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a) Les ficelles de l’absurde

Dans les deux romans les ficelles de l’absurde transparaissent. Que ce soit à travers la construction du texte, ou de la philosophie qui le parcourt, il est possible de voir de quelle manière, l’absurde se révèle au sujet et au lecteur.

Chez Kôbô Abe, le sentiment ne se révèle que petit à petit, d’événement en événement, au fur et à mesure des pages, de l’avancement dans le temps intra diégétique et de la métamorphose. La métamorphose du sujet, qui s’étale sur l’entièreté du roman, représente parfaitement l’accès continu à l’absurde, qui se voit distribué dans l’œuvre plutôt qu’entièrement délivré dès le début.

A ce titre, il est sans doute permis, comme le fait l'éditeur, de souligner le caractère anti-kafkaïen d'une œuvre dans laquelle la métamorphose insectiforme, loin d'ouvrir le roman à l'absurde dès ses prémisses, en marque tout au contraire l'accomplissement progressif comme le symbole même de l'accès à un sens, sinon au Sens.303

303 SIGANOS, André, Art. cit., p. 179

Cette dernière a en effet dans le roman, le rôle d’un fil d’Ariane partant du cœur du labyrinthe qu’est le flou dans lequel évolue le personnage vers une révélation, une rencontre avec l’absurde. C’est donc le personnage qui en lui-même, devient un moteur de l’absurde, un moyen de le transmettre.

Chez Albert Camus, le personnage, s’il n’est pas directement et de la même manière que l’est Niki Jumpei, véhicule de l’absurde, n’en est pas moins comme nous l’avons déjà souligné plus tôt, le lien qui unit le monde extérieur et celui qu’il bâtît en son être.

Entre le grain de pierre et l’étoile, le microcosme et le macrocosme également inaltérables, l’homme camusien est mis en suspens, en suspension, en vertige. Il oscille entre un désert donné, le désert du monde, des éléments, de l’Histoire, et un désert idéal, intérieur, à créer dans la soif. L’homme participe de ces deux déserts, dont il est le lien, l’arc, la tension.304

De ce fait, son rôle dans la diffusion de l’absurde reste primordial et il se trouve naturellement en parfaite position pour au fil de l’œuvre ou à la fin de celle-ci questionner ce qui lui arrive et remettre tout en question. En mettant en doute sa réalité qu’est le désert, le sujet questionne aussi son ancien monde et soulève ainsi de nombreuses problématiques.

Quand il parle de l’art, de la guerre, du christianisme, du surréalisme, de l’Algérie, Camus en parle comme de la Méditerranée, des ruines, de l’été, du sable, des plantes aromatiques. En un sens il ne fait pas de distinction entre les camps de concentration, l’occupation, la bureaucratie, une épidémie, le soleil, la menace permanente de la mort. » Le monde des sables n’est pas différent du monde réel, ils s’entrecroisent et en levant le voile sur ce monde, Meursault lève le voile sur le sien.305

Pour Meursault, le monde s’apparente à un enfer où toutes les forces négatives sont dirigées contre l’action même de pensée, où tout est en suspend et où rien ne peut jamais trouver

304 MAILHOT, Laurent, Op. cit., p. 261

305 Idem, p. 9

ni de sens ni de réponse. Son environnement est obscur, brouillé et seul l’absurde lui permet d’accéder à un nouvel état dans lequel il est capable de s’interroger

Etranger à moi-même et à ce monde, armé pour tout secours d’une pensée qui se nie elle-même dès qu’elle affirme, quelle est cette condition où je ne puis avoir la paix qu’en refusant de savoir et de vivre, où l’appétit de conquête se heurte à des murs qui défient ses assauts ? Vouloir, c’est susciter les paradoxes. Tout est ordonné pour que prenne naissance cette paix empoisonnée que donnent l’insouciance, le sommeil du cœur ou les renoncements mortels.306

De ce fait, pour lui la prise de conscience lève totalement le voile qui lui cachait le fonctionnement du monde. Une fois la vue recouvrée, le sentiment absurde n’a plus de secret pour Meursault, par la conscience, il voit les ficelles qui animent le monde absurde qui l’entoure.

306 CAMUS, Albert, Le Mythe de Sisyphe, Op. cit., p. 38

b) La conscience du sujet

Dans les deux œuvres, la notion de conscience du sujet va être au cœur de l’éveil de ce dernier au monde, c’est à travers ses questionnements, ses réflexions, ses fulgurances qu’il accèdera à l’absurde, non plus comme un sujet soumis mais comme un sujet sachant. A force d’éprouver, le sujet chez Albert Camus devient las et cette lassitude participe à donner une impulsion de départ au mouvement de la conscience.

Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil, et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. « Commence », ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d’une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience.307

Chez Albert Camus, l’éveil et ce qui en découle passent par le simple fait d’arrêter définitivement d’espérer, de renoncer au futur en tant que possibilité et d’affronter comme nous le disions plus tôt la toute-puissance du présent : « Il [l’homme] a désappris d’espérer. Cet enfer du présent c’est enfin son royaume »308. Par la conscience l’homme se libère de sa servitude et dépasse les limites physiques du monde, dans le présent il trouve tout ce dont il a besoin : « Elle [l’intelligence] éclaire ce désert et le domine. Elle connaît ses servitudes et les illustre. Elle mourra en même temps que ce corps. Mais le savoir, voilà sa liberté »309. Dans L’Etranger, c’est l’acte du meurtre, moment central de l’œuvre, qui ôtera ses espoirs à Meursault et c’est donc indirectement le soleil, la chaleur et la plage, qui lui offriront le monde : « Ce que le moment inaugural du meurtre lui confère, c’est peut-être la conscience désormais éclairée de l’instant »310, « Le meurtre fait prendre conscience à Meursault que l’instant existe : d’involontaire la conscience du temps devient volontaire. C’est ce qui explique le changement de ton entre la première et la deuxième partie, le meurtre lui permet de prendre la mesure de

307 Idem, p. 29

308 PROUTEAU, Anne, Op. cit., p. 76

309 CAMUS, Albert, Le Mythe de Sisyphe, Op. cit., p. 122

310 PROUTEAU, Anne, Op. cit., p. 142

l’instant »311. Cette mort de l’espoir se verra amplifier à la fin du roman avec la condamnation à mort de Meursault, qui lui mettra un point final à son futur : « Enfin, la condamnation réelle lui permet de recouvrer son humanité et de réintégrer le monde en le délivrant de l’espoir – notion fallacieuse selon Camus »312.

Dans La Femme des sables, l’éveil vient du travail du sable que fait Niki Jumpei et du changement dans sa manière de le regarder qui en découle : « En somme, [...] donner à l'homme l'énergie nécessaire pour atteindre au renoncement de soi, c'est cela la vraie vertu du travail »313. En effet, et comme nous l’avons vu auparavant, le travail a une place très importante dans l’œuvre et c’est à travers celui-ci que Niki Jumpei se libère du temps et de l’espace : « Il se mit à creuser, ardemment. Le sable se faisait tout docile, le travail semblait avancer. Dans le sable, la pelle pénétrait en mordant ; et le son de la pelle, et sa respiration à lui étaient les deux seuls bruits à rythmer l’écoulement du temps »314. Ce qu’obtient Niki Jumpei en travaillant c’est une certaine forme de libération, c’est le plaisir du travail non pas accompli et révolu mais s’accomplissant, c’est la découverte de l’instant présent hors de toutes considérations futures.

Sur cette timide invite, il se mit à la besogne. Pour quelle raison, cela, d’abord, lui fut obscur : mais le fait est qu’il n’eut pas à vaincre en lui la résistance, la répugnance profondes auxquelles il s’attendait. Mais enfin… pourquoi chez lui, ce changement d’âme ? Il s’interrogeait. La peur de se voir à nouveau privé d’eau ? Le sentiment d’une dette contractée envers la femme ? Ou bien, tout simplement, le rayonnement en lui de la vertu du travail que l’homme accomplit de ses mains ? Plutôt cette dernière explication. Car du travail qu’il fait de ses mains, vient à l’homme comme un appui, un secours dans sa lutte contre la fuite du temps : cette fuite qui, privée de tout sens et de toute fin, pèse insupportablement sur qui refuse l’action…315

Le roman illustre en fait parfaitement le raisonnement par lequel Albert Camus conclut Le Mythe de Sisyphe, Kôbô Abe faisant de Niki Jumpei un être qui s’accomplit dans le travail :

« Il faut imaginer Sisyphe heureux »316. Dans l’œuvre, les paroles d’un conférencier reviennent

311 Idem, p. 143-144

312 MEGHAIZEROU, Miriem, Op. cit., p. 102

313 ABE, Kôbô, Op. cit., p. 184

314 Idem, p. 93

315 Idem, p. 205-206

316 CAMUS, Albert, Le Mythe de Sisyphe, Op. cit., p. 168

à l’esprit du sujet et ces mots soulignent parfaitement la notion de travail pour le travail qui berce le roman.

Au fond de la salle, cependant, le conférencier parlait : Aller, disait-il, aller au-delà du travail que l’homme fait de ses mains, oui, bien sûr. Mais pour accomplir ce chemin-là, il n’est pas d’autre voie que le travail lui-même. Non, certes, que ce travail ait en soi une valeur quelconque : mais ce n’est que par le travail qu’il est possible de dépasser, de surmonter le travail. Et je veux dire, en somme, que de donner à l’homme l’énergie nécessaire pour atteindre au renoncement de soi, c’est cela, la vraie vertu du travail !...317

Notons aussi que le sujet va dans l’œuvre, soit exprimer directement, soit par le biais de souvenirs, un certain intérêt métaphysique envers le sable, intérêt qui souligne parfaitement sa prise de conscience puisqu’en se questionnant sur le sable : « A tout le moins, touchant la nature purificatrice du sable, la représentation qu’il en avait jusqu’alors entretenue en lui était en parfait accord avec ce que la femme venait de lui montrer »318, il se questionne sur le monde et donc indirectement sur l’absurde :

- Non, non ! Je n’ai mis en avant l’exemple du sable que pour suggérer, en fin de compte, que le monde est à l’exacte image du sable… Vous ne trouvez pas ?... La drôle de chose qu’on appelle sable ! Le sable est bien au repos, à l’état statique : et pourtant, sa nature fondamentale, son essence, ça, allez donc le saisir ! Il ne coule pas, ce n’est pas un fluide : et pourtant, est-il faux de dire que la fluidité en soi, eh bien, c’est le sable !...319

En se questionnant sur le désert, le sujet en vient même à se poser des questions sur lui-même et sur sa propre condition qu’il analyse non plus directement mais cette fois-ci à travers son expérience du sable.

- Non, ce n’est pas ça ! Ce que je veux dire, c’est qu’on en arrive à sentir le plus profond de soi se métamorphoser en sable… à

317 ABE, Kôbô, Op. cit., p. 206

318 Idem, p. 85

319 Idem, p. 134-135

voir toutes choses avec les yeux mêmes du sable… et qu’alors, une fois qu’on en est venu à vivre cette mort, alors, qu’importe que la mort surgisse ? Nul besoin, désormais, de la redouter, nul besoin de s’agiter à droite, de s’agiter à gauche. Voilà !320

Ajoutons enfin que, dans le film La Femme des sables, le symbole de la connaissance est présent dès les plans d’ouverture du film (Voir Fig. 24) et est montré comme la fusion entre une forme d’œil et les lignes schématiques du désert (Voir fig. 22 et Fig. 23) : « L’Œil, organe de la perception visuelle, est naturellement et presque universellement le symbole de la perception intellectuelle. […] L’œil unique, sans paupières, est par ailleurs le symbole de l’Essence et de la Connaissance divine »321.

320 Idem, p. 135

321 CHEVALIER, Jean, GHEERBRANT, Alain, Op. cit., p. 686-687

Fig. 24, 2ème minute du film La Femme des sables

Fig. 9, 47ème minute du film La Tortue rouge