• Aucun résultat trouvé

a) Le rapport aux autres

Dans les deux œuvres, le rapport aux autres est au fil de l’œuvre en perpetuelle évolution, mais celle-ci se fait dans deux sens différents. Là où Albert Camus montre son personnage en train de se détacher lentement de ceux qui l’entourent, Kôbô Abe représente le sien créant des liens malgré lui avec ceux qui peuplent son nouveau monde désertique.

Dans La Femme des sables, les relations entre les êtres sont déjà écrites au début de l’œuvre, elles évoluent en conséquence des actions du personnage et en rapport à sa confrontation avec l’absurde. Niki Jumpei est celui qui, par ses actes, engendre ce qui était prévu pour lui, amène les choses à se dérouler comme elles sont supposées le faire. L’absurde dans cette situation, c’est que les relations humaines de l’œuvre sont finalement parfaitement vides d’originalité, elles ne sont que des relations de cause à effet.

Ce n’est pas un anonyme Destin, avec un D majuscule, qui règle la mise en scène de cette dramatique farce et en détermine le dénouement : les hommes sont, d’eux-mêmes, les bourreaux. La cruelle indifférence des paysans du village qui, aux jours fixés, apportent la nourriture aux habitants de ces habitations souterraines, l’amusement que leur procurent – et encore à peine s’en amusent-ils tant ils y sont habitués – les tentatives d’évasion des captifs, la non-raison du malheur qui les a jetés dans cette situation désespérée, l’absence de motifs, éthiques, sociaux, ou même simplement capricieux, qui les veut éternellement prisonniers, tout cela relève d’un absurde par excellence, sans causalité, sans finalité, plus désespéré encore que celui du Procès.266

Dès le début du texte, la première rencontre entre Niki Jumpei et la femme des sables est chaleureuse et bien que le sujet ignore encore la suite des événements, cette chaleur ressentie est déjà pour lui quelque chose de positif, quelque chose qui, inconsciemment le mènera à prendre certaines de ses futures décisions.

266 BRION, Marcel, Art. cit.

« Voyons, se demandait-il : celle qu’on vient d’appeler la Vieille est-elle donc si vieille que ça ? » Alors, portant une lampe, une femme vint au-devant de lui. Trente ans à peine, peut-être, en âge de plaire et d’être aimée ; de petite taille : et – s’était-elle fardée ? – pour une femme du bord de mer, le teint étrangement blanc. Et puis, chez elle, cette vivacité empressée de l’accueil, où se trahissait son impuissance à cacher sa joie profonde : et c’est de cela surtout qu’il lui était reconnaissant.267

Les multiples tentatives de fuites de Niki Jumpei amèneront le personnage à prendre directement contact avec ses ravisseurs et le désert sera, en tant qu’environnement, l’intermédiaire de cette rencontre. Ces contacts répétés influeront sur la psychologie du personnage et participeront à la métamorphose qu’il subira au fil de l’œuvre.

Niki tentera bien une dernière fois de s'enfuir, réussira même nuitamment à sortir du trou, mais il ne devra finalement la vie sauve qu'à la dernière des humiliations, puisque ce sont ses propres tortionnaires qui le tireront des sables mouvants dans lesquels il allait être englouti. C'est au bout d'une corde - comme le fil de bave au bout duquel se pendent les chenilles pour commencer leur nymphose - que Niki sera redescendu dans son trou. L'image est d'autant moins gratuite que l'homme est prêt pour sa métamorphose.268

De plus, à la suite de l’une de ses tentatives de fuite, sa relation avec la femme change, et à travers elle, sa relation avec les autres membres du village et avec lui-même. En effet, il accepte malgré lui la position dans laquelle il se trouve et entame ainsi sa métamorphose : « Et la femme, quel accueil ?... Après tout, qu’elle me fasse ce qu’elle voudra, je m’en contrefous ! A présent… un sac de sable sur lequel on cogne… une tête dans un jeu de massacre à la fête…

voilà ce que je vais devenir ! »269.

Ajoutons aussi que au cœur du désert, Niki Jumpei se découvrira une capacité à être utile aux autres et cette capacité donnera en définitive un certain sens à sa vie. Ces relations si vides de sens en elles-mêmes se retournent donc contre l’absurde dans le roman et permettent le développement chez le sujet d’une conscience sociale. Grâce à sa source, le sujet se détache en effet de tout ce qui lui est arrivé de mal et se focalise sur le bien qu’il pourrait faire et sur le

267 ABE, Kôbô, Op. cit., p. 35

268 SIGANOS, André, Art. cit., p. 177-178

269 Idem, p. 260

bonheur qu’il pourrait tirer de son piège raté. Cette sensation d’être utile sera l’une des raisons qui feront rester le personnage de Niki Jumpei au village, qui feront naître en lui une conscience sociale le liant aux villageois qui désormais le considéreront eux aussi comme l’un des leurs, cessant de ce fait toute hostilité à son égard.

Mais lui ne cherche à dévorer personne, n'en veut même plus aux villageois pour tout le mal qu'il lui ont fait, ces villageois qui paraissent ne rien comprendre, mais qui pourtant devinent tout : que le piège à corbeaux que Niki invente comme ultime stratagème pour s'échapper n'attrapera jamais le moindre oiseau (piège, qui plus est, bien dérisoire, lorsqu'on connaît les mœurs des corbeaux qui n'ont rien des pigeons voyageurs !), et qu'il est maintenant des leurs : aussi laissent-ils enfin pendre librement l'échelle de corde jusqu'au fond du trou. Niki est bien des leurs, en effet, puisqu'ils sont les seules personnes au monde qui pourront apprécier à son juste prix l'invention dont il est si fier, consistant à tirer de l'eau douce du sable. Ce piège à eau est si important pour les villageois et lui-même, que le fait d'être inscrit, quasi éternellement, dans l'ordre de la reconnaissance entomologique par quelque cicindèle nouvelle à laquelle il rêvait de donner son nom (cicendela jumpeï !) lui apparaît maintenant comme une éternité dérisoire.270

Cette conscience sociale c’est, finalement, la clef des chaines de Niki Jumpei, c’est celle qui lui offre la liberté, pas comme voulue au début de l’œuvre, mais comme nécessaire à la fin de cette dernière. Cette nouvelle relation permet au personnage de devenir autonome, de ne plus être menacé par le village, d’avoir enfin la capacité de décider et de retrouver une certaine forme de possibilité d’action.

His realization that he is no longer at the mercy of the villagers elates him and empowers him psychologically. The villagers can no longer subject him to the fear of death. Their power over his life has ceased. Even if they cut off his water supply, he will be able to survive.

He becomes the master of his own fate inside the walls and comes to believe that his new physical and psychological strength equals his oppressors’ power.271

270 SIGANOS, André, Art. cit., p. 178-179

271 MARROUM, Marianne, Op. cit., p. 101 Nous traduisons : « Sa réalisation du fait qu’il n’est plus désormais à la merci des villageois l’exalte et le rend plus fort psychologiquement. Les villageois ne peuvent plus à présent lui faire craindre la mort. Leur pouvoir sur sa vie à cesser. Même s’ils lui coupent le rationnement en eau, il sera capable de survivre. Il devient le maître de sa destinée à l’intérieurs des murs et commence à croire que ses nouvelles forces physiques et psychologiques égales celles de ses oppresseurs ».

Le changement qui s’effectue dans sa relation aux autres modifie sa façon de voir les habitants du village et à travers eux le désert lui-même. Sa renaissance permet la redistribution des cartes du pouvoir et fait de lui l’égal des villageois.

The reason Niki decides to stay and abide by rules prescribed by the villagers stems either from his possible rebirth or from the repositioning and change of the nature of power. He is no longer subjected to a prohibitive, dominatory, monolithic force that curtails his freedom and constrains him, a fact that drives him to relinquish his initial view of the sand community as a carceral one.272

Dans le roman d’Albert Camus, comme nous l’indiquions, la place des « autres » est très différente et plutôt négative. Dès le début de l’œuvre Meursault est mis à l’écart, il est perçu différemment et s’il ne comprend pas tout de suite pourquoi, il le ressent tout de même. Juste avant l’enterrement de sa mère, Meursault rencontre le directeur et le concierge et ces deux personnages sont extrêmement étranges avec Meursault, pour ne pas dire indiscrets : « Le directeur m’a encore parlé. Mais je ne l’écoutais presque plus. Puis il m’a dit « Je suppose que vous voulez voir votre mère. » Je me suis levé sans rien dire et il m’a précédé vers la porte. »273,

« Quand elle est partie, le concierge a parlé : « je vais vous laisser seul. » Je ne sais pas quel geste j’ai fait, mais il est resté, debout derrière moi. Cette présence dans mon dos me gênait »274. Tout cela couplé au message envoyé à Meursault au début du roman : « Mère décédée.

Enterrement demain. Sentiments distingués. »275 montre que si Meursault est un personnage absurde, le monde dans lequel il évolue au quotidien est lui aussi relativement singulier. De plus, la façon dont Meursault perçoit les autres personnes assistant à la veillée funèbre montre son incapacité à se fondre dans la foule et à entretenir une relation émotionnelle avec des inconnus et ce, même si ces derniers partagent les mêmes sentiments que lui.

Peu après, une des femmes s’est mise à pleurer. Elle était au second rang, cachée par une de ses compagnes, et je la voyais mal. Elle pleurait à petits cris, régulièrement : il me semblait qu’elle ne s’arrêterait jamais. Les autres avaient l’air de ne pas l’entendre. Ils

272 Idem, p. 102 Nous traduisons : « La raison pour laquelle Niki décide de rester et de se suivre les règles des villageois provient soit de sa possible renaissance soit du repositionnement et changement de nature de sa force ».

273 CAMUS, Albert, L’Etranger, Op. cit., p. 9

274 Idem, p. 11

275 Idem, p. 7

étaient affaissés, mornes et silencieux. Ils regardaient la bière ou leur canne, ou n’importe quoi, mais ils ne regardaient que cela. La femme pleurait toujours. J’aurais voulu ne plus l’entendre.276

Ce détachement dans l’œuvre ne fera que s’amplifier ses relations avec d’autres personnages le mèneront toujours finalement à commettre des erreurs, que ce soit avec Raymond : « Quand ils ont vu qu’ils avaient assez de champ, ils se sont enfuis très vite, pendant que nous restions cloués sous le soleil et que Raymond tenait serré son bras dégouttant de sang. »277, « Quand Raymond m’a donné son revolver, le soleil a glissé dessus. Pourtant nous sommes restés immobiles comme si tout s’était refermé autour de nous »278, ou Marie par exemple.

Je lui ai dit que maman était morte. Comme elle voulait savoir depuis quand, j’ai répondu : « Depuis hier. » Elle a eu un petit recul, mais n’a fait aucune remarque. J’ai eu envie de lui dire que ce n’était pas de ma faute, mais je me suis arrêté parce que j’ai pensé que je l’avais déjà dit à mon patron. Cela ne signifiait rien. De toute façon, on est toujours un peu fautif.279

Dans la suite de l’œuvre, c’est cette même incapacité à créer des liens qui le fera condamner. En effet, ce n’est en définitive pas l’acte du meurtre qui le mènera à sa mort mais bel et bien son inhumanité, son absence visible d’amour selon les jurés : « Les instructeurs avaient appris que « j’avais fait preuve d’insensibilité » le jour de l’enterrement de maman. »280,

« Sans doute j’aimais bien maman, mais cela ne voulait rien dire. Tous les êtres sains avaient plus ou moins souhaité la mort de ceux qu’ils aimaient »281.

Il est aussi très important de noter qu’à la fin de l’œuvre, Meursault refuse la dernière aide qui lui est accordée et qui est celle de l’aumônier. En faisant cela, il refuse le contact qui lui est offert par le dernier homme sur terre à lui tendre la main et affirme pour lui-même l’inexistence de Dieu. En refusant cette dernière relation aux « autres » il s’isole pour de bon et

pour toujours : « Pour la troisième fois, j’ai refusé de recevoir l’aumônier. Je n’ai rien à lui dire, je n’ai pas envie de parler, je le verrai bien assez tôt »282.

Les éléments du désert sont dans toutes ces relations ou presque des médiateurs, ils sont, soit la raison de l’existence de la relation, soit le cadre dans lequel elle a lieu. Le désert est donc pour Meursault, en ce qui concerne ses relations avec les autres, le lieu où il s’isole, pour le pire mais aussi pour le meilleur puisque, si tout cela le mène à sa fin, cela le mène aussi à son éveil, à sa vraie libération et la destruction de tous ses liens sociaux devient finalement positive en ce qu’elle lui permet de devenir réellement conscient, pour la première fois, de son monde.

282 Idem, p. 107

b) Critique de la société moderne

La vision des relations humaines développée dans les deux œuvres peut être extrapolée et la vision de la société analysée d’une manière relativement similaire.

Dans les deux œuvres le travail par exemple, revêt une importance particulière. Dans L’Etranger, ce dernier est beaucoup mentionné : « Aujourd’hui j’ai beaucoup travaillé au bureau. Le patron a été aimable. »283, « J’ai bien travaillé toute la semaine. »284, « Raymond m’a téléphoné au travail. »285, et sert parfois à montrer l’opposition qui existe entre le sujet et la société dans laquelle il évolue. Lorsque Meursault demande des jours de congés, son patron n’est pas très réceptif à sa demande et cela étonne le sujet qui instinctivement s’excuse. Le décalage dans cette scène et l’absurde de la situation montre et souligne en réalité une bien plus grande scission, celle entre Meursault et son monde en général puisque le sujet est incapable de comprendre à première vue les raisons du mécontentement de son patron et que, inversement ce dernier s’intéresse peu à la potentielle tristesse de son employé.

J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce n’est pas de ma faute. » Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil.286

Lorsque plus tard Meursault comprend la réaction de son supérieur, la tendance s’inverse et c’est Meursault qui à son tour paraît, si ce n’est énervé, désappointé face à la réponse de son patron.

En me réveillant, j’ai compris pourquoi mon patron avait l’air mécontent quand je lui ai demandé mes deux jours de congé : c’est aujourd’hui samedi. Je l’avais pour ainsi dire oublié, mais en me levant, cette idée m’est venue. Mon patron, tout naturellement, a pensé que

283 CAMUS, Albert, L’Etranger, Op. cit., p. 28

284 Idem, p. 38

285 Idem, p. 45

286 Idem, p. 7

j’aurais ainsi quatre jours de vacances avec mon dimanche et cela ne pouvait pas lui faire plaisir. Mais d’une part, ce n’est pas de ma faute si on a enterré maman hier au lieu d’aujourd’hui et d’autre part, j’aurais eu mon samedi et mon dimanche de toute façon. Bien entendu, cela ne m’empêche pas de comprendre tout de même mon patron.287

Ce traitement du travail est intéressant puisqu’il souligne l’absurde de cette société qu’Albert Camus cherche à critiquer tout en étant paradoxalement dans l’œuvre, l’un des seuls éléments qui ne s’oppose pas directement à Meursault. Pour l’auteur, « le travail et la création sont supérieurs aux forces de destruction. »288 et c’est à travers lui qu’il est possible de se réaliser et de donner une certaine forme de sens à son existence. Si dans L’Etranger, les notions de travail et de désert ne sont pas particulièrement reliées autrement que par la mort de la mère du protagoniste et la nécessité pour Meursault de partir sous le premier soleil à Marengo, dans La Femme des sables, le travail est activement mis en scène et assurément relié au désert.

Premièrement, dans l’œuvre le personnage travaille sans cesse et c’est ce travail sisyphéen qui lui permet de rester en vie. En effet, le fait d’enlever le sable en continu lui permet de ne pas être enseveli et permet au village de perdurer. Le travail est une nécessité qui dépasse totalement les notions de bien et de mal, c’est un besoin primordial, une obligation à laquelle on ne peut se soustraire sous peine de mourir : « Tout au profond de l’obscur, son extrême faîtage enfoncé d’un côté, obliquement, dans la paroi de sable, une petite maison, enveloppée de silence, gisait, sombrée. »289, « - Ils vont venir, poursuivit-elle à voix haletante… Ils vont venir avec leurs paniers à monter le sable… et ces six bidons encore qu’il me reste à emplir, à porter là-bas ! Ça, je dois le finir ! »290, « - Et le travail, alors ? Il est dur, en ce trou, le travail, et il n’y a pas de temps de reste !... Et puis, enfin, c’est pour le village qu’on travaille, pas vrai ? »291. Ainsi, le travail est chez Kôbô Abe un outil contre le désert, il est l’arme de l’homme contre la mort. L’absurde de la répétitivité de ce même travail est contrebalancé par le fait que, si la fin qui ne vient jamais n’a aucun sens, l’action en elle-même est porteuse d’une grandeur, d’un absolu, d’une raison qui lui est propre.

287 Idem, p. 22

288 CAMUS, Albert, « Lettre aux japonais », in Œuvres complètes III, coll. « Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 2008, p. 292

289 ABE, Kôbô, Op. cit., p. 29

290 Idem, p. 47

291 Idem, p. 157

Secondement, le travail est aussi un moyen de participer à la construction, au cœur du désert, d’une nouvelle société : « D’un mélange de sable et d’argile aggloméré en façon mortier, on avait durci le chemin »292. De plus, cette construction se fait à partir de l’utilisation du sable qui dans l’œuvre peut être vu comme provenant des ruines à partir des ruines de l’ancienne société. Ce deuxième point est extrêmement important puisqu’il est la résultante directe du traumatisme d’Hiroshima et est l’une des particularités les plus singulières que nous pouvons trouver chez Kôbô Abe. Ce que nous voulons dire, c’est que non seulement les bombes atomiques, mais aussi la destruction par la guerre, sont des éléments qui brûlent le Japon et le réduisent au désert, au néant et chez Kôbô Abe, c’est à partir de ces cendres radioactives, de cette terre aride, qu’il est possible, à force d’un travail sisyphéen de faire renaître une nouvelle société fondée sur une base traditionnelle et purgée des défauts de l’ancienne qui s’était perdue.

Ainsi, dans le roman, plusieurs critiques sont faites quant aux grandes villes qui se sont

Ainsi, dans le roman, plusieurs critiques sont faites quant aux grandes villes qui se sont