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Hannah Arendt et Albert Camus

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Hannah Arendt et Albert Camus

BAUDOUI, Remi

Abstract

A la fin du mois d'avril 1952, Hannah Arendt rencontre Albert Camus à Paris. Bien qu'ils appartiennent à la même génération, la philosophe et l'écrivain relèvent de deux univers culturels différents. L'objet de cet article est de s'interroger sur la nature de leurs convergences d'analyse sur la question du totalitarisme mais aussi sur leurs points de divergence, qui expliquent l'impossibilité de poursuivre sur le fond un dialogue rapidement interrompu

BAUDOUI, Remi. Hannah Arendt et Albert Camus. Présence d'Albert Camus, 2017, vol. 9, Présence d'Albert Camus, p. 13-27

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:101082

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Hannah Arendt et Albert Camus

Rémi BAUDOUÏ1

Le 21 avril 1952 Hannah Arendt écrit à Albert Camus : « Je suis à Paris pour quelques semaines et j’aimerais beaucoup vous voir, si cela peut s’arranger sans vous importuner. J’ai lu L’Homme révolté que j’aime beaucoup, à vrai dire c’est la seule raison de cette note…2». L’écrivain accepte. Le 1er mai suivant, elle rappelle à son mari Heinrich Blücher qu’elle a rencontré, la veille, l’écrivain qui représente « sans aucun doute pour le moment le meilleur homme en France. Tous les autres intellectuels sont tout juste supportables3 ». Alors que la philosophie française peine à se reconstruire entre la poussée de l’existentialisme en faveur d’un humanisme « concret », la difficile appropriation de la pensée heideggerienne en raison de ses engagements comme recteur de l’Université de Fribourg en 1933-1934, l’omnipotence de la phénoménologie de Merleau-Ponty et l’épistémologie marxiste d’Althusser, la remarque de la philosophe allemande est importante. Elle consacre Camus comme intellectuel de premier plan. Au- delà du regret exprimé de ne pas le voir s’engager dans la publication en France de The Origins of Totalitarianism, Blücher rappelle à son épouse le 14 juin 1952 : « Je crois que tu sous-estimes le nouveau livre de Camus (L’Homme révolté). Il est essentiel pour la critique du nihilisme, et je suis parvenu sur beaucoup de points aux mêmes résultats que lui. En tout cas, voilà un authentique philosophe moderne, et ça c’est un sacré réconfort !

4». Jusqu’à présent, les spécialistes ont négligé ce court échange, insistant uniquement sur l’absolue proximité intellectuelle entre les deux penseurs5. Cet échange ne témoignerait-il pas cependant, de la part d’Arendt, d’une forme d’ambivalence pour l’œuvre de l’écrivain français ? N’offrirait-il pas les moyens d’en cerner les contours afin de mesurer, au-delà de leur proximité intellectuelle, ce qui les sépare ? N’existerait-il pas des barrières conceptuelles infranchissables entre leurs œuvres centrées sur le « retour du tragique6» dans nos sociétés ?

1. Camus et Arendt : des cheminements parallèles

Rien ne prédisposait Arendt et Camus à se rencontrer. Bien que de même génération – la philosophe naît en 1906, l’écrivain en 1913 – ils relèvent d’univers différents. Arendt est issue d’une famille juive allemande bourgeoise, libérale et athée de Köenigsberg, capitale de Prusse orientale. Français et Espagnol par ses origines, Albert

1 Historien et Docteur de l’Institut d’Études Politiques de Paris, Rémi Baudouï est professeur ordinaire au département de Science politique et Relations internationales de l’Université de Genève.

2 Fonds Albert Camus, droits réservés. Lettre d’Hannah Arendt à Albert Camus, le 21 avril 1952.

3 Hannah Arendt, Heinrich Blücher, Briefwechsel, 1936-1968, Munich,Piper Verlag, 1996 ; traduit par Anne-Sophie Astrup, Correspondance 1936-1968, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 233.

4 Hannah Arendt, Heinrich Blücher, Correspondance 1936-1968, op. cit., p. 264.

5 Jeffrey C.Isaac, Arendt, Camus, and modern Rebellion, New Haven and London, Yale University Press, 1992.

6 Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique, Paris, Seuil, 1967, rééd.1972.

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Camus naît en Algérie au sud de Bône dans une famille modeste et laïque d’ouvriers agricoles. Après son baccalauréat Arendt étudie la philosophie et la théologie aux universités de Marbourg, Fribourg et Heidelberg et suit les enseignements d’Husserl, Heidegger, de Bultman et de Jasper. Au Grand Lycée Bugeaud d’Alger, Camus découvre notamment l’œuvre d’André Gide et se lie d’amitié avec son professeur, le philosophe Jean Grenier. Après l’année d’hypokhâgne, il suit à l’Université d’Alger l’enseignement du philosophe et épistémologue René Poirier et, grâce à Grenier, il découvre Spinoza, Descartes et Kierkegaard7. Le premier point de convergence entre Arendt et Camus se situe à la charnière des années 1930. En 1928, Arendt engage sous la direction de Jaspers son doctorat de philosophie sur Le concept d’amour chez Augustin8. La biographie de Rahel Varnhagen, juive allemande née à Berlin en 1771 et morte en 1833, qu’Arendt réalise en projet de thèse d’habilitation durant les quatre années qui la séparent de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, porte sur la judaïcité, les enjeux et la tragédie de l’assimilation dans un temps de retour de l’antisémitisme9. En 1936, Camus consacre son mémoire de Diplôme d’Études Supérieures de philosophie à Métaphysique chrétienne et néoplatonisme. Plotin et Saint Augustin (OC I, p. 999-1081). Cette passion augustinienne partagée qui s’élabore dans deux perspectives différentes, relève d’une logique comparable de recherche de la vérité, de la transcendance de leur existence propre et de leur condition d’être présent au monde. Arendt s’efforce de comprendre en quoi « la charité intra-mondaine du christianisme liée à l’amour de Dieu » est essentielle à la construction de la societas : « La dépendance réciproque des hommes qui détermine de façon essentielle l’être ensemble des hommes dans la communauté mondaine, est intelligible par l’égalité qui dans la cité terrestre demeure implicite10. » Camus met en relation Saint Augustin et Plotin pour interroger le « sens profond » du christianisme et déceler, au-delà des différences, les aspirations communes avec la pensée grecque afin de cerner en quoi « le problème du Bien perd du terrain » et en quoi « le monde […] sert de cadre à la tragédie de l’homme sans Dieu » (OC I, p. 1002). Ils partagent toutefois l’idée que les trois dimensions du temps – passé, présent et futur – n’existent qu’à partir de leur mise en expérience dans le présent11.

La crise politique des années 1930 confirme l’engagement d’Arendt et de Camus.

Bien que non-sioniste, la philosophe se rapproche du Zionistische Vereinigung für Deutschland pour intervenir en public sur l’antisémitisme, l’assimilation, l’Auflklärung et la question juive12. À l’arrivée d’Hitler au pouvoir, elle émigre à Paris et travaille à l’Aliyah, une organisation allemande financée par les Américains pour faciliter

7 Herbert Lottman, Albert Camus, Paris, Seuil, 1978, p.79.

8 Hannah Arendt, Der Liebesbegriff bei Augustin, Berlin, 1929, Von Julius Springer ; traduction Anne-Sophie Astrup, Le Concept d’amour chez Augustin, Paris, Rivages, 1996.

9 Hannah Arendt, Rahel Varnhagen : The Life of a Jewess, Londres, East and West Library, 1958, traduction d’Henri Plard, Rahel Varnhagen. La vie d’une juive allemande à l’égard du romantisme, Paris, Pocket, 1994.

10 Hannah Arendt, Le Concept d’amour chez Augustin, op. cit. p. 107.

11 Maurice Weyembergh, « Hannah Arendt, 1906-1975 », in Dictionnaire Albert Camus, Jeanyves Guérin dir ., Paris, Laffont, « Bouquins », 2009, p. 53-55.

12 Hannah Arendt, « Aufklärung und Judenfrage », in Zeitschrift für die Geschichte der Juden in Deutschland, 4e année, n°2/3, Berlin 1932, traduction Sylvie Courtine-Denamy, in La tradition cachée, Paris, Bourgois, 1987, p. 11-37.

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l’émigration des juifs en Terre promise. Au-delà de ses critiques artistiques dans Alger Étudiant, Camus rejoint la lutte culturelle antifasciste et pour la paix en militant dans le mouvement Amsterdam-Pleyel, issu à la fois du Congrès mondial de la lutte contre la guerre impériale d’Amsterdam en août 1932 et du Congrès Européen contre le fascisme et la guerre tenu salle Pleyel à Paris en juin 1933. En 1935, il adhère à la Section algérienne du Parti communiste français qui deviendra, dès 1936, le Parti communiste d’Algérie. Il s’active au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA) et au Collège du Travail qui revêt la forme d’une université populaire. Il adapte pour le Théâtre du Travail le roman de Malraux Le Temps du mépris qui raconte l’histoire d’un chef communiste allemand, Kassner, de son arrestation par les nazis jusqu’à sa libération inattendue et sa remobilisation en faveur de la lutte contre le fascisme13. La première est jouée le 25 janvier 1936. Révolte dans les Asturies, en 1934, que Camus avait écrit en partenariat avec Jeanne Sicard, Yves Bourgeois et Alfred Poignant, était une œuvre militante en faveur de l’insurrection des mineurs et de la République espagnole.

Sous la pression des événements internationaux, Camus et Arendt dénoncent l’émergence des régimes autoritaires : le franquisme pour le premier, l’Allemagne nazie pour la seconde. Mus par un souci partagé de justice et d’égalité, au-delà des différences sociales et religieuses, ils conçoivent leur mission dans le registre de la condamnation du fascisme et de la dénonciation des arbitraires qui affectent les sociétés occidentales. Le journalisme offre à chacun d’eux les moyens de construire son identité publique. Depuis Alger Républicain, Camus milite pour le soutien à l’Espagne du Front populaire, pour la reconnaissance aux Algériens de l’égalité sociale, civique et politique avec les Français de métropole, pour la mobilisation contre la misère en Kabylie. Dans Le Journal juif, Arendt s’efforce de guider spirituellement les pas de la jeunesse qui émigre en Palestine14. Elle œuvre à la campagne de mobilisation en faveur de David Frankfurter, assassin en Suisse du dirigeant nazi Gustloff. Avant même de parvenir à émigrer en mai 1941 avec Blücher aux États-Unis et malgré l’incertitude et les menaces pesant sur sa liberté, elle engage les réflexions préalables d’une approche historique de l’antisémitisme, matrice de la première partie de son ouvrage The Origins of Totalitarianism publié en 1951. Les années d’avant-guerre marquent l’« entrée dans l’Histoire15» de l’écrivain et de la philosophe. Sans que nous en ayons la moindre certitude, elles pourraient aussi avoir fixé le cadre de leur première rencontre à Paris16. 2. Les affinités électives de la rencontre

La Seconde Guerre mondiale éprouve leurs engagements militants. Après avoir débarqué d’Algérie à Paris le 16 mars 1940, Camus est engagé au journal Paris-Soir. De

13 Walter G. Langlois, « Malraux à la recherche d’un roman : Le Temps du mépris », Paris, mai 1981, Cahier de l’association internationale des études françaises, n°33, p. 203-217.

www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1981_num_33_1_1909

14 Hannah Arendt, « Un guide pour la jeunesse : Martin Buber », Le Journal Juif, Paris, XII, n° 17, avril 1935, republié in Écrits juifs, Paris, Fayard, 2011, p. 149-151.

15 Journalisme et politique. L’entrée dans l’Histoire, 1938-1940, Brian T. Fitch dir., Série Albert Camus n° 5, La Revue des Lettres modernes, Paris, 1972.

16 Ce que laisse à penser la note 16 de la page 916 de la correspondance Arendt/Jaspers. Cette hypothèse n’est pas confirmée dans la biographie de la philosophe Élisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt, Paris, Pluriel, 2010.

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retour à Oran, en janvier 1941, il parvient grâce à Pascal Pia à faire paraître, le 15 juin 1942, L’Étranger chez Gallimard alors qu’il est encore inconnu. La Propaganda Staffel chargée de la censure ne s’y oppose pas. En août 1942, Camus se réinstalle en France pour soigner une rechute de tuberculose. Installé dans la précarité, près du Chambon-sur- Lignon jusqu’à la mi-1943, il s’engage aux côtés de Pia dans le mouvement de résistance Combat et participe à l’aventure de son journal clandestin créé à la fin de cette même année. Le Mythe de Sisyphe, qui paraît le 16 octobre 1942, explore la philosophie de Karl Jaspers à partir des écrits de la philosophe Jeanne Hersch17. Embauché comme lecteur aux Éditions Gallimard le 1er novembre 1943, Camus intègre le groupe des intellectuels du Comité national des écrivains (CNA) qu’Aragon coordonne. Le 24 juin 1944 a lieu la générale de la pièce de Camus, Le Malentendu. À New York, Arendt devient éditorialiste de la revue Aufbau organe du Club juif allemand et milite pour la constitution d’un État national juif, d’une armée et d’une politique juives, de la résolution de la question judéo- arabe et de la crise du sionisme18. Pour Camus, c’est l’activité de journaliste qui lui offre les moyens d’asseoir son autorité morale et intellectuelle. Arendt, de son côté, est déjà sollicitée par le Brooklyn College de l’Université de Columbia, puis à la New School for Social Research, dans le programme des armées et à l’Université de Princeton19. En 1943, elle découvre la réalité des camps nazis. En 1945, elle devient directrice de recherche à la Commission on European Jewish Cultural Reconstruction, créée dans le but de procéder à la récupération des biens culturels juifs dérobés et à leur sauvegarde en tant que patrimoine culturel.

L’exil en France a marqué Arendt. Sa détention au camp de Gurs, comme celle de son mari au camp du Vernet, l’a éprouvée. La rétention des réfugiés allemands antihitlériens par le gouvernement Daladier l’a heurtée. Selon elle, Jean Giraudoux, Commissaire général à l’Information de 1939 à 1940, « a réhabilité l’antisémitisme en France pour la première fois depuis l’affaire Dreyfus par son livre Pleins Pouvoirs, et […] si aujourd’hui des milliers de jeunes Juifs sont envoyés au fin fond du Sahara au nom de la formule magique, libérés sous condition d’engagement dans la Légion étrangère, c’est aux fabulations antisémites cyniques et non dissimulées de Sarraut qu’ils le doivent20 ». D’après ses analyses, l’antisémitisme du régime de Vichy trouve son origine dans sa réactivation par la Troisième République moribonde. Elle, qui s’est passionnée pour l’Affaire Dreyfus comme événement majeur de la constitution de l’intellectuel, est loin d’être insensible à la situation française d’après 1944. Elle désire comprendre et anticiper le débat qui s’engage dans la France de la Libération. La philosophe fustige dans une lettre ouverte, Jules Romains, coupable d’avoir reproché leur ingratitude aux juifs aidés à quitter la France. Elle dresse l’inventaire de la littérature politique française en exil et s’émeut de son incapacité à pouvoir penser la situation

17 Ce qui témoignerait de son impossibilité de comprendre toute la pensée du philosophe allemand.

Arnaud Corbic, Camus. L’absurde, la révolte, l’amour, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 2003, p. 61-62.

18 Hannah Arendt, Auschwitz et Jérusalem, Paris, Tierce, 1991.

19 Julia Kristeva, Le Génie féminin, tome 1 : Hannah Arendt, Paris, Gallimard, « Folio », 2003.

20 Hannah Arendt, « Der Dank vom Hause Juda ? » Aufbau, 24 octobre 1941, in Écrits juifs, op.

cit., p. 269.

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présente21. Pour comprendre les enjeux de la reconstruction morale et politique, elle bénéficie de l’accès au débat parisien par ses amis philosophes tels Alexandre Koyré, Jean Wahl ou encore Éric Weil… Au même moment, elle reprend contact avec Karl Jaspers, en qui elle reconnaît son véritable maître. Elle souscrit à sa philosophie de l’existence qui postule que l’être soi, auquel l’homme aspire, ne peut se révéler que dans la communication avec autrui. Distante d’Heidegger discrédité pour son engagement intellectuel sous le IIIe Reich, elle oppose à l’être « comme donnée préalable » du philosophe d’Être et Temps « l’existence comme forme de la liberté humaine, celle précisément où l’homme s’oppose comme possibilité de sa spontanéité, au simple fait d’être résultat22 ». L’existence demeure donc indéfectiblement liée à la raison. La question du sens de l’être ne présente, selon elle, guère d’intérêt. La liberté réside dans la possibilité d’un faire absolu qui rend l’homme maître des pensées qu’il déploie dans des situations limites en communication avec les autres. Dans cette communion avec Jaspers, Arendt engage l’analyse de l’existentialisme français en parvenant, depuis New York, à lire La Nausée et Huis Clos de Sartre, L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe de Camus. Elle, qui revendique de n’avoir en aucune façon « voulu devenir respectable23 » ironise sur ces

« saltimbanques qui habitent à l’hôtel et passent leur temps dans des cafés, menant une existence publique au point de renoncer à toute vie privée. Et même le succès ne les transforme pas, semble-t-il, en raseurs respectables24 ». Même si elle a connaissance de l’affirmation de Camus selon laquelle il n’est pas existentialiste25, elle l’intègre dans le mouvement aux côtés de Sartre, tout en différenciant les deux auteurs. Sartre est un intellectuel engagé dans « une nouvelle philosophie positiviste, voire un nouvel humanisme », Camus est le philosophe de l’absurdité. L’existentialisme français l’intéresse dans l’hypothèse où il pourrait relever moins d’un activisme que de la recherche de nouvelles bases éthiques et politiques préalables à l’engagement de l’action politique. Elle craint, tant pour l’Allemagne que pour la France, que les tragiques événements de la Seconde Guerre mondiale ne puissent servir de leçon et compromettre les nécessités de nouvelles politiques. Le refus de l’esprit de sérieux que manifestent les existentialistes et auquel fait écho son propre souci de non respectabilité lui semble être le premier gage de l’entreprise intellectuelle. Néanmoins, elle a tôt fait de distinguer les deux intellectuels en signifiant son intérêt pour « Camus [qui] est sans doute moins doué que Sartre, mais plus important parce que plus sérieux et plus honnête26 ». Se joue ici le processus d’identification qu’Arendt revendique entre son histoire et celle de Camus. Le cœur est la résistance au fascisme :

21 Hannah Arendt, « Französiche politische Litteratur im Exil », Aufbau, 26 février (I) et 26 mars (II) 1943, traduction « La littérature politique française en exil » in Écrits juifs, op. cit., p. 328-334.

22 Hannah Arendt, « What is Existenz Philosophy ? » Partisan Review, 18/1, hiver 1946, p. 34-56, traduction « Qu’est-ce que la philosophie de l’existence ? », in La philosophie de l’existence et autres essais, Paris, Payot & Rivages, p. 67.

23 Hannah Arendt, Karl Jaspers, Briefwechsel, 1926-1969, Munich, R. Piper, 1985 ; traduction Correspondance Hannah Arendt et Karl Jasper, Paris, Payot, 1996, p. 68.

24 Hannah Arendt, « French Existentialism », The Nation, n° 162, 23 février 1946 p. 226-228, traduction « L'existentialisme français » in La philosophie de l’existence et autres essais, op. cit., p. 78.

25 Albert Camus, « Non je ne suis pas existentialiste », propos recueillis par Jeanine Delpech in Les Nouvelles littéraires, du 15 novembre 1945, OC II, p. 655-658.

26 Correspondance Hannah Arendt et Karl Jaspers, op.cit., p. 102.

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Il est absolument honnête et a un grand discernement politique. On rencontre maintenant, originaire de tous les pays européens, un type d’homme nouveau qui est simplement européen, sans le moindre « nationalisme européen »…Camus en fait également partie. Ils se sentent chez eux partout. Ils n’ont même pas besoin de connaître très bien la langue. Comparés à eux, Sartre est encore trop typiquement français, beaucoup trop littéraire, trop doué pour ainsi dire, trop ambitieux. Pour moi tout cela est nouveau ; avant cette guerre je n’ai guère rencontré de telles personnes. C’est comme si l’expérience commune du fascisme, pourvu qu’on l’ait connue effectivement, avait brusquement fait aboutir chez certains ce qui autrefois n’était qu’un programme idéaliste sans la moindre réalité. Devant ces personnes, les « bons Européens » d’autrefois sont encore crispés27.

Bien qu’elle fonde des espoirs dans une renaissance intellectuelle qui tire parti des événements passés, Arendt ne donne aucun blanc-seing à l’existentialisme. Dans l’hypothèse du maintien de l’élan révolutionnaire de ces écrivains, elle réclame le droit à la critique : « Il faudra montrer sérieusement les aspects de leur philosophie révélant leurs dangereux attachements à des concepts dépassés. Les notions nihilistes, qui y sont perceptibles malgré toutes leurs dénégations, ne sont pas la conséquence de visions nouvelles, mais de quelques très vieilles idées28. » Le nihilisme sartrien et l’absurdité camusienne ne peuvent faire pleinement ménage avec le concept de l’action telle que l’envisage déjà Arendt. Le 16 août 1946, la philosophe vante les qualités de Camus à son maître Jaspers. Le 11 novembre suivant, elle manifeste le regret qu’il n’ait pas pu faire connaissance avec l’auteur de L’Étranger, lors des premières Rencontres internationales de Genève du 2 au 14 septembre de la même année. Sans doute la philosophe reconnaît en Camus le passionné de culture germanique qui observe dans ses Carnets en juin 1947 que « La philosophie allemande a mis un mouvement dans les choses de la raison et de l’Univers – alors que les anciens y mettaient une fixité. On ne dépassera la philosophie allemande – et l’on ne sauvera l’homme – qu’en définissant ce qui est fixe et ce qui est mobile, et ce dont on ignore s’il est fixe ou mobile » (OC II, p. 1084).

L’attrait pour l’œuvre de Camus bénéficie de l’amitié qui se développe en 1948 entre Arendt et l’écrivain Mary McCarthy. Grâce à cette dernière, elle s’est liée à Nicola Chiaromonte, un juriste italien, antifasciste, membre de l’escadrille de Malraux durant la guerre d’Espagne et qui lui-même fut proche de Camus lors de son séjour en Algérie entre 1940 et 1941. Par Mary McCarthy et Nicola Chiaromonte, Arendt possède les moyens de suivre l’actualité camusienne. L’inventaire de la bibliothèque d’Arendt et de Blücher témoigne de leur connaissance continue de son œuvre29. En novembre 1949, la philosophe est envoyée en France et en Allemagne au titre de ses activités à la Jewish Cultural Reconstruction. Le 12 janvier 1950, elle assiste à Paris à la représentation des Justes au théâtre Hébertot en justifiant qu’« il faut bien y aller30 ». En février 1951, paraît aux États-Unis The Origins of Totalitarianism. Le 18 octobre 1951, sort en France L’Homme révolté. Alors qu’elle séjourne pour la seconde fois à Paris à partir de la fin

27 Correspondance Hannah Arendt et Karl Jaspers, op.cit., p. 116.

28 Hannah Arendt, La philosophie de l’existence et autres essais, op.cit., p. 88.

29 On y retrouve en effet L’Étranger (1942), Le Mythe de Sisyphe (1942,) Caligula (1946), La Peste (1947) L’Homme révolté (1951), La Chute, (1956). La bibliothèque du couple de philosophes est conservée à la Bard College Library.

30 Hannah Arendt, Heinrich Blücher, Correspondance 1936-1968, op. cit., p. 175.

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mars 1952, avant de rejoindre la Palestine pour des raisons familiales [.], Arendt juge inutile de rencontrer « les Sartre et Cie [qui] se terrent dans leurs théories et vivent dans une lune aménagée à la manière hégélienne31 ». Le 21 avril, la philosophe joint Camus pour le féliciter de L’Homme révolté. La rencontre a lieu neuf jours plus tard. Elle semble désappointée : « Camus ne sait pas l’anglais, il m’a dit quelques choses aimables mais ça sautait aux yeux32». Ne serait-elle pas surtout déçue de voir, comme les propos de son mari semblent le suggérer, l’auteur fétiche de Gallimard ne pas soutenir la publication en français de son ouvrage The Origins of Totalitarianism alors que Raymond Aron, qu’elle n'estime guère, se déclare intéressé ?

3. Camus et Arendt : Convergences et divergences

La dénonciation du colonialisme, de l’impérialisme et des totalitarismes, et leur exigence de justice sociale et de dignité humaine témoignent de la proximité intellectuelle entre l’écrivain et la philosophe. Selon eux, nazisme et communisme forgent la matrice des totalitarismes du XXe siècle. Leur rejet commun de tout hégélianisme leur enjoint de penser le destin de l’homme à partir de la refonte des capacités d’action qu’offrent la mémoire, la résistance et la révolte. Sans sacraliser le passé ni préjuger de l’avenir, ils réaffirment le présent comme temporalité de l’action humaine. La liberté et la rébellion chez Arendt et la résistance et la révolte chez Camus présentent les conditions de la libération de l’individu à partir de la remémoration du passé33.

Au-delà de ce socle de convergences, des divergences subsistent. Leur commentaire respectif de l’œuvre de Kafka est en ce domaine riche d’enseignements.

Avec la perspective de célébration des vingt années de la mort de l’écrivain praguois, sa description de l’homme broyé par un monde inhumain suscite un regain d’intérêt. En 1943, l’écrivain lui consacre un essai. En 1944, la philosophe fait de même34. Camus s’efforce de situer l’œuvre de Kafka dans la problématique de l’absurde au point d’en faire une référence incontournable de sa conception philosophique de l’existentialisme. Il en repère deux dimensions majeures : le tragique de la condition humaine soumise aux arbitraires d’un monde absurde par lequel l’homme manifeste son opposition à toutes ses oppressions ; l’espoir que fonde la nécessité de réagir à toute situation absurde « dans la mesure où s’y figure le visage émouvant de l’homme fuyant l’humanité, puisant dans ses contradictions des raisons de croire, des raisons d’espérer dans ses désespoirs féconds et appelant vie son terrifiant apprentissage de la mort » (OC I, p. 314). Arendt s’interroge sur le paradoxe que représente le surprenant succès de l’écrivain auprès des écoles littéraires modernes au vu d’un style « éloigné de toute expérimentation et de tout

31 Hannah Arendt, Heinrich Blücher, Correspondance 1936-1968, op. cit., p. 231.

32 Correspondance Hannah Arendt et Karl Jaspers, op. cit., p. 244.

33 Maurice Weyembergh, Albert Camus ou la mémoire des origines, Paris-Bruxelles, De Boeck Université, 1998, p. 163.

34 Albert Camus, « L’Espoir et l’absurde dans l’œuvre de Franz Kafka », Lyon, L’Arbalète, n°7, été 1943. Ce texte fut reproduit dans l’édition augmentée de 1948 de Le Mythe de Sisyphe (OC I, p. 305- 315) ; Hannah Arendt, « Franz Kafka : A Re-evaluation », Partisan Review, 11/4, automne 1944, p. 412- 422. Ces deux articles sont republiées dans la revue Die Wandlung fondée en décembre 1945 par Jaspers et Dolf Sternberger. Camus, « Die Hoffnung und das Absurde im Werk von Franz Kafka», Die Wandlung, n°

4-8,1949 ; Arendt, « Franz Kafka von neuem gewürdigt », Die Wandlung, n° 12 p. 1050-1062, traduit en français, « Franz Kafka », in La Tradition cachée, op. cit. p. 96-121.

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maniérisme35». Si elle considère que l’univers effrayant et cauchemardesque de ses romans résiderait notamment dans le fait que « ses histoires les plus horribles et les plus atroces [...] se sont toutes trouvées confirmées et dépassées par la réalité », la philosophe se refuse toutefois à faire de l’écrivain un prophète, ni même un révolutionnaire. L’univers de Kafka reste et demeure, selon elle, celui de l’imaginaire tant il manque à ses personnages « précisément ces qualités propres et exceptionnelles, ces petits traits de caractère parfois superflus qui, une fois réunis, composent un homme réel36 ». Toutefois, en ne pouvant s’assimiler à un roman classique qui accompagne l’épanouissement de l’individu bourgeois loin de tout engagement citoyen, l’œuvre de Kafka offre paradoxalement à chacun de ses lecteurs d’aujourd’hui les possibilités d’être convoqué et appelé comme « un homme de bonne volonté » dans les affaires du monde :

« Sur les ruines de ce monde dont ses romans constituent la destruction anticipée, Kafka forge l’image sublime de l’homme qui incarne la bonne volonté. Cette bonne volonté qui peut véritablement déplacer les montagnes et construire des mondes susceptibles de supporter l’effondrement résultant de toute construction défectueuse, voire les décombres et les ruines.37 »

Pour la philosophe, les analyses de l’écrivain allemand ne relèvent pas – comme il en est pour l’auteur de Caligula – des prémices d’une théorie de l’action. L’absurde ne relève pas chez elle d’un concept philosophique. Le monde comme réalité ne peut se penser en termes d’absurdité. Il existerait, d’abord, comme rapport entre intentions et mises en forme de l’action. La seule acception du sentiment d’absurdité que la philosophe concède résiderait dans la production intentionnelle mais circonscrite de l’absurde dans un espace de rationalité interne. On peut ici se référer aux instructions des autorités des camps de rétention données aux juifs en vue de les acheminer vers les camps d’extermination. À Drancy La Muette, il était expressément recommandé d’inscrire son nom et son adresse sur ses valises afin de pouvoir retrouver ses affaires sur place en arrivant sur la Judenrampe à Auschwitz – lieu de tri et de sélection vers la mort ou le travail forcé38. La mise en confiance sur son destin futur a offert les conditions de l’impossible révolte au départ de la déportation. Pour Arendt, si la mort de millions de personnes dans les camps d’extermination fut absurde, c’est uniquement par le refus de leur accorder le droit d’exister en tant que membres de la communauté humaine.

Les regards différenciés sur Kafka révèlent l’écart théorique qui sépare Arendt de Camus sur les représentations du monde et de l’agir humain. Selon Camus, l’absurde est contingent à la condition humaine, puisque l’homme se retrouve sans cesse dans l’obligation d’opposer « aux joies périssables du corps » les « intempérances d’âme ».

Lorsqu’il agit, pour échapper à la condition de l’absurdité de son monde, il ne peut pleinement se dessaisir de cette désespérance qui la fonde. Comme le rappelle Emmanuel Mounier, « l’homme absurde n’est pas un homme libéré, c’est un homme cerné39 ». Le

35 Hannah Arendt, « Franz Kafka », in La Tradition cachée, op. cit., p. 97.

36 Ibid., p. 110.

37 Ibid., p. 121.

38 Rémi Baudouï, « La Cité de la Muette à Drancy, 1933-1945 », in Annie Fourcaut, Banlieue rouge, 1920-1960 : Années Thorez, années Gabin – archétype du populaire, banc d’essai des modernités, Paris, Autrement, 1992, p. 207-219.

39 Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos. L’espoir des désespérés, Paris, Seuil, 1953, rééd.1970, p. 74.

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syllogisme du raisonnement camusien produit cette forme de désespérance de l’action qui demeure immuablement contrainte par la néantisation d’un monde intemporellement marqué du sceau de l’absurde. L’écrivain ne peut que constater et regretter que pour

« l’homme contemporain » « l’action ne nous paraît justifiable que pour des objectifs limités » (OC II, p. 1092). À l’inverse de Camus, qualifié de penseur du nihilisme, Arendt oppose à l’univers tragique de l’auteur de L’Étranger la nécessité de penser

« l'impensable » qui ne saurait exister en tant que tel. En qualifiant l’univers bureaucratique kafkaïen de « système », la philosophe rappelle que la violence commise à l’encontre de ses héros de romans relève bien de rationalités internes de gestion et fonctionnement. En qualifiant les camps d’extermination de « systèmes paranoïaques et fous » en dépit de leur « caractère non-utilitaire » et de « l’absurdité de punir des gens totalement innocents40 », elle maintient l’idée de rationalités sous-jacentes derrière l’irrationalité et le chaos apparents. Ainsi peut-elle écarter le consentement tragique camusien d’un monde absurde que rien ne pourrait remettre en cause et qui le demeurerait au-delà de toute action humaine. L’absurde annihile le principe de rationalité mis en exergue dans son analyse du système totalitaire. Car l’absurdité corrompt l’intentionnalité au cœur du concept d’action qui est, pour elle, synonyme de liberté.

Dans son souci permanent d’arracher l’action humaine à sa fragilité temporelle41, la philosophe signifie qu’en réponse à la violence totalitaire, la volonté, mue par l’action, consiste à transcender sa vie individuelle pour œuvrer par le dialogue à la constitution d’un espace commun. Aussi, bien loin de s’accommoder de tout fatalisme, Arendt pense l’acte d’agir dans une amplitude de potentialités de changement éloignée de la désespérance camusienne, car « l'action quel qu’en soit le contenu spécifique, établit toujours des rapports et par conséquent a une tendance inhérente à forcer toutes les limitations, à franchir toutes les bornes42 » : « L’action est en fait la seule faculté miraculeuse, thaumaturgique : Jésus de Nazareth, dont les vues pénétrantes sur cette faculté évoquent, par l’originalité et la nouveauté, celles de Socrate sur les possibilités de la pensée, Jésus le savait sans doute bien lorsqu’il comparait le pouvoir de pardonner au pouvoir plus général d’accomplir des miracles, en les mettant sur le même plan et à portée de l’homme43 ». À la fin de sa vie Arendt rappelle que, si du reste l’époque moderne est marquée par la mort de Dieu, par celle de la métaphysique, de la philosophie et du positivisme, il semble nécessaire de négliger cette question car « aussi profondément que cette crise atteigne nos manières de penser, notre capacité de penser n’est pas en jeu ; nous sommes ce que les hommes ont toujours été – des êtres pensants44 ». La philosophe n’a jamais souscrit à la problématique de l’absurdité du

40 Hannah Arendt, « Social Science Techniques and the Study of Concentration Camps », Jewish Social Studies, New York, 1950, vol. 12 January, p. 49-64, repris in Auschwitz et Jérusalem, op. cit., p.

204.

41 Bernard Quelquejeu, « La nature du pouvoir selon Hannah Arendt. Du pouvoir-sur au pouvoir-en commun », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2001/3, tome 85, p. 518.

http://www.cairn.info/revue-des-sciences-philosophiques-et- theologiques-2001-3-page-511.htm

42 Hannah Arendt, The Human Condition, Chicago, University of Chicago,1958, traduction Georges Fradier, La Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 249.

43 Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 314.

44 Hannah Arendt, The Life of the Mind, New York, Harcourt Brace Novanovitch, 1978, traduction Lucienne Lotringer La Vie de l’esprit, Paris, 1981 et 1983, tome 1, La Pensée, p. 26 et 27.

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monde telle que Camus l’a conçue. On peut émettre également l’hypothèse qu‘Arendt ne soit pas parvenue à comprendre le cycle de la révolte de Camus dans ses potentialités à dépasser la seule philosophie tragique de l’absurde.

Conclusion

Between Past and Future paraît en 1954. Cette réflexion d’Arendt sur la tradition, la culture et l’histoire est placée non sous la référence à Camus mais sous celle de son ami René Char par un aphorisme extrait des Feuillets d’Hypnos. En rappelant que

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », le poète offre à la philosophe les conditions de réfléchir sur l’impossible transmission de la mémoire et du « trésor perdu » des générations passées aux générations futures45. En 1958, paraît The Human Condition.

Camus ne semble pas avoir eu connaissance de ce livre non traduit en français. L’écrivain décède le 4 janvier 1960. Aucun écho de ce tragique événement ne semble se faire jour chez Arendt. Depuis leur unique rencontre du 30 avril 1952, le fil de leur dialogue semble s’être rompu. La philosophe décède le 4 décembre 1975. L’écrivain oublié resurgit toutefois de façon marginale dans son imposant traité philosophique testamentaire.

Arendt écrit que « pour une philosophie de l’aliénation totale au monde, il y a beaucoup de vérité dans la phrase remarquable que Camus place en tête de son premier livre : Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide46 ». En se refusant à souscrire au principe de ce qu’elle appelle la doctrine de l’apatheia, la philosophe manifeste clairement sa distance à l’égard de la philosophie de l’absurde. Ainsi rejoint- elle l’analyse de son maître Jaspers qui expliquait dès 1937 à son ami Jean Wahl que « l’existentialisme est la mort de la philosophie de l’existence47 ». Doit-on pour autant considérer que l’œuvre d’Arendt a totalement fait oubli des analyses de Camus sur le tragique contemporain ? Encline à donner une explication littéraire du monde, la philosophe semble doter la personnalité d’Eichmann, deux ans après la mort de Camus, de certains traits de caractère de Meursault de L'Étranger. Coïncidence ou convergence d’analyse sur la violence et la banalité du mal en l’être humain ? Le débat reste ouvert.

45 Hannah Arendt, Between Past and Future. Six Exercises in Political Thought, New York, Viking Press, 1954, traduction sous la direction de Patrick Levy in La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 11.

46 Hannah Arendt, La Vie de l’esprit, tome 2, Le Vouloir, p. 98-99.

47 Jean Wahl, Esquisse pour une histoire de « l’existentialisme », Paris, L’Arche, 1949, rééd, 2001 p. 10.

Références

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