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a) Le rôle protecteur

L’eau est dans les deux romans un élément un peu moins central que la femme, mais tout aussi ambivalent et changeant qu’elle.

Dans L’Etranger, elle est principalement l’opposée du soleil, et est protectrice, du moins lorsqu’elle apparaît sous la forme de la mer. L’homophone mère/mer représente d’ailleurs parfaitement ce caractère supérieur et pourtant accompagnateur de l’eau qui apparaît parfois simplement en arrière-plan : « Il faisait très chaud dans le bureau et le soir, en sortant, j’ai été heureux de revenir en marchant lentement le long des quais. »200, ou qui est directement demandé et gratifié par Meursault : « J’ai retardé encore l’envie que j’avais de l’eau »201,

« L’eau était froide et j’étais content de nager. »202, « J’ai fini par me taire et j’ai fumé en regardant la mer »203.

Le roman se plie aux exigences de la mer, elle le transforme jusque dans sa forme, dans ses phrases et mots : « Dans ces passages maritimes, la phrase n’est plus la même, plus ample, moins synthétique, elle est à l’image de la douceur des sensations »204. Meursault en tant que sujet soumis au soleil trouve en elle une certaine liberté, une respiration, et éprouve à son contacte un certain plaisir : « […] Puis je n’ai plus fait attention à ce tic parce que j’étais occupé à éprouver que le soleil me faisait du bien. Le sable commençait à chauffer les pieds »205. Lorsque la mer est là, le soleil devient plus faible, la chaleur plus supportable et la lumière plus douce, Meursault apprécie même le contact direct de certains éléments du désert : « Le soleil écartait les derniers voiles d’eau qui me coulaient dans la bouche. »206, « Sur la plage, je me suis étendu à plat ventre près de Masson et j’ai mis ma figure dans le sable »207.

200 CAMUS, Albert, L’Etranger, Op. cit., p. 29

201 Idem, p. 52

202 Ibid.

203 Idem, p. 59

204 PROUTEAU, Anne, Op. cit., p. 125

205 CAMUS, Albert, L’Etranger, Op. cit., p. 55

206 Idem, p. 52

207 Idem, p. 56

Le nom du sujet lui aussi vient de la mer. Il nait de son alliance avec le soleil et montre le caractère absolu et positif de la filiation du sujet à ces deux éléments.

L’onomastique traditionnelle révèle cette alliance de la mer et du soleil. On sait ce que ces deux réalités représentent dans l’imaginaire camusien : elles font de ce personnage une quintessence heureuse de deux éléments qui, associés, sont bienfaisants.208

Notons que l’eau est aussi fortement associée à Marie dans le roman, et que la mer, aux côtés de celle qui s’avère être l’avatar du soleil, sert un but positif lorsqu’elle est présente, elle est l’anti-désert, elle offre à Meursault les seuls moments purs de l’œuvre, les seuls moments un tant soit peu hors du monde absurde : « Quand le soleil est devenu trop fort, elle a plongé et je l’ai suivie. »209, « Marie s’est immédiatement jetée dans l’eau. »210, « Peu après, Marie est venue. Je me suis retourné pour la regarder. Elle était toute visqueuse d’eau salée et elle tenait ses cheveux en arrière. »211, « « Viens dans l’eau », m’a-t-elle dit »212. Marie en tant qu’avatar du soleil fait la liaison entre le désert et la mer et ses invitations à la rejoindre dans l’eau participent à la fusion bienveillante qui a lieu entre les deux éléments. L’eau apparaît parfois tiède, comme la résultante de l’étreinte entre la mer et le soleil, comme un entre deux agréable dans lequel Meursault peut s’abandonner sans risque aucun.

Nous avons pris un autobus et nous sommes allés à quelques kilomètres d’Alger, sur une plage resserrée entre des rochers et bordée de roseaux du côté de la terre. Le soleil de quatre heures n’était pas trop chaud, mais l’eau était tiède, avec de petites vagues longues et paresseuses.213

Dans La Femme des sables, l’opposition entre l’eau et le désert est clairement faite, elle est dite, et se voit à travers tout le roman. Au milieu du roman, le personnage de Niki Jumpei fait même une comparaison directe entre les deux éléments et finit par les considérer

208 PROUTEAU, Anne, Op. cit., p. 126

209 CAMUS, Albert, L’Etranger, Op. cit., p. 23

210 Idem, p. 52

211 Idem, p. 56

212 Ibid.

213 Idem, p. 38

différemment, par voir l’eau comme essentiellement positive et le sable comme purement

Dans l’œuvre, l’eau prend trois visages positifs bien distincts : la mer, l’eau portée par les villageois et l’eau de la source.

Le premier de ces visages, qui est celui de la mer, est assez proche de la vision que L’Etranger offre de l’eau. Bien qu’elle soit absente au début de l’œuvre, elle se révèle petit à petit : « Venue du dessus des sables, chargée de sel, l’odeur de la marée le prenait aux narines. »215, « Le temps avait beau passer, la mer n’apparaissait point : sans doute les mouvements de terrain masquaient-ils la vue. Toujours le même, sans bornes, sans fin, le paysage ne cessait de s’étendre. »216 et apparaît comme une alliée du sujet, sa musique étant portée au sujet jusque dans son trou grâce au vents marins : « Un vent aussi terrible, ça non, ça n’entrait pas dans mes comptes ! Vrai, au fond de ce trou, je n’en avais rien ressenti, si ce n’est que le mugissement de la mer me semblait plus proche que d’ordinaire […] »217.

La mer est protectrice, est un but sain : « Plus loin, sans doute, le but, la mer : oui, la mer, à coup sûr, devait être là-bas. »218, une échappatoire : « Il se crut enfin arrivé à la lisière du village. Le chemin coiffait la crète. L’horizon s’élargit, et, à main gauche, la mer lui apparut. »219, « Il fit le tour du trou, monta jusqu’à l’endroit d’où l’on voyait la mer : comme le ciel, la mer était jaune et trouble »220.

Le second visage de l’eau, c’est-à-dire l’eau amenée aux captifs par les villageois, trouve naissance tant dans l’esprit du sujet, en tant que palais mental, en tant qu’objet auquel se

personnages. L’eau sert à se nettoyer, à se maintenir propre et en bonne santé ; par sa seule présence, le personnage voit son moral augmenter et par sa seule absence, son moral baisser :

« Du restant d’eau, il se lava le visage, se rafraichît la nuque, et se sentit aussitôt de bien meilleure humeur. »221, « Quant il en eut fini, ce fut le tour de la femme d’éponger le corps de l’homme. »222, « Il avait envie d’une cigarette… Ou plutôt, non, envie d’eau avant tout : de l’eau, de l’eau !... »223. Le simple fait de penser à l’eau qu’apportent les villageois suffit au sujet et l’image qu’il a en lui de l’eau lui apporte presque autant que l’eau réelle.

La femme, quant à elle, va bien avoir cette charité de venir, tout de suite, à son chevet, d’apporter une pleine cuvette d’eau, de lui l’interdépendance. C’est une échappatoire, en tant qu’elle permet à l’homme de littéralement se débarrasser du sable durant un court instant et de se libérer de l’emprise du désert.

Le troisième visage de l’eau est le plus important dans l’œuvre. Ce troisième visage c’est l’eau sous forme de source, c’est l’eau pure, froide et cristalline. Elle s’oppose au deux autres eaux : sales, troubles ou au goût métallique : « Quelques dix centimètres d’eau, pas plus, mais transparente, plus pure, et de beaucoup, que l’eau potable qu’on leur distribuait chaque jour, et où flottait cette pellicule au goût de métal »225, « L’eau lui coupait la peau comme un couteau, tant elle était glacée »226. Ces différentes caractéristiques de l’eau servent notamment à souligner dans ce passage la supériorité de la nature qui, lorsqu’elle le souhaite, peut fournir à l’homme ce dont il a le plus besoin.

Le nom du piège qui finira par se transformer en source souligne lui aussi parfaitement le rôle de cette eau dans le roman : « Et voulant lui donner un nom, il choisit celui

d’Esperance »227. Cette eau, c’est celle qui offre le choix à l’homme, qui le libère de l’emprise du désert et de ses habitants. Grâce à elle, même s’il ne travaille plus et qu’aucune eau ne lui est apportée il peut vivre : « Et si je réussis, anticipait-il, alors ils auront beau me couper l’eau : je n’aurais plus, pour autant, à leur faire ma soumission ! »228, « Au commencement de novembre, il enregistra le plus important volume d’eau encore capté : quatre litres »229.

Cette eau, c’est dans l’œuvre l’une des réponses à l’absurde. Offerte par le désert une fois que le personnage s’est accoutumé à lui : « Mais dans ce sable si parfaitement desséché, d’où diable pouvait bien venir cette eau qui remplaçait l’autre ? »230, elle est comme un cadeau inépuisable : « Une source souterraine ? A si faible profondeur, il ne pouvait en exister. C’était donc qu’à mesure que l’eau fuyait du seau quelque eau nouvelle la remplaçait en quantité égale : que penser d’autre ? »231 que le sable se charge de charrier.

Phénomène de capillarité propre au sable. L’extrême surface du sable a une haute chaleur spécifique, et c’est pourquoi elle est toujours desséchée. Mais dès qu’on creuse à quelque profondeur, une humidité se manifeste, infailliblement. C’est donc à coup sûr, que l’évaporation qui se produit dans la couche superficielle du sable fait office d’une pompe qui aspirerait l’humidité de la couche souterraine…232

Cette eau ôte ses chaînes au sujet et lui offre le choix de travailler ou non. Maintenant qu’il n’est plus dépendant de l’approvisionnement des villageois il peut reprendre s’il le souhaite sa grève et stopper son travail sisyphéen sans risque pour lui de succomber à la soif.

De plus, à la fin de l’œuvre, c’est cette même eau qui le fait rester. En effet, malgré le fait qu’il va être père et que la femme des sables est devenue sa femme, c’est l’eau, c’est sa trouvaille, sa source, qui le fait rester, qui donne un sens à sa vie, qui lui permet de s’échapper en partie de l’absurde : « Au fond du trou, quelque chose bougea. Il se pencha c’était son ombre à lui. Et juste sur son ombre, son réservoir d’eau »233.

Dans les deux romans l’eau a un rôle analogue à la femme. C’est une agente du bien d’une part, mais qui peut, volontairement ou non, se transformer et adopter l’attitude inverse, devenir une arme braquée contre le sujet, un outil du désert, une raison de l’absurde.

b) L’eau contre le sujet

Dans L’Etranger comme dans La Femme des sables, l’eau peut cependant avoir un visage négatif. En effet, si ce n’est volontaire de la part de cette dernière, si tant est que nous la considérions comme une entité à part entière, elle peut dans certains cas devenir une gêne pour le personnage principal ou encore une raison d’asservissement du sujet par le désert.

L’eau, dans l’œuvre d’Albert Camus apparaît, outre sous la forme de la mer, sous la forme de la source. Cette source qui en elle-même est positive, se voit détournée et devient la raison de l’affrontement entre Meursault et l’Arabe. De plus, le personnage de l’Arabe qui peut être vu comme en communion avec le soleil, protège la source, faisant d’elle sa propriété et par là la viciant, la reliant au désert : « Mais quand j’ai été plus près, j’ai vu que le type de Raymond était revenu. Il était seul. Il reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les ombres du rocher, tout le corps au soleil. Son bleu de chauffe fumait dans la chaleur »234.

Bien que l’eau ne soit pas négative dans ce passage, elle devient, par association, une complice malgré elle du désert et joue un rôle certain dans le meurtre. La source est présentée dans l’œuvre en lien avec le désert, avec la plage et avec les personnages de Meursault et de l’Arabe qui se regardent. Cette dernière est liée au sable et à la roche : « Tout au bout de la plage, nous sommes arrivés enfin à une petite source qui coulait dans le sable, derrière un gros rocher. »235, au soleil : « Pendant tout ce temps, il n’y a plus eu que le soleil et ce silence, avec le petit bruit de la source et des trois notes. »236, à la chaleur : « On a encore entendu le petit bruit d’eau et de flûte au cœur du silence et de la chaleur. »237 et aux deux hommes présentés comme en symbiose avec leur environnement : « Nous nous regardions sans baisser les yeux et tout s’arrêtait ici entre la mer, le sable et le soleil, le double silence de la flûte et de l’eau. »238.

La source devient aussi dans le roman un élément de tension et si l’eau s’oppose aux éléments du désert, ses caractéristiques que sont sa fraîcheur, son emplacement à l’ombre et le silence qui l’entoure deviennent l’objet d’une envie : « Je pensais à la source fraîche derrière le rocher. J’avais envie de retrouver le murmure de son eau, envie de fuir le soleil, l’effort et les

234 CAMUS, Albert, L’Etranger, Op. cit., p. 62

235 Idem, p. 60

236 Ibid.

237 Ibid.

238 Idem, p. 61

pleurs de femme, envie enfin de retrouver l’ombre et son repos »239 menant invariablement à l’acte absurde par excellence qu’est le meurtre sur la plage et font de l’eau un élément négatif s’opposant, sous cette forme, au sujet.

Dans le roman de Kôbô Abe, l’eau est plus janusienne que dans L’Etranger. En effet, comme le reste des éléments du roman, elle se retrouve totalement dans les deux opposés que sont le bien et le mal, la génération et la corruption, l’anti désert et le désert. Sa part négative est multiple et se déploie à travers la sueur et la soif.

La première de ces deux formes est dans le roman très présente et le personnage s’éponge ou se plaint à plusieurs reprises de sa sueur. « Pour la première fois, l’homme, alors, s’arrêta. Il jeta un long regard tout autour de lui, de la manche de sa veste essuya la sueur de son visage. »240, « L’homme était comme cire dans la flamme : la sueur lui suintait, il fondait.

Par tous les pores de la peau, la sueur lui perlait. »241, « Ses forces s’en allait. Il venait de perdre encore en sueur l’équivalent d’un grand verre d’eau »242. Cette forme de l’eau est un réel problème pour le sujet puisqu’elle favorise, si ce n’est sa fusion, au moins le contact physique constant avec le sable. Pour Niki Jumpei, c’est la sueur et l’humidité corporelle constante qui font de lui une cible pour le sable, rendant dans son esprit cette forme de l’eau négative.

L’homme explique à la femme sa vision du sable. Important car la réflexion sur la corruption des corps peut prendre place dans l’analyse.

Il dit aussi « « Mais non, enfin, raisonnait l’homme à part lui. Mais non, ce n’est pas dans le sable qu’est l’humidité : c’est mon corps qui est humide, mon seul corps à moi ! »243

La deuxième forme de l’eau négative qu’est la soif se retrouve principalement dans le roman lorsque le personnage cesse de travailler et devient sur lui un moyen de pression exercé par les gens du désert pour le forcer à reprendre sa besogne. Cette eau le torture : « La soif lui éclatait aux tempes. »244 et la soif devient pour lui source de cauchemars et d’hallucinations.

239 Idem, p. 62

240 ABE, Kôbô, Op. cit., p. 17

241 Idem, p. 122

242 Idem, p. 179

243 Idem, p. 41

244 Idem, p. 194

Il s’éveilla tout à fait. Quelque chose de visqueux lui fondait à la base de la langue, une sorte de colle chauffée. La soif lui était revenue avec une intensité doublée. De l’eau, de l’eau ! Oh, une eau de cristal qui scintille ! Montant du fond du verre, les flèches argentées des bulles d’air qui bouillonnent !...245

Enfin, de tous les corps composés, l’eau n’était-elle pas le plus élémentaire ? Était-il donc impossible qu’il découvrît un peu d’eau … […] Tiens, une odeur d’eau !... Mais oui, manifestement, ça sent l’eau !...246

Cette eau l’asservit : « Pardon, de l’eau, de l’eau, je vous en prie ! »247 et lui fait perdre la raison : « L’homme cherchait de l’eau »248 (dans des lieux improbables).

La bouilloire vide traînait dans l’entrée. Il en leva le bec, y appliqua ses lèvres, attendit quelques trente secondes avant de sentir l’humidité de deux ou trois gouttes lui venir à la pointe de la langue, qu’il avait aussi sèche que du papier buvard.249

Enfin, cette eau le rend bestial, le fait régresser sur le plan humain au point de n’avoir plus aucune considération pour la femme, au point de devenir totalement égoïste et avare, au point d’être violent lorsqu’une nouvelle ration lui est apportée et qu’il se jette dessus en écartant celle qui partage pourtant sa peine.

Dès que le seau se présenta à portée de sa main, il écarta la femme, battit des pieds dans sa hâte, saisit à pleines mains le seau, prit à peine le temps de le décrocher, y plongea d’un seul coup la face : son corps faisait pompe, ondulait avec un mouvement de vagues, Il releva la tête, reprit son souffle, replongea. Puis une troisième fois : mais cette fois-là, quand il sortit la tête, l’eau lui jaillissait du nez et du coin des lèvres, tant il étouffait. »250

L’eau, comme la femme, porte une double figure, et si elle est principalement positive, elle peut cependant être détournée et devenir l’un des outils de la déconstruction et de l’emprisonnement de l’homme. Tout en protégeant, de par son aspect générateur, le sujet du désert, elle se fait, de par son aspect corrupteur, véhicule du sentiment absurde.

IV) Désert et génération

Si le désert sert à déconstruire le sujet et véhicule ainsi le sentiment absurde, il sert aussi à lui donner une nouvelle forme, une nouvelle identité post-déconstruction. De plus, puisque le désert est janusien, il sert aussi dans les deux romans un but positif ; en lui peut se trouver une certaine forme de sens, de vie qui ne se trouve nulle part ailleurs.