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a) La dualité du désert

Le désert, comme un ruban de Moebius, est continu et ses opposés se mélangent pour qui cherchera en lui suffisamment longtemps. Le lieu en son sein est libre du temps et de l’espace, le sujet découvre une réalité nouvelle. Point de coordonnées dans le désert ; le désert avale le monde et en fait un nulle part, un partout. Le désert possède en son sein un dualité qui fait de lui un lieu à part, à la fois bon et mauvais, sec et humide, froid et chaud, lumineux et sombre, il amène la mort à celui qui cherche à l’affronter et peu offrir une révélation à celui qui cherche en lui ses points positifs. Bien qu’à première vue nous pourrions croire que le désert se base sur le régime diurne de l’image et joue autour de la dualité qui le caractérise, il se base en réalité sur le régime nocturne de l’image puisque ces opposés qui le composent voient leurs frontières brouillées et leurs différences estompées.

Sa réalité, absolument contraignante, laisse progressivement découvrir une ambivalence majeure que rien ni personne ne saurait lever, figure absolue du destin ou de la nécessité : s'il coule comme une eau mortelle, il est néanmoins susceptible de receler une eau « de vie » à celui qui prendra la patience nécessaire pour en trouver la source ; s'il est mortellement mouvant, il permet à celui qui y chemine de s'égarer positivement, de s'y plonger en un ondoiement baptismal congédiant la mort ; figure alternative du sec et de l'humide, il oriente toute une rêverie de l'intimité selon ce que G. Durand appelle « le régime nocturne

de l'image »251 : « une âme qui rêve le sable ne connaît plus l'avoir. Elle se déploie dans l'être. L'espace mesuré et le temps compté [...]

abdiquent leurs prérogatives souveraines devant le sable du désert

»252.253

Dans La Femme des sables, le sujet est comme nous l’avons expliqué plus tôt en proie à une métamorphose qui le fait devenir insecte, lui arrache sa condition première d’homme.

Cependant, si l’on regarde cette métamorphose différemment, nous pouvons y voir la transformation d’un être inférieur, faible face au désert, en un être plus fort, capable d’adaptation, capable, en se dépassant, de devenir un « autre moi » nouveau.

La Femme des sables est […] l'histoire de la disparition progressive d'un individu aux yeux d'une société, comme à ses propres yeux : non seulement le héros disparaîtra physiquement pour tous ceux qui le connaissaient, mais il se métamorphosera si profondément qu'un

« autre moi » remplacera totalement l'ancien. « Un autre moi » : l'expression est de l'auteur, mais elle répète une formule qu'il connaissait sans le moindre doute, ayant pratiqué l'entomologie, formule employée par Michelet à propos de l'exuvie larvaire, cette peau chitineuse laissée par la chenille. En effet, le thème de la métamorphose insectiforme court tout du long du roman, thème ici constitutif d'une écriture « archaïque », tout empreinte d'animalité et de références naturelles.254

Cette transformation au cœur du désert est linéaire, elle représente un passage de « a » à « b », mais elle prend place au cœur d’un désert qui l’influence, qui lui permet d’exister voire qui la force à exister ; et ce désert lui, prend la forme d’une spirale.

De telles structures convoquent invinciblement deux figures antinomiques pour ce qui nous occupe : quels que soient en effet les systèmes de symétries que le texte institue entre son début et sa fin, entre les phases unitaires, ou dans le jeu des symboles touchant au temps et à l'espace, ce n'est pas l'image du cercle qui prévaudra (laquelle n'est qu'une fausse résolution du tiers-inclus proposé par une autre image circulant dans le texte, celle du ruban de Moebius), mais bien la figure de la spirale, tracée rétrospectivement, qui rétrocède à celui qui

251 DURAND, Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, coll. « Etudes, Philosophie », Bordas, Paris, 1969, [1960], p. 505-506

252 ROMEY, Georges, Dictionnaire de la symbolique, coll. « Spiritualité », Albin Michel, Paris, 1995, p. 211

253 SIGANOS, André, Art. cit., p. 180

254 Idem, p. 174

la parcourt en se retournant sur son passé jusqu'à convoquer celui des hommes en général, la grâce d'une phase activement accomplie : la boucle fermée n'est pas un cercle, en ce qu'elle ouvre immédiatement sur une autre boucle : ici encore, comme dans le mythe, la répétition annule l'écoulement temporel en même temps qu'elle en souligne l'accomplissement.255

Ce désert, c’est une voie sur laquelle marche le sujet en cours de métamorphose, c’est un chemin, si ce n’est créateur en lui-même, qui permet la création, c’est un lieu quasi initiatique dans lequel le sentiment absurde revêt un tout autre sens, où il n’est plus destructeur, mais à l’inverse, ouvre les yeux sur la réalité et convoque le sujet pour qu’il se juge lui-même, pour qu’une fois son renouveau atteint, il renie son ancien « moi » et accepte pleinement sa nouvelle condition. C’est le fait que le sujet recule à travers sa déconstruction et avance en même temps par la nécessité de cette déconstruction pour permettre une reconstruction qui permet l’autocritique, la métamorphose et donc l’évolution ontologique.

Pour dire les choses autrement, le temps ne pourra plus être perçu de la même manière par le héros qui dira le renoncement jubilatoire auquel l'œuvre voudrait elle-même parvenir : « l'autre moi » n'existe que dans la mesure où le précédent aura existé. Le héros, comme le texte, se construit par un double mouvement, la progression tenant d'abord à une régression essentielle qui ne vaut pas pour une annulation. En d'autres termes encore, les efforts de représentation, le tissage serré de structures répétitives, les constellations symboliques qui les informent, ne visent en aucune manière à ruiner ces mêmes efforts mais au contraire à asseoir pleinement leur validité. Le paradigme du modèle naturel (l'insecte, l’animalité, le corps, le sable), dans lequel entre une prééminence de l'affect sur l'intellect (car l'ingéniosité du texte n'est pas autotélique et le héros lui-même renonce à la validité de la parole comme de l'écrit) recouvre bien une fascination du texte pour l'immédiateté originelle.256

Le film La Femme des sables s’ouvre lui sur une série de plans empruntés à l’esthétique surréaliste, dont certains sont des représentations schématiques d’une vue du dessus du village et de ses environs (Voir Fig. 22 et Fig. 23). Ces plans représentent parfaitement le caractère ambivalent du désert en montrant ses courbes entrelacées, se mêlant les unes aux autres et

255 Idem, p. 183

256 Ibid.

formant, si ce n’est un tourbillon ou une spirale, au moins une forme semi circulaire ayant en son cœur le village.

Dans L’Etranger, comme dans le roman de Kôbô Abe, le désert possède une face positive, moins développée certes, mais présente. Cette face positive, c’est celle qui permet, malgré le caractère assurément négatif du soleil et des autres éléments, de mettre fin à l’existence de Meursault en tant qu’être inconscient, qu’être faible. Le désert et l’eau servent dans les deux œuvres, ensemble à déconstruire le personnage pour par la suite, laisser place à sa redéfinition.

Dans ce décapage élémentaire où l’eau et le sable remplissent de façon interchangeable la même fonction abrasive, la chair humaine est réduite à la matière minérale la plus brute, décapée de tout épiphénomène physique ou spirituel, dépouillée de ses formes et imaginairement mise en informe par la force des choses.257

Si, comme nous l’avons constaté plus haut, cette déconstruction peut être perçue comme mauvaise, nous pouvons aussi chercher ce qu’elle apporte de bon, comme la capacité à prendre conscience du monde dans toutes ses acceptions. C’est au cœur de la complexité du désert que naît l’instant absurde, à la frontière entre le soleil et l’anti-soleil : « Ainsi le soleil n’est-il jamais autant lui-même que quand il n’est plus »258, et c’est aussi au cœur de cette dernière, qu’apparaît son positif. Le désert peut être un lieu de torture pour l’homme, mais il

257 CHABOT, Jacques, « Albert Camus « la pensée de midi » », coll. « collection du centre des Ecrivains du Sud », Edisud, Aix-en-Provence, 2002, p. 56

258 Idem, p. 51

Fig. 22, 1ère minute du film La Femme des sables

Fig. 9, 47ème minute du film La Tortue rouge

Fig. 22, 2ème minute du film La Femme des sables

Fig. 9, 47ème minute du film La Tortue rouge

peut aussi être un espace métaphysique où il devient possible pour le sujet après s’y être égaré, si ce n’est de combattre l’absurde, au moins d’approcher une certaine forme de compréhension du phénomène. Le sable, parfois brûlant et agressif peut aussi simplement offrir au sujet sa chaleur et accueillir le sujet comme le ventre d’une mère, autorisant de cette manière ce dernier à se reposer, à se régénérer.

Facile à pénétrer et plastique, il épouse les formes qui se moulent en lui : à cet égard, il est un symbole de matrice. Le plaisir que l’on éprouve à marcher sur le sable, à s’étendre sur lui, à s’enfoncer dans sa masse souple – qui se manifeste sur les plages – s’apparente inconsciemment au regressus ad uterum des psychanalystes. C’est effectivement comme une recherche de repos, de sécurité, de régénération.259

259 CHEVALIER, Jean, GHEERBRANT, Alain, Op. cit., p. 838

b) Le désert constructeur

Le double visage du désert est la raison première de sa capacité à construire, puisque c’est dans cette dualité que naît, ou renaît, le sujet ; c’est d’elle qu’il tire sa possibilité de renouveau. En effet, si le désert était soit purement mauvais soit purement bon, le sujet finirait anéanti et de ce fait aucune réponse à l’absurde ne pourrait être donnée.

Le roman La Femme des sables développe particulièrement cette réflexion et met en scène dans l’œuvre le rôle constructeur du désert. Le texte en lui-même est, par exemple, organisé pour amplifier la sensation de résurrection du sujet, en la mettant continuellement en contraste avec la destruction qui la précède. Que ce soit au niveau de la construction des chapitres ou de l’ordre d’arrivée des événements, la symbolique des chiffres montre qu’il existe assurément un sous texte quasi-mathématique visant à confirmer ce sentiment présent tout au long du texte et à certifier le rôle du désert dans l’apparition de cette résurrection. Dans l’œuvre les chiffres trois et quatre se retrouvent en différents endroits et participent à la symbolique qui se cache dans le roman. Les deux chiffres sont par exemple visibles dans le nombre de chapitres puisque le roman se composent de trois fois dix plus un chapitres. Cette décomposition souligne premièrement la notion d’unité multiple avec le chiffre trois, mais aussi le cycle de métamorphose du sujet qui se déroule en trois stades et la mort couplée à la résurrection qui dans la tradition japonaise est liée au chiffre quatre.

Si l'on examine la structuration du récit, on s'aperçoit de la sorte qu'elle participe d'une véritable stratégie. Le premier élément frappant provient de la présence répétée de séquences unitaires, elles-mêmes signifiées par une logique numérale. Ainsi, la première unité accomplie est représentée par une durée de dix jours, laps de temps passé par Niki au fond du trou avant qu'il ne fasse l'amour pour la première fois avec la femme des sables. Il se trouve que, la tripartition du texte recouvre une autre tripartition capitulaire moins évidente (trois fois dix chapitres plus un) qui souligne à quel point nous sommes en présence, d'une part, du cycle normal de la métamorphose insectiforme en trois stades (larve, chrysalide, imago), et d'autre part d'une prégnance de la symbolique générale du chiffre quatre, chiffre de la mort suivie d'une résurrection.260

260 SIGANOS, André, Art. cit., p. 181-183

Le roman est aussi découpé en trois grandes parties qui sont bornées par des événements majeurs de l’œuvre tels que la mort du temps ou le premier renoncement du sujet. De plus, le sujet, âgé de trente-et-un ans représente lui le roman dans son intégralité et le découpage fait dans l’œuvre n’est que le reflet des évolutions que subit le personnage. Enfin, la mort philosophique de Niki Jumpei dans le chapitre quatre trouve son reflet avec sa résurrection dans le dernier et trente-et-unième chapitre. Tous ces symboles soulignent la notion de renaissance et de construction par la déconstruction qu’endure le personnage.

La première partie, de dix chapitres, est en effet marquée en sa fin par l'annihilation du temps : le sable recouvre significativement le cadran de la montre de Niki (laquelle cesse à ce moment précis de marquer l'heure), puis recouvre Niki lui-même en un premier enveloppement significatif.

Au chapitre 20 de la deuxième partie, Niki découvre tout à la fois un plaisir insoupçonné de la chair et se montre prêt, dès le chapitre suivant, à entamer le renoncement intérieur qui le conduira à la métamorphose finale. On ne sera pas autrement étonné de découvrir que la troisième partie n'est composée que de quatre chapitres, ce que redit symboliquement la numération générale : l'œuvre tout entière est découpée en 31 chapitres (c'est-à-dire 3+1 = 4). On notera d'ailleurs que l'âge du héros (31 ans) correspond à la totalité de l'œuvre. Pour ce qui est de la présence récurrente du quatre, il est également troublant de constater la symétrie inversée des chapitre 4 et 31 : c'est dans le quatrième chapitre que Niki est descendu dans son trou (première mort symbolique), et c'est au trente et unième qu'il en sortira (la découverte de l'eau douce sera aussi contée dans ce dernier chapitre).261

De nombreux autres éléments viennent servir ce propos et la symbolique se retrouve dans les moindres détails de l’œuvre qui laisse transparaitre à tout moment les dessous de son fonctionnement.

Mille autres détails symboliques importants répètent d'ailleurs à l'envi ce schéma d'une résurrection « lazaréenne » : pendant trois jours passent des oiseaux blancs d'Est en Ouest, et c'est au quatrième que sera hissée la femme enceinte pour délivrer la vie, comme Niki en sortira pour sa métamorphose imaginale. On avait auparavant appris que la manœuvre du lourd panier de sable nécessitait la présence de quatre hommes (de leur venue dépend donc la vie ou la mort), que quatre corbeaux passant dans le ciel avait fait penser à Niki, sans qu'il sache

261 Ibid.

pourquoi, à l'importance de son cyanure comme moyen d'une mort libératrice (p. 181). Doit-on dès lors trouver curieux que le héros passe à l'exécution de son plan d'évasion « le quatrième jour à compter du moment où l'idée lui en était venue » ?

La surabondance d'autres indications plus ponctuelles, qui aurait pu dans un premier temps passer pour une hasardeuse insistance, souligne encore cette présence obsédante.262

Dans les paroles et les actes du personnage se retrouve aussi cette notion de transformation positive, de retour vers un « vrai moi » parfaitement assimilable à un « autre moi » en ce qu’il s’oppose au « moi » prisonnier, abattu, affaibli. Niki Jumpei revient durant une longue réflexion sur son approche du sable et sa façon de le voir a, par rapport à celle qu’il avait au début de l’œuvre, complètement changé. Le sable est maintenant pour lui un élément avec un potentiel positif qui si l’on sait comment l’apprivoiser peut s’avérer utile à l’homme.

- Mais non, ce grief ne tient pas ! Car on peut voir le sable sous un tout autre aspect, et d’intention si opposée ! De force destructrice, il peut devenir force bienfaitrice, si l’on sait se servir de ses propriétés ! Des moules pour les fonderies, non ! Et le composant indispensable au durcissement du béton, non ! Et le reste ? Les travaux que l’on a conduits aux fins de l’employer à débarrasser les cultures des mauvais champignons, des mauvaises herbes ; les recherches menées en vue de le transformer en terre arable en y mêlant certains ferments organiques susceptibles de décomposer et recomposer le sol, non !263

Dans le roman, le sujet va même jusqu’à exprimer cette notion de « vrai moi » qui s’oppose désormais pour lui au « moi » naïf à propos du sable, au « moi » incapable de comprendre l’étendue de sa substance, de sa force et de son pouvoir sur le monde.

« Et puis, voici qu’au moment même où j’observais déjà sur moi les premiers effets du poison, alors, tout d’un coup, il m’a suffi de méditer cette évidence que le ciel est soutenu par la plus simple des révolutions elliptiques, ou celle-ci que, sur terre, toute zone de dunes est gouvernée par une longueur d’onde d’un huitième de millimètre, oui, il m’a suffi de ces pensées pour revenir à mon vrai moi !... »264

262 Ibid.

263 ABE, Kôbô, Op. cit., p. 278-279

264 Idem, p. 273

Le basculement entre le « moi » du sujet qui est visible durant les première et seconde parties de l’œuvre et le « vrai moi » qui apparaît après la métamorphose se fait en même temps que le changement qui s’opère au niveau de la perception du sable par le personnage et accompagne cette évolution.

C’est ainsi que, dans le même temps que le sable s’était métamorphosé à ses yeux, l’homme, parallèlement, était entré en intérieure métamorphose. Et il semblait que, du profond de ce sable, tout ensemble avec l’eau qu’il en tirait, ce fût un autre moi, un moi tout neuf qu’il avait réussi à faire sortit.265

265 Idem, p. 299