophie de l’absurde. De plus, bien que « la scène et le décor du meurtre [aient] été si souvent étudiés qu’on doit presque [s’]excuser d’en proposer une relecture »7, nous essaierons, toujours dans une optique comparatiste, d’amener une réflexion originale tout en s’appuyant sur celles déjà existantes.

La deuxième œuvre qui servira notre étude est La Femme des sables de Kôbô Abe, publiée vingt ans plus tard, en 1962. Cette œuvre, l’une des plus importantes de l’auteur a peu été critiquée et analysée en Europe et moins encore en France. En effet, les premières traductions étaient de qualité moyenne et ne permettaient pas de donner un regard objectif sur l’œuvre originale.

Il fallait le scrupuleux talent et l’infaillible savoir de M.

Georges Bonneau, qui n’ignore rien de l’âme du Japon, de sa langue et des œuvres littéraires, haï-kaï, tanka, ou romans, pour que nous puissions atteindre enfin dans son intégralité et dans sa pureté originelle

6 MAILHOT, Laurent, Albert Camus ou l’Imagination du Désert, Presses universitaires de Montréal, Montréal, 1973, p. 9-10

7 VELAZQUEZ-BELLOT, Alice, « La rédemption dans l’œuvre d’Albert Camus », Thèse de doctorat en Littérature française, sous la direction de VIALLANEIX Paul, Clermont-Ferrand, Université Blaise Pascal, 1993, p.23

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un des livres les plus étranges et les plus saisissants de la littérature d’aujourd’hui.8

Cependant que de nouvelles informations, de nouvelles traductions et de nouveaux ponts littéraires viennent nourrir la littérature comparée, cette œuvre magistrale vient fortement bousculer certains lecteurs et certains critiques. Mais alors, « comment La Femme des sables peut-elle nous toucher aussi fort, nous Occidentaux ? L’aventure de la victime des sables et de la femme qui, pareille à une fourmi-lion inconsciemment féroce, gîte au fond de son piège, acquiert une résonance universelle. L’histoire du voyageur pris dans ce piège est un mythe avec lequel nous avaient familiarisés déjà des écrivains comme Kafka ou Robert Walser, ou Per Olof Sundman, et, en France, Sartre. Il serait trop hâtif et superficiel de dire de Kôbô Abe qu’il est un Kafka ou un Sartre japonais, mais un rapprochement s’impose »9. De plus, la thématique principale du roman : l’absurde, offre elle aussi un point de comparaison majeur avec la pensée des grands auteurs philosophes de ce courant, et donc avec celle d’Albert Camus nécessairement. Enfin, il est aussi important de souligner le caractère très sombre de l’œuvre qui, comme celle d’Albert Camus, place le sujet face à ses démons, ses doutes et l’oppose à l’absurdité dans sa plus pure expression.

Aucune tache de couleur dans ce livre : tout ici est monochrome.

S’agit-il d’un enfer asiatiquement conçu, d’une bolge que Dante n’aurait pas visitée ? En ce sens, on ne serait pas éloigné de penser que Kôbô Abe aurait ajouté un chant inconnu, et de quelle voix mate et déchirante, à La Divine Comédie.10

Dans cette étude, nous serons amenés à utiliser des captures d’écrans du film La Femme des sables (Voir fig. 1), sorti au Japon en 1964 et réalisé par Hiroshi Teshigahara. En effet, certains éléments de ce dernier permettront parfaitement d’illustrer certaines analyses et apporteront parfois de nouvelles informations. De plus, le film, bien qu’il s’agisse d’une adaptation, peut être vu comme une forme de prolongation du roman dont il est inspiré. En effet, Kôbô Abe ayant participé à la création de l’œuvre en tant que scénariste, il est tout à fait légitime

8 BRION, Marcel, « « La Femme des sables », de Kôbô Abe : une étrangeté saisissante », in Le Monde, 1967

9 Ibid.

10 Ibid.

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de considérer et d’analyser les éléments ajoutés dans ce dernier11. A l’inverse, et pour terminer cette parenthèse cinématographique, nous n’utiliserons pas de captures d’écran de l’adaptation de L’Etranger malgré sa fidélité, cette dernière s’étant faite sans la participation d’Albert Camus, avec le simple accord de sa veuve, et alors que l’auteur avait exprimé le fait qu’il ne voulait pas voir son livre adapté au cinéma : « De son vivant, Camus ne voulait rien entendre de l’adaptation de son roman »12.

Ainsi, le sujet que nous essaierons au mieux de traiter peut se problématiser de la manière suivante : Comment les éléments à caractère désertique participent, dans les romans L’Etranger d’Albert Camus et La Femme des Sables de Kôbô Abe, à la mise en place d’un contexte, d’une philosophie, d’un sentiment absurdes et à l’évolution du sujet ? En effet, et comme nous l’avons déjà souligné plus haut, les auteurs de philosophie de l’absurde ont fortement utilisé le thème du désert pour exprimer leurs pensées et il est important, pour analyser cette même philosophie de bien comprendre la relation qui la relie à cette thématique si unique. De plus, le faire à travers la littérature comparée et en se basant sur un corpus d’œuvres internationales permettra lors de l’analyse de s’affranchir du carcan culturel, c’est-à-

11 Notons de plus que le film fu, à l’occasion du festival de Cannes de 1964 sélectionné pour la palme d’or et obtint lors de ce même festival le grand prix du jury.

12 COLLARD, Nathalie, « Livre culte : L’Etranger d’Albert Camus », in La Presse, 2016 Fig. 1, Affiche originale japonaise

du film La Femme des sables, Toho Company Ltd, 1964

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dire de pouvoir énoncer une information sans prendre le risque qu’elle ne soit pas universelle mais vraie que dans un certain cadre, et de voir par la comparaison, les potentielles influences de ce même carcan. Cependant pour bien comprendre ce sujet, il est nécessaire de le définir, de le décomposer et de bien étudier ses composantes. Ainsi, sur la base des deux œuvres que nous avons présentées, nous nous demanderons : Quelle relation existe-t-il entre la philosophie de l’absurde et le désert ? Comment ces éléments peuvent-ils être utilisés comme des outils corrupteurs et générateurs ? Et enfin, quel lien y a-t-il entre ces éléments et le sujet absurde ?

Pour répondre à ces interrogations, nous donnerons une définition globale de ce qu’est la philosophie de l’absurde et réfléchirons sur la méthode de transmission de cette dernière par chaque auteur à travers leurs œuvres. Après cela, nous tenterons de faire un portrait esthétique du désert et de comprendre le lien qui unit cette notion à la philosophie de l’absurde. Pour cela, nous nous baserons sur des critiques spécialistes de cette philosophie et nous tâcherons de dresser une vue globale de la recherche sur ce sujet.

Puis, nous analyserons la face corruptrice du désert. Nous verrons comment ce dernier devient liberticide et enferme, physiquement et mentalement, le héros et le replie sur lui-même.

Nous nous aussi pencherons sur les notions de déshumanisation et de métamorphose du sujet.

Par la suite, nous travaillerons sur les rôles de la femme et de l’eau. Nous chercherons à comprendre leurs liens avec le désert et le sujet et à comprendre leurs intérêts dans la relation qui unit ces deux derniers.

Nous étudierons ensuite la deuxième face du désert, celle de la génération, celle permettant une nouvelle définition (si ce n’est une autodéfinition) du sujet et celle du lien à l’autre, celle de la relation entre société et sujet.

Pour finir, nous terminerons en tâchant de comprendre comment le désert est, dans la philosophie de l’absurde, un outil au service d’un éveil au monde absurde pour son sujet, comment ce dernier sert à lever le voile et comment la manière dont il est perçu et reçu peut être considérée comme le reflet de l’acceptation de ce monde absurde ou de son rejet et comment les deux auteurs mettent en scène la relation directe entre l’absurde et le sujet.

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I) De la philosophie de l’absurde au désert de l’absurde

Avant d’étudier les œuvres du corpus de manière approfondie et d’analyser la place qu’occupe le désert dans la philosophie de l’absurde, il paraît important de comprendre ce qu’est l’absurde, d’en donner une définition et de voir comment, chaque auteur, à sa manière, l’exprime à travers ses œuvres. De plus, définir ce qu’est le désert, en dresser un portrait détaillant son esthétique, est aussi nécessaire et ce, pour bien comprendre ce que nous entendrons justement par « désert » dans cette étude13.

A) Définition et poétiques comparées

a) Qu’est-ce que l’absurde ?

Si à première vue définir ce qu’est l’absurde paraît relativement simple, il n’en est rien.

En effet, ce dernier se place en totale opposition, et ce de façon inhérente, à la raison et donc à la capacité à rationnaliser, à comprendre et donc à expliquer. L’absurde doit, pour être perçu et étudié, être traité comme un sentiment, comme un élément fugace qui est subi, presque comme une passion. Il se trouve dans le « seul instant, dans le présent de la sensation »14. En analysant l’absurde de cette manière, il devient possible de le définir et d’essayer, après l’avoir ressenti, de le comprendre. Le moment absurde, l’instant absurde, est un moment de sentiment, de décalage, de non communion et de rejet, mais surtout d’impuissance face à tout cela.

Qu’est-ce donc que l’absurde comme état de fait, comme donnée originelle ? Rien de moins que le rapport de l’homme au monde. L’absurdité première manifeste avant tout un divorce : le divorce entre les aspirations de l’homme vers l’unité et le dualisme insurmontable de l’esprit et de la nature, entre l’élan de l’homme vers l’éternel et le caractère fini de son existence,

13 Notons qu’une partie des analyses (en ce qui concerne la linguistique) qui seront faites dans cette partie le sera sur la base d’œuvres critiques de spécialistes et non nécessairement à partir de citations directes bien que certaines soit naturellement associées. La raison de cette position est que ces analyses sont dans le cas d’Albert Camus déjà parfaitement expliquées dans les œuvres citées et demandent pour être développées dans le cas de Kôbô Abe une grande maîtrise du japonais.

14 PROUTEAU, Anne, Albert Camus et le présent impérissable, coll. « Universités », L'Harmattan, Paris, 2008, p.

122

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entre le « souci » qui est son essence même et la vanité de ses efforts. La mort, le pluralisme irréductible des vérités et des êtres, l’intelligibilité du réel, le hasard, voilà les pôles de l’absurde.15

L’absurde est une constante dualité et peut être incarné dans un paysage métaphysique en soi où se concentrent les angoisses de l’homme et où, dans son infinie impuissance, il se voit contraint de prendre conscience de ses peurs et par la même occasion de cette impuissance qui l’accable. L’absurde peut, sous forme de lieu, représenter cette scission universelle et en ce lieu, le sujet est incapable à la fois de fuir et d’affronter sur le moment son sentiment absurde.

Lorsque Karl Jaspers, révélant l’impossibilité de constituer le monde en unité, s’écrie : « Cette limitation me conduit à moi-même, là où je ne me retire plus derrière un point de vue objectif que je ne fais que représenter, là où ni moi-même ni l’existence d’autrui ne peut plus devenir objet pour moi », il évoque après bien d’autres ces lieux déserts et sans eau où la pensée arrive à ses confins. Après bien d’autres, oui sans doute, mais combien pressés d’en sortir ! A ce dernier tournant où la pensée vacille, beaucoup d’hommes sont arrivés et parmi les plus humbles. Ceux-là abdiquaient alors ce qu’ils avaient de plus cher qui était leur vie. D’autres, princes parmi l’esprit, ont abdiqué aussi, mais c’est au suicide de leur pensée, dans sa révolte la plus pure, qu’ils ont procédé. Le véritable effort est de s’y tenir au contraire, autant que cela est possible et d’examiner de près la végétation baroque de ces contrées éloignées. La ténacité et la clairvoyance sont des spectateurs privilégiés pour ce jeu inhumain où l’absurde, l’espoir et la mort échangent leurs répliques.16

Cependant, l’absurde peut aussi être vu autrement, comme une connexion entre ce monde philosophique, ce contenant métaphysique dont nous venons de parler et dont il peut être l’origine, et le sujet. De cette manière il devient un lien immatériel, intangible et le définir ou le voir comme un sentiment permet de bien saisir la notion de connexion instantanée.

L’absurde n’est pas un concept ; […] l’absurde marque la nécessité et en même temps l’impossibilité d’un mouvement de retournement, de retour. L’absurde n’est ni dans l’homme ni dans le

15 SARTRE, Jean-Paul, Explication de l’Étranger, Librairie du Palimugre, Paris, 1946, p. 6-7

16 CAMUS, Albert, Le Mythe de Sisyphe, coll. « Folio essais », Gallimard, Paris, 2019, [1942], p. 24

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monde, ni dans le visage ni dans le paysage, il est dans leur défi réciproque, dans le climat qui les baigne et les façonne tous deux.17

Mais au contraire, dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent un étranger. Cet exil est sans recours puisqu’il est privé des souvenirs d’une patrie perdue ou de l’espoir d’une terre promise. Ce divorce entre l’homme de sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité.18

L’absurde peut être considéré de cette manière : Une connexion, reliant un monde dans lequel il s’exprime et un sujet subissant plongé malgré lui au cœur de ce monde et dans l’incapacité de s’en échapper ni de se révolter.

L’absurde est essentiellement un divorce. Il n’est ni dans l’un ni dans l’autre des éléments comparés. Il naît de leur confrontation.

Sur le plan de l’intelligence, je puis donc dire que l’absurde n’est pas dans l’homme (si une pareille métaphore pouvait avoir un sens), ni dans le monde, mais dans leur présence commune.19

Si l’on voit l’absurde de cette manière, comme « un divorce », chercher à comprendre quelle est la place du désert dans la philosophie qui l’entoure devient un moyen détourné de chercher à mieux le comprendre lui. En effet, si l’absurde n’existe pas indépendamment du paysage de l’œuvre, de l’environnement de cette dernière, qu’il s’exprime à travers eux ou est une forme de lien entre ces derniers et le sujet, alors le désert devient en lui-même un élément de premier plan.

Ainsi, l’absurde est un sentiment, un moment, un lien et de ce fait, est comme nous l’avons dit quelque chose dont on ne peut se défaire. Une fois que le sujet prend conscience de l’absurde, que ce dernier est confronté à ses faiblesses, il se retrouve bloqué, seul face à la vacuité de son existence, sans une once d’espoir à laquelle s’accrocher. Pour incarner le sujet absurde et à travers lui donner forme au sentiment, de nombreux auteurs (dont Albert Camus et le philosophe japonais Shûzô Kuki, sur lequel nous reviendrons) ont choisi la figure mythologique de Sisyphe : « Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient

17 MAILHOT, Laurent, Op. cit., p. 45

18 CAMUS, Albert, Le Mythe de Sisyphe, Op. cit., p. 20

19 Idem, p. 50

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pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir »20. Cette figure face à un travail sans fin et sans but représente pour certains philosophes de l’absurde le sujet conscient de l’absurdité tout en permettant de matérialiser à travers une action le sentiment qui accable ce même sujet.

Mais alors pourquoi ? Pourquoi chercher à exprimer ce sentiment ? Pourquoi chercher à le matérialiser ? Pour Albert Camus, il s’agit à la fois de développer sa propre pensée et de la confronter au monde pour montrer et prouver sa véracité et ainsi, à travers elle, amener une nouvelle compréhension, ou non compréhension, de ce dernier. Pour Kôbô Abe, il s’agit d’une réflexion sur le monde afin de proposer un nouveau modèle de société et donc de se détacher de cet absurde en trouvant en lui un sens (le caractère antithétique de cette affirmation étant l’une des particularités de l’auteur). N’oublions pas non plus que si le premier écrit pendant la deuxième guerre mondiale et dénonce le 8 août 1945 dans l’éditorial de son journal Combat qu’avec Hiroshima, « la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie »21, le second, écrit vingt ans plus tard, et donne son avis en tant que victime indirecte de cette même attaque.

Abe Kôbô est un écrivain représentatif de ce qu’un célèbre critique littéraire japonais Katô Shûichi appelle « la littérature de la société en transformation » et selon lequel, pour la génération à laquelle appartient Kôbô, la guerre a été soit une source d’inspiration inépuisable, soit un cataclysme qui a jeté l’homme dans un considérable désarroi et l’a placé devant la nécessité dramatique de construire une société nouvelle.22

20 MAILHOT, Laurent, Op. cit., p. 163

21 CAMUS, Albert, Editorial de Combat, in Combat, 1945, p. 1

22 ROSSET, Suzanne, « Abe Kôbô et la littérature japonaise moderne », Cahiers Renaud Barrault, n°102, Paris, Gallimard, p. 29

Fig. 2, 29ème minute du film La Femme des sables

Fig. 9, 47ème minute du film La Tortue rouge

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A ce propos, il est important de mentionner que le film insiste particulièrement sur le traumatisme d’Hiroshima. En effet, si dans le roman, l’heure est au début de l’œuvre plusieurs fois donnée : « Les aiguilles de sa montre marquaient onze heures seize. »23, « Sans aucun doute, deux heures dix ! »24 et que sa montre finit par s’arrêter, montrant par-là que le désert est hors du temps : « Sa montre s’était arrêtée, il ne savait pas quelle heure il était. »25, dans le film, la caméra insiste grâce à un gros plan sur l’horloge miniature sur les huit heures quinze affichées par les aiguilles (Voir Fig. 2). Cette heure, c’est celle du bombardement d’Hiroshima, c’est celle du largage de la bombe qui assèchera la terre et en fera un lieu de mort.

Notons aussi que chez les deux auteurs, le sujet est seul, seul face au monde et face à lui-même. Par-là, il faut entendre le fait qu’il n’y a pas de Dieu pour le guider ou pour le protéger.

Cependant, chez Albert Camus, l’absurde a une relation étroite avec le christianisme et sa tradition, et ce jusqu’à la fin du XXème siècle et ne pas inclure directement Dieu dans l’œuvre ne signifie pas l’en exclure totalement. A l’inverse, chez Kôbô Abe et dans l’absurde japonais en général, il n’y a jamais eu de place pour une entité supérieure quelconque et ce, d’aucune manière que ce soit. Cette différence aura (comme nous le verrons plus tard) un impact, en particulier chez Kôbô Abe, sur la réaction du sujet face au monde.

23 ABE Kôbô, La Femme des sables, Shinchosha Publishing Co, Ltd., Tokyo, traduction de BONNEAU Georges, coll. « Le Livre de Poche », Hachette Livre, Paris, 2018, [1962], p. 59

24 Idem, p. 96

25 Idem, p. 122

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b) Absurde et construction du roman

Les deux romans de notre corpus se construisent aussi différemment et ce, en raison des intentions de leurs auteurs respectifs ou encore des habitudes culturelles et de ce fait, mettent en scène l’absurde différemment. L’Etranger est écrit comme une fiction réaliste, et cela dans le but de permettre une plus facile compréhension de l’espace dans lequel le personnage de Meursault évolue afin de mettre l’accent sur l’action qui rythme le roman. Même si « Le Mythe de Sisyphe n’est pas le manuel de référence qui « expliquerait » l’Etranger et d’autres œuvres, qui donnerait aux murs leurs portes ou aux portes leur « clé » »26, il est important de comprendre que L’Etranger, en tant que roman du cycle de l’absurde, doit de par sa place, mettre en scène l’absurde, et pas simplement l’expliquer. La structure du roman participe par exemple à cette mise en scène et le découpage en deux grandes parties de l’œuvre résulte de l’intention d’Albert Camus de montrer brutalement le basculement dans l’absurde. Cette structure binaire souligne parfaitement l’opposition qui existe entre un Meursault naïf et l’Etranger qu’il est après le meurtre et associe par la forme le développement narratif et la présentation de la philosophie.

Ce qui est important dans la structure en deux parties du roman, c’est qu’on voit Meursault avant le meurtre dans la vie courante et on voit comment il vit au travail avec sa maîtresse, avec ses amis, avec son entourage ; et puis ensuite il y a le meurtre et on le voit affronter d’une part, [le] système justicière qui est […] la forme sociale de l’absurde et, ensuite, la peine de mort donc la mort imposée, qui renvoie à une autre forme d’absurde.27

A l’inverse, Kôbô Abe utilise le fantastique comme cadre de son roman. Le désert dans lequel se perd son sujet ne se travestit pas en autre chose que lui-même. L’auteur ne cherche pas à mettre en place une certaine forme de réalisme comme le fait Albert Camus, il n’amène pas l’absurde petit à petit mais jette son sujet au cœur de celui-ci dès le début de l’œuvre.

Bien entendu, nous ne disons pas là que l’incipit de L’Etranger n’est pas déjà une mise en scène de l’absurde ou que Meursault n’est pas déjà conscient de ce dernier. Après tout, « Si l’on regarde de près, quand le roman commence, il y a longtemps que Meursault a entériné un

26 MAILHOT, Laurent, Op. cit., p. 44

27 SPIQUEL, Agnès, Conf. cit., 8min

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fois pour toute que rien n’avait de sens »28. Non, ce que nous sous-entendons ici c’est que Meursault n’est pas encore dans une conscience active et totale de l’absurde, à l’inverse de Niki Jumpei, le personnage de La Femme des sables.

[Kobo Abe] explains how he employs fantastic elements in his works in order to expose and destroy the stereotyped "balance of reason and sense" which supports the complacent state induced by our daily routines. In casting the light of fantasy over our daily platitudes, he gives life to hypothetical situations and makes these platitudes "lose their balance and appear ab- normal." Only when we are confronted with this concretization of fantasy in an exaggerated form do we as readers see the distortion and perversion of our milieu and the degraded human image within it.29

Dans les deux œuvres cependant, peuvent être trouvés des points communs en ce qui concerne la construction. Ces points communs se retrouvent dans le choix des temps utilisés et dans la mise en place de l’acte d’énonciation. Dans L’Etranger, comme nous l’avons dit, l’absurde se retrouve dans l’instant, dans la sensation, et de ce fait passe par une utilisation de la première personne du singulier et du présent. Cela se ressent dans l’œuvre dès son incipit qui

« ancre le récit dans une actualité brûlante, [qui] imprime sa marque à tout le texte, [qui]

entraîne l’histoire à venir dans un présent d’immédiateté, [qui] donne une direction, [qui]

annonce une stratégie qui ne sera pas décevante [et qui] recèle en fait une puissante valeur cataphorique »30. Cette stratégie de l’auteur sert parfaitement son intention et ouvre, autour même de la construction de la phrase, une réflexion sur l’absurde31.

Il serait donc tout à fait indiqué de considérer le sujet de l’énonciation comme présent mais sur une modalité qui pointe la valeur relative du langage. Comment comprendre alors le crime de sang-froid,

28 Idem, 7min

29 YAMAMOTO, Fumiko, « Metamorphosis in Abe Kôbô' s Works », in Journal of the Association of Teachers of Japanese, vol. 15, No. 2, American Association of Teacher of Japanese, Pittsburgh, 1980, p.170 Nous traduisons : « Kôbô Abe explique comment il emploie des éléments fantastiques dans son travail dans le but de montrer et de détruire le stéréotype « balance de raison et de sens » qui soutient l’état complaisant induit par nos routines quotidiennes. En braquant la lumière de la fantaisie sur nos banalités quotidiennes, il donne vie à des situations hypothétiques et « fait perdre leur équilibre et fait apparaître comme anormal » ces banalités. Ce n’est qu’en étant confrontés avec cette fantaisie concrétisée de façon exagérée que nous voyons, en tant que lecteurs, la distorsion et la perversion de notre environnement et de l’image dégradée d’humain qui va avec ».

30 PROUTEAU, Anne, Op. cit., p. 120

31 Pour plus d’information en ce qui concerne la notion d’immédiateté dans L’Etranger d’Albert Camus, voir PROUTEAU, Anne, Albert Camus et le présent impérissable, coll. « Universités », L'Harmattan, Paris, 2008

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sur une plage d’Alger, par un après-midi ensoleillé ? le passage à l’acte prend-il la place d’une affirmation jusqu’au-boutiste du nihilisme du personnage ou se donne-t-il à lire comme un retour dans le réel de ce qui a été forclos du symbolique ?32

Pour ce qui est du texte de Kôbô Abe, il est important de prendre en compte les différences entre la traduction et l’œuvre originale. En effet, nombreuses sont les traductions de l’œuvres qui transposent les verbes au passé et changent donc la construction de cette dernière et avec elle la manière dont est transmis le message absurde même.

Si, dans les traductions précédentes, les verbes sont au passé, ils sont au présent dans leur original. Ce présent n'est pas celui de la rhétorique (ou présent historique), c'est un présent que les linguistes appellent le présent ponctuel. Il situe une action dans l'instant même de son énonciation. Dans la neuvième citation, les actions des deux amoureux se déroulent au fur et à mesure du développement de la narration. Abe Kôbô a poussé cette caractéristique de la narration japonaise à l'extrême. Dans ses romans, le sujet de l'action et celui de la narration se superposent dans le personnage principal. Là, un faire n'est autre qu'un dire.33

Par tradition, tout roman, toute nouvelle ou tout texte narratif japonais en général se raconte au présent et les changements de comportement du personnage de Niki Jumpei transparaissent fortement. De nombreuses traductions ont cependant fait le choix du passé de narration, faisant de ce fait perdre au roman toute sa fluidité et diminuant l’impression d’intensité du moment.

Le texte de narration japonais est construit autour de l'axe « ici et maintenant » de l'acte d'énonciation ; le texte de la traduction française est construit sur la base du passé de narration. Dans le premier cas, les changements incessants, le caractère quasi-fluide du sujet de l'histoire s'imposent au premier plan, alors que la phrase elle-même, sortant fréquemment du domaine de la prose, abonde en expressions métaphoriques. Dans le second cas, le sujet est comme rigidifié en réalité du passé, et la phrase qui rapporte son histoire est analytique et objective. Le sens du sentiment lyrique dans la littérature japonaise, et

32 MEGHAIZEROU, Miriem, « Sous le soleil de L’Étranger », in Journal français de psychiatrie, vol. 42, no°2, 2015, p. 100

33 NAKAYAMA Masahiko, « Statut du sujet dans le texte littéraire du japonais », in Ebisu, n°11, 1995, p. 77

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la nature de l'inspiration réaliste de la littérature européenne deviennent clairs.

Ces très nettes différences, on les retrouve aussi bien dans le Genji monogatari et sa traduction française que dans le travail d'Abe Kôbô et sa traduction française : ces particularités de la littérature japonaise qui traversent aussi bien les classiques que des œuvres modernes, on peut les saisir donc dans une comparaison avec leurs traductions françaises.34

Dans l’œuvre japonaise mais aussi dans la dernière traduction que nous utilisons, les verbes sont au présent et la différence entre narrateur et sujet se brouille, laissant en s’estompant apparaître cette immédiateté linguistique, ce moment absurde35.

Ce brouillage est inhérent à la langue et à la tradition japonaise. L’expression du sentiment, de tout sentiment (et donc du sentiment absurde), étant l’un des principaux thèmes de la littérature japonaise, il devient clair qu’en donnant la parole au sujet, en le faisant participer activement à l’affirmation de ses sentiments, ces derniers obtiennent à travers lui une plus grande liberté d’expression.

Un texte parle au « sujet » de quelque chose. Il y a donc des

« sujets d'énoncé », que j'opposerai au « sujet d'énonciation » : quand il s'agit d'en donner une appréciation ou une idée, le texte littéraire du japonais préfère les mettre dans la bouche de celui qui les éprouve, par un acte de parole du sujet d'énonciation.36

Ce choix effectué par la majorité des auteurs japonais est un choix conscient, volontaire.

En effet, à l’inverse du français où le mot « sujet » porte plusieurs sens, la langue japonaise discrimine le sujet en tant que personnage et le sujet en tant que thème. L’accaparation du second par le premier de façon traditionnelle est donc un parti pris artistique et littéraire à part entière.

34 Idem, p. 87

35 Cette différence de traduction soulève un problème important : celui de la langue. Si exprimer l’absurde en français nous paraît relativement compliqué, en japonais et alors que souvent la langue paraît plus pure, plus simple et directe, il semble plus naturel et simple de le faire.

36 Idem, p. 82

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La caractéristique, ou les particularités en question, c'est le statut du sujet. Or, le mot « sujet » possède, en français, deux sens presque opposés. Le sujet est, ou bien celui dont on parle, ou bien celui qui parle. Il est à la fois un être soumis à l'observation et un être actif qui fait l'observation. Cette contradiction me paraît, et probablement paraît à tous les Japonais, assez bizarre. La langue japonaise possède des mots discriminant ces deux sens : shugo 主語 et shutai 主体.

Voilà déjà une différence importante entre les deux langues. Ce sont les langues qui produisent les différentes façons de penser, et ce sont aussi les langues qui accentuent ces différences.37

Notons tout de même que Kôbô Abe est un auteur avant-gardiste, fortement tourné vers l’occident. Ses écrits se nourrissent de ses nombreuses connaissances en littérature et philosophie européennes. Le fait que, par la forme, il rattache son roman et avec lui son Œuvre à la tradition littéraire japonaise est donc un parti pris volontaire qu’il faut lire comme une certaine volonté de subordination de cette tradition à la diffusion de son message. Ainsi, en japonais, certaines phrases sont à prendre à la première personne, comme une plongée au cœur du personnage et de son lien sensoriel avec l’absurde.

Un texte littéraire vise avant tout à l'expression de la vie intérieure. Depuis ses textes les plus anciens, la littérature japonaise s'est engagée à exprimer les émotions et les sentiments à travers les paroles de celui qui les éprouve. C'est une littérature où le

« je/ici/maintenant » est prédominant. Les grandes innovations de l'art littéraire n'ont cessé d'approfondir et de développer ce fond formé de cette caractéristique de la langue japonaise. Le rattachement du romancier avant-gardiste Abe Kôbô à cette tradition littéraire dans les citations ultérieures peut étonner.38

Ce lien à l’émotion et aux sentiments se retrouve dans les deux cultures et le traitement japonais de ce dernier dans le roman La Femme des sables se retrouve en partie dans L’Etranger.

Notons tout de même que la liberté d’expression accordée au personnage japonais à travers le temps utilisé pour la narration est un levier permettant d’affirmer le sentiment absurde dans l’œuvre et ce, puisqu’à n’importe quel endroit de cette dernière, le personnage peut l’actualiser en lui donnant corps par la parole.

37 Idem, p. 79

38 Idem, p. 82

(26)

L'événement se déroule ainsi au niveau de l'acte d'énonciation dans un « ici et maintenant », tandis que la traduction l'a transformé en un fait survenu à un certain moment du passé. Nous avons vu qu'une émotion fait de celui qui l'éprouve un sujet d'énonciation. Une émotion est apparente ou latente ; toujours est-il que l'homme est « un être d'émotion ». Un personnage de roman japonais peut donc se faire sujet d'énonciation à n'importe quel passage du texte.39

39 Idem, p. 85

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B) Pour une esthétique du désert absurde

Comme nous l’avons précisé dans l’introduction, ce que nous entendons par désert dans cette étude est en réalité une addition de différents éléments appartenant à la thématique du désert. Cette précision est nécessaire puisque, si dans l’œuvre de Kôbô Abe parler de désert au sens propre du terme n’est pas une erreur du fait qu’il s’agisse littéralement d’un désert, dans l’œuvre d’Albert Camus il n’en est rien. Ce que nous entendons par désert, c’est le sentiment de désert, c’est l’addition des éléments et de leur ressenti. Ainsi, la plaine sèche, la plage, le sable, la roche, le soleil, la chaleur ou encore la soif et la sueur entrent dans cette définition et forme l’ombre d’un tout.

a) Les éléments du désert

Dans les deux romans, le désert va être présenté à travers les éléments qui le composent et le sentiment absurde va à travers lui se transmettre. De ce fait, pour comprendre le lien de transmission, il devient nécessaire de comprendre ce qu’est le paysage du désert dans la philosophie de l’absurde.

Commençons par définir ce qu’est le désert dans le texte où il se manifeste de la manière la plus évidente : La Femme des sables. Dans cette œuvre, il n’y a pas besoin de chercher très loin pour voir apparaître le désert en tant que tel. Le personnage arrive dès le début du roman dans ce dernier et n’en ressort jamais. Ce qui constitue le désert dans cette œuvre, c’est un mélange de sable, de chaleur, de soleil et de sueur et de soif. Dès le début de l’œuvre est mise en exergue la définition de l’élément principal, le sable et ce, afin de souligner son importance :

« SABLE. – Agrégat de fins fragments de roche. Contient parfois du minerai de fer magnétique et de l’oxyde naturel d’étain ; plus rarement des paillettes d’or. Diamètre : de 2 mm à 1/16e de mm »40. Cette définition est à la suite longuement commentée par Niki Jumpei et cette réflexion sur l’origine du sable constitue d’ailleurs le premier questionnement philosophique du personnage sur le sujet : « Toute la possible documentation, et de toute sorte, relative au sable, l’homme se mis à la parcourir ; et, à mesure qu’il poussait son enquête sur la nature profonde

40 ABE, Kôbô, Op. cit., p. 24

(28)

de l’élément dénommé Sable, le sujet avait fort piqué sa curiosité »41. Le sable à lui seul constitue dans l’œuvre l’ennemi désertique que se devra d’affronter le sujet et donc le véhicule premier de l’absurde. Ce sable, comme nous le verrons en détail par la suite, c’est celui de l’aliénation, de la mort mais aussi de la métamorphose et du renouveau. Le sable est montré dans le roman comme imbattable, comme le bras armé de la nature, comme une entité qui marche sans jamais s’arrêter.

Le vent souffle, les rivières coulent, la mer bat de ses vagues le rivage : et le sable est cet élément qui, en succession continue, prend naissance du profond de la terre, puis, de ce moment, semblable en toutes démarches à un être vivant, partout, sans épargner aucun lieu, va et va, tournant en rampant. Le sable jamais ne se repose. Tranquille et sûr de sa victoire, c’est toute la surface de la terre qu’il attaque et détruit.42

Dans sa simplicité réside sa toute puissance et rien ne peut sans être détruit se dresser face à lui. Le sable est dans l’œuvre une puissance quasi-divine qui équilibre le monde.

Un flux constant d’un huitième de millimètre : tout est là, tu ne le savais pas ? Un univers dont la condition est celle-là, et nulle autre.

Une existence en soi. Un monde, si tu préfères, où la beauté s’intègre à la mort. Une beauté de mort, c’est bien ça. Une harmonie qui s’établit entre l’énorme puissance de destruction que le sable porte en lui et la majestueuse grandeur des ruines dont il est cause par soi…43

Face aux créations de l’homme, telles que la maison au fond du trou, le sable est montré comme destructeur et rien, ni son ingéniosité, ni sa maîtrise des autres éléments tels que le bois ou l’acier, ne peut permettre au sujet de s’en protéger.

C’est bien une pièce, à coup sûr, mais sans lit. Et à la place du lit, c’est le sable qui s’étale en couche molle, le sable venu de derrière le mur quasi croulant. Malgré lui, l’homme frissonne, reste figé, frappé de stupeur. « Maison déjà à demi morte, se dit-il ; maison saisie par les

41 Idem, p. 23

42 Idem, p. 26

43 Idem, p. 235

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tentacules du sable qui sans fin continue de couler ; maison aux viscères à demi déchirés par la morsure du sable… Du sable, de ce rien qui n’a, pour l’ordinaire, qu’un huitième de millimètre, et qui, hors son grain élémentaire, ne possède pas même de forme propre… De ce rien qui s’appelle sable, de ce sans-corps, et dont pourtant le pouvoir destructeur est tel que rien n’est capable de lui faire front, rien au monde… A moins que… qui sait ? … de ne pas avoir de forme ne soit précisément ici le privilège, l’expression la plus haute de la Force en soi ! …44

Si par nature le sable représente la mort et le néant puisque de lui rien spontanément ne naît, dans l’œuvre il est celui qui par son action permet la création d’un espace désertique dans lequel les différents protagonistes se développent, évoluent et se définissent, souvent qui plus est, par rapport à lui.

Le sable pourrait passer pour une définition concrète du stérile : c'est pourtant par lui, pour et contre lui que se définissent les principaux protagonistes, grâce à lui que se produit une apocalypse tout intérieure.

Cet élément naturel constitue en effet à lui seul un espace aussi éminemment métamorphique que le laissait entendre symboliquement l'omniprésence insectiforme.45

Dans le film La Femme des sables le sable est, comme dans le roman, mis en avant dès le début de l’œuvre. Dans ce qui pourrait s’apparenter à un plan séquence prenant la forme d’un dézoom (Voir Fig. 3 à Fig. 8), la caméra passe d’un grain de sable à l’entièreté d’une dune montrant symboliquement l’unité du désert malgré la multiplicité de ses composantes. Ce plan apparaît dans le film juste après une série d’images à caractère surréaliste et avant même le sujet, montrant par-là la domination du désert sur ce dernier.

44 Idem, p. 45

45 SIGANOS, André, « Abe Kôbô : L’écriture archaïque dans La femme des sables », in Littérature, n°36, 1997, p. 179

(30)

Cependant et comme nous l’avons dit plus tôt, d’autres éléments viennent compléter le portrait du désert. Dans l’œuvre, ces derniers sont avant tout subordonnés au sable et servent principalement à augmenter l’impact de ce dernier : « Le sable, cuit de soleil, lui roussissait les paumes. De son corps entier, la sueur jaillissait ; et comme, aussitôt, le sable s’y attachait, il ne pouvait plus même tenir les yeux ouverts »46.

Dans L’Etranger, ce que nous entendons par « désert » est bien plus multiple et est en réalité une totale addition d’éléments. Le premier d’entre eux et celui qui domine le roman est le soleil. Dans le roman, ce dernier est plusieurs et un à la fois, il est partout, et se présente presque sous la forme d’un dieu tutélaire. Du début à la fin de l’œuvre le soleil se dresse haut

46 ABE, Kôbô, Op. cit., p. 63-64

Fig. 3, 3ème minute du film La Femme des sables

Fig. 9, 47ème minute du film La Tortue rouge

Fig. 4, 3ème minute du film La Femme des sables

Fig. 9, 47ème minute du film La Tortue rouge

Fig. 5, 3ème minute du film La Femme des sables

Fig. 9, 47ème minute du film La Tortue rouge

Fig. 6, 23ème minute du film La Femme des sables

Fig. 9, 47ème minute du film La Tortue rouge

Fig. 7, 3ème minute du film La Femme des sables

Fig. 9, 47ème minute du film La Tortue rouge

Fig. 8, 3ème minute du film La Femme des sables

Fig. 9, 47ème minute du film La Tortue rouge

(31)

dans le ciel et s’il change de visage en fonction du lieu dans lequel se trouve Meursault, il veille à tout instant sur le sujet et, si ce n’est guide, accompagne ce dernier du début à la fin du texte.

Chacune des rencontres de Meursault avec la mort, chaque pas vers l’absurde a lieu sous une lumière et une chaleur écrasantes. Le soleil est à la fois le décor, le protagoniste, le thème et le style de l’Etranger. Son rôle déborde évidement l’épisode central du meurtre. Le soleil les soleils ? Roland Barthes a distingué trois états, trois fonctions du soleil dans l’Etranger, selon qu’il s’agit de la scène de l’enterrement, du meurtre, du procès. Mais le récit insiste sur le fait que « le même soleil » pesait sur la campagne de Marengo et sur la plage de la banlieue d’Alger. La même sueur empoisse les fronts et brouille les regards dans la salle d’audience ; l’air y est aussi lourd et épais que sur la route et sur le sable. A la fin du réquisitoire du procureur, l’accusé, « étourdi de chaleur et d’étonnement », donne le soleil comme cause de son acte.47

Le soleil est dans l’œuvre présenté comme un élément supérieur, haut dans le ciel, dominant : « Le soleil était monté un peu plus dans le ciel : il commençait à chauffer mes pieds. »48, il est partout à tout instant et agresse Meursault continuellement : « Le ciel était déjà plein de soleil. Il commençait à peser sur la terre et la chaleur augmentait rapidement. Je ne sais pas pourquoi nous avons attendu assez longtemps avant de nous mettre en marche. J’avais chaud sous mes vêtements sombres »49. Ce dernier est dès le début de l’œuvre mis en avant et montré comme omniprésent, dès les premières pages Meursault ne peut lui échapper, soulignant bien entendu que le sujet a déjà perdu toute liberté, tout échappatoire. Dès les premières pages, plus rien ne peut protéger le personnage de L’Etranger de la force du soleil.

J’étais surpris de la rapidité avec laquelle le soleil montait dans le ciel. Je me suis aperçu qu’il y avait déjà longtemps que la campagne bourdonnait du chant des insectes et de crépitements d’herbes. La sueur coulait sur mes joues. Comme je n’avais pas de chapeau, je m’éventais avec mon mouchoir. L’employé des pompes funèbres m’a dit alors quelque chose que je n’ai pas entendu. En même temps, il s’essuyait le crâne avec un mouchoir qu’il tenait dans sa main gauche, la main droite soulevant le bord de sa casquette. Je lui ai dit : « Comment ? » Il a répété en montrant le ciel : « Ça tape. » J’ai dit : « Oui. »50

47 MAILHOT, Laurent, Op. cit., p. 183-184

48 CAMUS, Albert, L’Etranger, coll. « Folio plus classiques », Gallimard, Paris, 2013, [1942], p. 16

49 Idem, p. 18

50 Idem, p. 19-20

(32)

Le soleil est au début du roman un être négatif, de lui naît la chaleur, la soif, la désorientation, en bref, la destruction. Tout cela se retrouve rapidement dans l’œuvre et l’étourdissement du personnage de Meursault lors de l’enterrement de sa mère à cause de l’odeur de « la pulpe » du goudron éventré par la chaleur ou encore celle du cuir du chapeau du cocher frappé par les rayons de lumière n’est que la résultante de la capacité destructrice du soleil.

Autour de moi c’était toujours la même campagne lumineuse gorgée de soleil. L’éclat du ciel était insoutenable. A un moment donné, nous sommes passés sur une partie de la route qui avait été récemment refaite. Le soleil avait fait éclater le goudron. Les pieds y enfonçaient et laissaient ouverte sa pulpe brillante. Au-dessus de la voiture, le chapeau du cocher en cuir bouilli, semblait avoir été pétri dans cette boue noire. J’étais un peu perdu entre le ciel bleu et blanc et la monotonie de ces couleurs, noir gluant du goudron ouvert, noir terne des habits, noir laqué de la voiture. Tout cela, le soleil, l’odeur du cuir et de crottin de la voiture, celle du vernis et celle de l’encens, la fatigue d’une nuit d’insomnie, me troublait le regard et les idées.51

Ce soleil est comme le sable du roman japonais accompagné d’autres éléments du désert, qui lui sont subordonnés. Ces éléments ce sont la chaleur, « Il faisait très chaud. »52, « Il m’avait dit qu’il fallait l’enterrer très vite, parce que dans la plaine il faisait chaud, surtout dans ce pays. »53 , « Elle [l’infirmière] m’a dit : « Si on va doucement, on risque une insolation. Mais si on va trop vite, on est en transpiration et dans l’église on attrape un chaud et froid. » Elle avait raison. »54, « Nous sommes arrivés en nage chez céleste »55, « Le sable surchauffé me semblait rouge maintenant » 56 et la poussière : « J’étais noyé dans le bruit et la poussière. »57, « Nous étions hors de souffle, le camion sautait sur les pavés inégaux du quai, au milieu de la poussière et du soleil. »58. Tous ces éléments servent à faire planner sur le début du roman l’ombre d’un désert philosophique. Ils constituent son prolongement et sont la raison

51 Idem, p. 20-21

52 Idem, p. 7

53 Idem, p. 11

54 Idem, p. 21

55 Idem, p. 29

56 Idem, p. 58

57 Idem, p. 29

58 Ibid.

(33)

de la chute de Meursault dans l’absurde, aveuglé par la soif et par la douleur de la morsure du soleil.

Il faut avoir éprouvé un soleil comme celui de l’Algérie à deux heures en été pour comprendre pourquoi Meursault ne renonce pas d’emblée à l’ombre du rocher et à la fraicheur de la source. Pressé, aveuglé, torturé par le soleil, tendu vers l’objet de son désir, il continue d’avancer.59

Dans le roman d’autres éléments viennent élargir la définition du désert, et il en est un particulièrement intéressant, celui de la pierre, de la roche : « Sans durée que millénaire, sans nuance vitale, sans l’ambivalence de la terre, la pierre est le cœur dur, le noyau du désert »60. Cet élément se retrouve dans l’œuvre à différents moments. Cet élément a un rôle ambivalent et est parfois source de désir comme lors de la scène de la source où le rocher offre une ombre salvatrice ou à l’inverse dans la deuxième moitié du roman ou sans être mentionné directement, il se retrouve dans les murs de la prison de Meursault.

59 VELAZQUEZ-BELLOT, Alice, Op. cit., p.23

60 MAILHOT, Laurent, Op. cit., p. 229 Pour plus d’information sur le sujet se référer au chapitre consacré dans l’œuvre ci-dessus.

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