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UNE PHILOSOPHIE DE L'EXISTENCE ALBERT CAMUS

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UNE PHILOSOPHIE DE L'EXISTENCE

ALBERT C A M U S

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A n d r é NICOLAS

UNE PHILOSOPHIE DE L ' E X I S T E N C E

A L B E R T C A M U S

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS

1964

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DÉPOT LÉGAL

lre édition 4e trimestre 1964

TOUS DROITS

de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays

@ 1964, Presses Universitaires de France

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PREMIÈRE PARTIE

La solitude, source de l'absurde

et de la révolte

C H A P I T R E P R E M I E R

LA SOLITUDE MINÉRALE (phénoménologie antéprédicative)

« A force d'indifférence et d'insen- sibilité il arrive qu'un visage rejoigne la grandeur minérale d'un paysage » (Noces, p. 75).

Il est certain que les œuvres actuelles d'imagination ou de réflexion ne baignent plus dans la quiétude. On dirait que t o u t ce qui était charme et sécurité s'est évanoui. Nous sommes à une époque de lutte où il s'agit, t o u t à la fois, de défendre le sens de la vie et de la refondre selon des profils d'une angoissante instabilité. Défense contre qui ? Si l'on est croyant, contre Satan dont l'œuvre maléfique s'infiltre dans les cœurs et vicie l'activité sous toutes ses formes, ou contre la mauvaise foi, le formalisme, le cynisme...

Si l'on est incroyant, la défense sera dirigée contre la finitude humaine, soit pour briser les habitudes qui étouffent la sponta- néité de la vie en la mécanisant, soit pour mettre à jour les illusions qui accompagnent toute tentative de renversement des murs absurdes, que cet effort s'exprime sur le plan économico- politique ou sur le plan philosophique et que ces murs soient l'objet de préséances diverses en a t t r i b u a n t soit à la mort, soit à la souffrance, soit à la société une importance privilégiée. E n somme, quel que soit l'objet du combat : Dieu ou Satan, illusions ou idoles, il semble que notre époque puisse se dire prométhéenne,

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car jamais les hommes ne se sont aussi peu résignés à leur misé- rable condition. Plus que jamais on s'aperçoit que l'homme doit assumer son destin avec une conscience lucide s'il ne veut pas se laisser immerger dans les choses et dans l'injustice : « si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce soit une justice » (Oberman).

L'indispensable point de départ est la prise de conscience.

Prendre conscience c'est exister au sens existentialiste (ek-sistere), sortir de, se détacher de, ne plus se soumettre et, en conséquence, pénétrer dans la solitude. Est-ce à dire que la solitude n'est le fait que des hommes dont l'existence est authentique ? Non ! Il est une solitude plus radicale, celle des pierres. Elle est pire parce qu'elle n'est pas voulue ni assumée consciemment. Elle précède l'éveil de la conscience, mais n'en est pas la cause, car la conscience peut fort bien ne s'éveiller jamais.

Les premiers ouvrages de Camus nous décrivent cette solitude, celle de l'homme imbriqué dans une société comme un rouage dans une machine : c'est une existence brute. Sans doute l'Étranger nous paraît excessif : nous ne nous y reconnaissons pas, il est bizarre, exceptionnel, et cependant plus la lecture avance plus l'atmosphère devient étouffante. Notre raison se refuse à admettre cette caricature et, pourtant, l'angoisse qui se fortifie inexora- blement en nous révèle une aptitude à la mécanisation de nous- même contre laquelle nous nous révoltons. A cause de cela [' Étranger revêt une valeur singulière.

La raison, avons-nous dit, refuse... c'est que le héros n'est pas classable dans ses catégories communes : il n'est ni bon, ni mauvais ; ni intelligent, ni idiot ; ni innocent, ni coupable. Il est l'expression de l'homme absurde. Non pas que Meursault, le héros du roman, ait conscience de cette absurdité car alors il la dominerait : savoir d'une chose qu'elle est absurde exige une distance, celle du raisonnement. Mais il faut répudier le savoir, parce que « l'unité du pur raisonnement est une fausse unité puisqu'elle ne s'appuie pas sur le réel » (1). Le savoir étant trahison, il faut d'abord décrire.

Si Meursault ne sait pas, a-t-il, du moins, le sentiment de l'absurde de sa situation ? Un sentiment n'implique pas que l'on domine l'instant. Toutefois, un sentiment établirait un lien de continuité entre les instants et les situations. De plus, pour qu'un sentiment émerge il faut qu'il soit éprouvé et donc qu 'il pénètre dans le champ de la conscience, faute de quoi aucune unité ne

(1) L'Homme révolté, p. 333 ; M. de S., p. 64.

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pourrait apparaître ; mais alors plus rien n'empêche le sentiment de devenir notion d'absurde. Autant dire qu'il fausse la descrip- tion. Camus l'a bien vu qui explique que tout sentiment quelque peu consistant sous-tend « une métaphysique et une attitude de l'esprit » (1). C'est pourquoi il utilise certains procédés dont le résultat est une impression de désert, mais non d'une irrationalité massive : « le monde, dit-il, n'est ni aussi rationnel ni à ce point irrationnel », il est au delà de la raison (2). Camus décrit la

« sensibilité absurde » telle qu'elle colle à l'être-au-monde (3), il veut saisir le vécu dans toute sa pureté. Pour ce faire il élimine les systèmes d'explication ou d'appréciation et, dès lors, nous nous trouvons dans l'antéprédicatif, dans l'écoulement même du monde, et dans l'isolement le plus absolu. S'il n'y a plus de signification, en effet, toute image devient privilégiée (4). Hors d'une référence à des critères rationnels, « le pétale de rose, la borne kilométrique, ou la main humaine ont autant d'impor- tance que l'amour, le désir, ou les lois de la gravitation » (5).

Sans doute la conscience demeure-t-elle, mais sous la forme d'attention immédiate à la vie, faite d'instants au rythme dis- continu : il ne s'agit pas de la prise de conscience qui opère un filtrage et autorise l'existence. La conscience de Meursault

« ressemble à l'appareil de projection qui se fixe d'un coup sur une image » (6). Les images sont isolées comme dans un film.

Il n'y a nulle intention de signification, nulle finalité, seulement

« direction » (7). C'est l'unique moyen dont nous disposions pour expérimenter le monde dans sa prolixité (ibid.), c'est pourquoi le monde apparaît comme « un immense irrationnel » (8) qui est plutôt un infrarationnel. Dans ces conditions tout est privilégié, c'est-à-dire équivalent (9).

En lisant l'Étranger, l'absurde ne surgit ni dans la vie de Meursault, ni dans la société, ni dans l'étoffe du monde si on les prend séparément, mais dans les situations complexes qui dessi- nent la trame de toute vie : « Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil, et lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi,

(1) M. de S., p. 24.

(2) Ibid., 70, et H. R., p. 365.

(3) M. de S., p. 7.

(4) Ibid., 43.

(5) Ibid., 43.

(6) Ibid., 63.

(7) Ibid., 64.

8) Ibid., 44.

(9) Ibid., 66.

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samedi sur le même rythme » (1). Ceci est bien propre à scandaliser le lecteur : une situation ne comporte-t-elle pas toujours, sinon une justification morale, du moins une explication, si frêle soit- elle ? Or, ce décor rationnel n'est, selon Camus, que pure poésie à moins qu'il ne rejoigne son support de chair, en se pulvérisant en « images plutôt qu'en raisonnements », car la pensée des romanciers-philosophes est « persuadée de l'inutilité de tout principe d'explication et convaincue du message enseignant de l'apparence sensible » (2). Meursault est l'épure de l'homme qui s'en tient aux limites humaines. Limité, l'homme ne doit pas prétendre à l'universel qui est incontrôlable (3), mais adhérer

« aux vérités de chair » dont on « ne peut nier la présence » (4).

Ces vérités charnelles Camus en avait déjà révélé la présence dans deux essais : l'Envers et l'Endroit en 1937 et Noces en 1939.

L'auteur n'y est sensible qu'à un type de communication, celui qui se situe au niveau des sens. L'homme se réduit à la conscience de son corps. Il suffit que l'homme se délivre de toutes les illusions métaphysiques pour qu'il goûte en plénitude au plaisir. Notre présence au monde est une présence charnelle, source de toutes sortes d'extases... Ne s'agit-il pas d'un véritable panthéisme sensuel ? Qu'on en juge : « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu-écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres » (5)...

« Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde » (6). Une nouvelle de l'Exil et le Royaume, « la Femme adultère, » rend plus éclatante encore cette constatation.

Point n'est besoin de mythes... C'est trop encombrant. Il n'y a pas chez Camus le mysticisme coupable que l'on trouve dans les Nourritures terrestres d'André Gide, qui rend sans doute plus savoureuses les noces avec le monde, mais tisse un rideau défor- mant (7). On pourrait dire que Camus prend au sérieux ce dont Gide s'amuse. Mais c'est le sérieux de l'innocence de la brute :

« Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages tout nous paraît futile » (8). N'est-ce pas côtoyer le nihilisme absolu ? Certes

(1) M. de S., p. 16.

2) Ibid., 138.

(3) Ibid., 187.

(4) Ibid., 139.

(5) Noces, p. 13 (les références de Noces renvoient à un exemplaire sur vélin).

(6) Ibid., 16.

(7) Ibid. (en note, p. 47 et 48).

(8) Noces, p. 15.

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Camus pense l'éviter en laissant libre carrière à un optimisme brutal : « Vers le soir, je regagnais une partie du parc... l'esprit s'y calmait, le corps détendu goûtait le silence intérieur qui naît de l'amour satisfait... j'étais repu » (1). Ainsi la conscience se résout en sensations dont il serait vain de rechercher la profon- deur : il n'y en a pas. D'ailleurs, telles quelles, elles suffisent puisqu'elles font dire à l'auteur : « J'avais au cœur une joie étrange, celle-là même qui naît d'une conscience tranquille» (2).

Ceci confirme que la conscience, bien loin de dégager le signifié, ne fait que dévoiler les choses comme un projecteur ; dès lors, les choses sont saisies dans leur « naïveté » (3). La conscience est donc instantanée, sans dessous, elle est sensation (4). S'en tenir à elle, c'est faire « son métier d'homme » : « D'avoir connu la joie tout un long jour ne me semblait pas une réussite excep- tionnelle, mais l'accomplissement ému d'une condition... nous retrouvons alors une solitude, mais cette fois dans la satisfac- tion » (5). Et Camus de s'écrier : « La chair est ma seule certi- tude » (6), et encore : « Toutes les certitudes ne valent pas un cheveu de femme » (7). La vérité n'est donc pas dans l'explica- tion (8). Aussi bien, la qualité des sensations ne fait-elle pas problème ; il convient de se vautrer dans la quantité ; les partisans de la qualité sont des « cérébraux », des « compliqués » : « Mon camarade Vincent... boit quand il a soif, s'il désire une femme cherche à coucher avec et l'épouserait s'il l'aimait (ça n'est pas encore arrivé). Ensuite il dit toujours « ça va mieux », ce qui résume avec vigueur l'apologie qu'on pourrait faire de la satiété » (9).

C'est cela vivre sans masque. On comprend pourquoi l'auteur de Noces n'admet pas que la vérité soit une, mais poussière. Il n'échappera jamais à cette perspective. C'est, du moins, ce que nous avons l'intention de montrer. Pour Camus non seulement il y a une pluralité de vérités et de valeurs, mais ces vérités ne sont pas telles parce qu'elles sont contrôlées par la raison, elles ne le sont que par référence à la sensibilité, d'où les exemples

(1) Noces, 23.

(2) Ibid., 24.

(3) Ibid., 81.

(4) Sans doute s'agit-il de perception puisqu'il y a, à la fois, direction et structuration, mais les structures bien loin d'être l'objet d'une activité mentale sont imposées de l'extérieur.

(5) Noces, p. 25.

(6) M. de S., p. 119.

(7) L'Etranger, p. 169.

(8) « L'explication est vaine, mais la sensation reste et avec elle les appels incessants d'un univers inépuisable en quantité » (M. de S., p. 131).

(9) Noces, p. 48 (en note).

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de vérités qu'on nous donne : « le vent du soir, cette main sur mon épaule » (1). Elles ne peuvent donc se révéler et n'exister que sur le plan de la psychologie expérimentale (2), tout comme les instincts des animaux sont spécifiés à l'aide d'une grille de situations types ou qui deviendront telles lorsqu'elles se seront accordées aux instincts.

Mais il est nécessaire de préciser plus encore. Nous sommes bien dans une optique phénoménologique puisque notre auteur n'a pour but que d'éprouver et de décrire. Mais cette description est-elle élargie à tout ce qui relève de l'expérience ? Il nous paraît impossible de l'admettre et si nous conservons le terme de phénoménologie c'est à condition de lui adjoindre le qualificatif d'empiriste pour ne pas le confondre avec la méthode de Husserl.

Il est trop évident que Camus passe de l'investigation à la méta- physique quand il réduit l'épanouissement de l'homme à une satiété de la chair. Ainsi, quand il affirme que « l'homme est la proie de ses vérités » (3), il refuse a priori, quoique implicitement, toute intériorité à la conscience, tout comme les behavioristes.

Pour nous en persuader plus vivement, écoutons Camus nous parler de la mort...

Notre présence au monde, pense-t-il, se résume en deux mots : vie et mort, de telle sorte que la mort, à l'instar de la vie dont le propre est d'éveiller des sensations, se manifeste dans la sensi- bilité : elle est une « peur physique » (4). Face à elle il est urgent de rejeter toutes les illusions pour recouvrer, à la fois, innocence et vérité (5). Cette vérité luit dans le regard des hommes antiques en butte à leur destin (6). Plus concrètement encore, la mort est absence « de fleurs, de sourires, de désirs de femmes », elle est

« jalousie de ceux qui vivront et pour qui fleurs et désirs de femmes auront tout leur sens de chair et de sang » (7). A l'annonce de la mort il n'y a qu'une réaction qui compte : « des flots de sang viennent battre à mes tempes » (8). Tout le reste, sentiments intérieurs, pensées, ne signifient rien (ibid.). « Créer des morts conscientes », c'est faire prendre conscience de la répulsion de la chair (9). La vérité, ici encore, est sensation obstruant la conscience.

(1) M. de S., p. 63.

(2) Ibid., 65.

(3) Ibid., 50...

(4) Noces, p. 35.

(5) Ibid., 29.

(6) Ibid., 36.

(7) Ibid., 37.

(8) Ibid., 38.

(9) Ibid., 36-37.

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On ne saurait s'étonner que Camus place dans le peuple d'Alger l'espoir d'une culture « où la grandeur de l'homme trou- vera enfin son vrai visage » puisque « ce peuple tout entier jeté dans le présent vit sans mythes, sans consolation », puisqu'il « a mis tous ses biens sur cette terre et reste dès lors sans défense contre la mort » (1). Avoir des défenses contre la mort signifie que l'on dispose de mythes, or « le matérialisme le plus répu- gnant... est celui qui veut nous faire passer des idées mortes pour des réalités vivantes et détourner sur des mythes stériles l'attention obstinée et lucide que nous portons à ce qui en nous doit mourir pour toujours » (2). A quoi sert une vérité qui ne doit pas mourir (3) ? Le bonheur que Plotin situait dans l'union à l'uN, il faut désormais le chercher dans l'union aux biens dérisoires qui sont, quoique périssables, les seuls essentiels pour l'homme qui ne triche pas (4). De sorte que, s'il y a péché contre la vie, ce péché est coextensif à l'espoir d'une autre vie puisque par là on se dérobe à l'implacable grandeur de celle-ci (5).

Acceptons donc la mort comme un fait, délivré de toute signifi- cation. Comme un fait, c'est-à-dire absurde. C'est en la compre- nant ainsi que la mort devient principe de libération (6). D'autre part, elle nous fait rejoindre définitivement le monde qui « finit toujours par vaincre l'histoire » (7) et ses civilisations artificielles dont les ruines nient l'idéal (8). Si l'homme a peur de la mort, c'est qu'il se sépare du monde pour s'attacher au sort des hommes et au sens de leur destinée.

En somme, il faut mourir gavé des images exaltantes du monde (9), sans espoir qui falsifie la vie et jette un voile sur la réalité (10). On peut alors comprendre cette phrase singulière de l'Envers et l'Endroil : « Il n'y a pas d'amour de vivre, sans déses- poir de vivre » (désespoir signifiant, ici, absence d'espoir trans- cendant (11)). En d'autres termes, ceux qui s'accrochent à un idéal métaphysique ou religieux ne peuvent plus s'accorder à notre univers (12). C'est pourquoi, encore, l'espoir qui prétend

(1) Noces, 59.

(2) Ibid., 79.

(3) Ibid., 90.

(4) Ibid., 61-62.

(5) Ibid., 63.

(6) M. de S., p. 83.

(7) Noces, p. 40.

(8 Ibid., 39.

(9) Ibid.

(10) Ibid., 63.

(11) M. de S., p. 50 : Ceci va contre certaines interprétations et notamment celle de Pierre de BOISDEFFRE, in Métamorphose de la littérature, 11, p. 266.

(12) M. de S., p. 99.

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donner un sens à la vie n'est qu'un désespoir (1), alors qu'... « une certaine continuité dans le désespoir peut engendrer la joie » (2).

Ainsi donc le bonheur est en deçà d'une réflexion qui conférerait à la mort une valeur positive et en ferait une transition vers un au-delà, comme pour Kierkegaard, Jaspers ou Marcel. En bref, il est nécessaire de vivre dans l'absurde si l'on ne veut pas avoir peur de la mort (3). C'est à cette condition que l'image de la mort est libératrice, en ce sens qu'elle nous place sur le chemin d'une possibilité d'union avec le monde en débridant notre vie sensorielle et, peut-être même, sur le chemin d'une possibilité de l'impossible : « La mort est le signe d'une vérité qui me rend la lune nécessaire », dit Caligula (4). Nous verrons que cette dernière possibilité sera éliminée, ce qui nous permet d'établir une étroite corrélation entre la vie sensuelle et la menace de la mort, car l'accord avec le monde est une lutte contre la durée et non une évasion, il est un défi et non un saut (5), et c'est le fait même de la mort qui fait subsister ce défi dans la durée.

La mort fait l'homme à la fois libre et absurde...

Telle est la conception que Camus se fait de la condition humaine sur le plan de l'individu : une présence au monde que rend plus libre et plus énergique la représentation de la mort.

Non qu'il faille y voir une trace de sadisme... Celui-ci suppose une interprétation, alors que Camus conçoit le rapport au monde comme une absorption du sujet dans la sensation, ainsi que le laisse clairement entendre le texte précité : « L'homme est la proie de ses vérités ». D'autres passages sont encore plus convain- cants : « Regarder un paysage c'est se mettre hors de soi au sens profond du terme » (6) ; l'entrée de l'homme dans les fêtes de la terre se réalise par « l'abandon de la petite monnaie de sa personnalité » (ibid.). L'Étranger est une remarquable illustration de cette disparition de l'homme dans le monde (7). Se laisser immerger dans le monde, loin de toute tristesse, comme de toute

(1) M. de S., 185.

(2) Noces, p. 6 3 . .

(3) « Pour un homme qui a vécu » ainsi, « la mort est une petite affaire « (Malentendu, p. 84).

(4) Caligula, p. 111.

(5) M. de S., p. 79... Cette interprétation va contre celle d 'Etienne BORNE, in Recherches et Débats, n° 3, p. 228.

(6) Noces, p. 87-88.

(7) L'Etranger, p. 171-172 et passim.

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angoisse, c'est accéder à un univers où « avoir raison a un sens, un univers sans homme » (1). En conséquence la beauté est quelque chose d'inhumain (comprenons : au delà de l'humain) :

« Plongée dans la beauté, l'intelligence fait son repas de néant» (2).

Mais ne pourrait-on objecter que si le monde nie l'homme plus qu'il ne l'annihile, c'est peut-être que l'homme n'est pas réductible au monde : peut-on, sans le transcender, prendre conscience de cette négation ? Camus lui-même le laisse entendre : l'homme ne fait point partie du monde à cause de sa conscience (3).

Mais il ne pousse pas plus avant l'examen de cette question, ce qui paraît assez logique lorsqu'on refuse tout ce qui n'est pas chair : « Ce que je touche, ce qui me résiste, voilà ce que je comprends » (4). Implicitement, l'absurde s'est déjà dévoilé en tant que visée proprement métaphysique, sans quoi on ne saurait expliquer un tel parti pris. Et, cependant, Camus présente ses premières œuvres, y compris le Mythe de Sisyphe, comme des descriptions pures de l'expérience humaine, que le sujet ait pris conscience de cette expérience comme dans Noces ou que cette prise de conscience n'ait pas eu lieu, comme dans l'Étranger qui manifeste le vécu ou la solitude minérale.

Si nous avons développé le contenu philosophique de l'Envers et l'Endroit et surtout Noces qui sont antérieurs à l'Étranger, c'est en vue de montrer que le vécu, pour qu'il apparaisse dans cette prétendue pureté... a exigé une prise de conscience dûment informée par une philosophie. Décrire absurdement les évé- nements humains c'est faciliter la conclusion qui affirme qu'ils sont absurdes. Dira-t-on que cette position philosophique, sous- jacente à l'Étranger, n'influe pas sur ce roman qui est une description de l'expérience vécue ? Tout dépend du sens que l'on donne à l'expérience. Il faut avouer que c'est une notion difficile à définir et, d'ailleurs, l'auteur du Mythe nous déclarerait aussitôt que l'expérience ne se définit pas, mais qu'elle se vit : on ne peut la définir que si on ne la vit pas... Aussi bien nous n'en ferons que situer le domaine.

Il faut éviter deux excès :

1) l'Expérience est ce qui est reçu et qui s'impose à nous : il s'agit, ici, de l'empirisme selon lequel l'homme est pur récep- tacle que le monde envahit et submerge ;

(1) Noces, p. 89.

(2) Ibid., p. 84.

(3) M. de S., p. 74.

(4) Ibid., 73.

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2) l'Expérience est une construction de l'esprit : c'est l'attitude idéaliste qui supprime les choses et fait de l'expérience une activité immanente.

Ces deux conceptions éliminent l'existence véritable puisque, dans le premier cas, l'homme est une chose parmi les choses et, dans le second, un sujet parmi les sujets. Dans les deux cas il n ' y a pas seulement solitude, laquelle ne supprime pas la possi- bilité de la communication, mais isolement.

L'expérience se situe entre les deux : elle est relation d'un existant avec le monde ou, par la médiation du monde, avec lui-même. Bien entendu, cette relation est soit consciente (non pas seulement en t a n t qu'attention à la vie, mais en t a n t qu'éveil du sujet), soit inconsciente ou minérale. Voulant décrire le donné pur, Camus va s'efforcer de l'explorer avant cette prise de conscience, mais, à cause même de cette précaution, il ne pourra s'empêcher de détruire l'un des termes de la relation expérimen- tale. En effet, une relation n'est telle que si elle est appréhendée par la conscience ; effacer celle-ci revient à privilégier la passivité au détriment des actes. Or, il semble évident que ce sont les actes, plus encore que les états, qui nous ouvrent le domaine de l'expé- rience, car les actes nous engagent, ils sont, comme dirait Sartre, positionnels. En outre, la passivité elle-même peut être à double entrée : on peut éprouver un état comme quelque chose de subit et alors l'être est envahi par son environnement ou même par ce qui surgit de son imagination : nous rejoignons l'empirisme fondé sur la passivité inconsciente... ou bien on peut éprouver un état en l'accueillant, ce qui suppose une certaine activité de l'esprit. C'est ici que se situe la véritable expérience.

Camus, dans Noces, accueille le monde, mais dans la mesure où il s'adresse à la chair et la saoule, et dans la mesure où il emplit l'esprit d'images. Il y a là un présupposé métaphysique qui ratifie d'avance l'empirisme sous un double aspect : comme vrai, mais aussi comme absurde, car, à la différence des sensua- listes et des épiphénoménistes, notre auteur n'édifie pas un système à la double fin de construire et d'expliquer le psychisme en p a r t a n t de la sensation ou de l'image, il s'en tient à une méthode phénoménologique, mais mutilée dès le départ. Mutilée, car si Camus décrit l'univers des sensations il passe sous silence celui de la conscience en t a n t qu'activité exploratrice et auto- nome. De cette façon il pense justifier expérimentalement son éthique dont le ressort est la révolte. En effet, l'accueil, d'abord inconscient, peut se muer en révolte si la conscience refuse de se reconnaître responsable de ce qui est accueilli : c'est jouer

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sur la double signification de la passivité. En conséquence le champ de l'éthique ne peut être que le monde absurde, c'est-à-dire celui que l'on reçoit naïvement, dans l'extase, et que l'on refuse car il est enclos à l'intérieur des limites que la conscience éveillée ne saurait tolérer. Dépouillée de toute réalité, la conscience est enivrement ou déchirement, consentement ou refus, selon la clé que l'on se donne.

Ainsi outillé, Camus va, avec l'Étranger, nous promener dans l'antéprédicatif, là où la conscience, feignant de ne pas apprécier, ne fait que recevoir.

L'Étranger n'illustre pas simplement la vie individuelle comme l'Envers et l'Endroit, l'Été ou Noces, mais la vie d'un homme absurde en société. Il s'agit de savoir si la solitude figée dans l'instant et dans la sensation est un handicap à la vie en société et, si oui, pourquoi (1). Demandons-nous d'abord par quels artifices l'auteur parvient à décrire une telle solitude. Car il faut bien des artifices pour faire vivre un être plongé dans l'irrationnel et l'inespoir au milieu des hommes qui ont, au moins apparem- ment, c'est-à-dire du point de vue descriptif, quelques idées sur l'amour, la responsabilité... Quelle qu'en soit la valeur il faut admettre qu'elles existent et fondent la plupart des institutions humaines. Or Meursault ignore idées et valeurs, il vit l'absurde si spontanément qu'il n'en a pas même le sentiment. C'est dans la conscience du lecteur que ce sentiment tisse sa trame doulou- reuse. Le lecteur ne se reconnaît pas dans le héros ou, du moins, il a peur de s'y reconnaître. Ce dépaysement résulte de l'hiatus qu'il y a entre les situations concrètes d'un employé que l'on a placé dans l'absurdité vécue et l'interprétation que l'on en fait sur le plan rationnel et social. C'est d'ailleurs ce décalage qui éveillera en Meursault le sentiment et la conscience de l'absurde et commandera son attitude finale. La difficulté, pour l'auteur, était de rendre les détails de la vie absurde et de les faire saisir comme tels par le lecteur : il s'agissait d'éliminer toute explication ou justification. Il fallait donc les présenter, mais en silence, et, en quelque sorte les mimer (2). C'est ainsi qu'on évite de parler pour ne rien dire (3), or, pour Camus, c'est ne rien dire que de raisonner. A ce sujet citons encore le texte suivant : « Un homme est plus un homme par les choses qu'il tait que par celles qu'il

(1) Il est important de noter que ceci ne concerne pas l'universel, mais le QAAi al

(2) M. de S., p. 138.

(3) La Peste, p. 335.

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dit » (1), ce qui fait écho à ce que disait déjà Kierkegaard : le plus sûr des mutismes n'est pas de se taire mais de parler (2).

Au surplus l'explication est tout l'opposé d'une œuvre d'art :

« Si le monde était clair l'art n'existerait pas » (3), d'où la néces- sité « de se convaincre de l'inutilité de toute explication et du message enseignant de l'apparence sensible » (4). Il conviendra donc de chercher la quantité et l'unité au moyen de la mémoire et de l'art pour éviter la totalité ou l'entassement (5). Dès maintenant nous voyons la liaison que Camus établit entre l'art et l'absurde, sur laquelle nous reviendrons.

L'auteur de l'Étranger nous explique lui-même comment on peut se taire tout en utilisant des mots. Cette explication est postérieure d'une dizaine d'années à la publication de ce roman.

Elle se trouve dans l'Homme révolté et concerne le roman amé- ricain : nous y trouvons le fond de la technique de l'Étranger (6).

Le roman américain, nous dit-on en substance, élimine tout ressort psychologique qui apporterait une explication et, par là, une unité dans la conduite du personnage. L'unité n'est qu'une unité d'éclairage. De ce point de vue tout est extérieur et les hommes se ressemblent tous : ils sont interchangeables. Ce n'est pas du réalisme si l'on entend par ce mot une copie du réel, car l'auteur mutile volontairement le réel. L'unité naît de l'unifor- mité et l'uniformité elle-même naît d'un nivellement des êtres opéré artificiellement. Le romancier américain suppose en effet que c'est la vie intérieure qui prive les actions humaines d'unité.

Mais « la vie des corps, réduite à elle-même, produit paradoxa- lement un univers gratuit et abstrait », constamment nié par le réel. « Ce roman purgé de vie intérieure, où les hommes semblent observés derrière une vitre, finit... par mettre en scène le patho- logique. » Réduisant les personnages à leur comportement on en fait des innocents, « des automates malheureux » qui « vivent dans la plus machinale des cohérences ». Camus voit dans cet effort une « protestation pathétique mais stérile » (7).

Il paraît pourtant évident que lui-même a utilisé sciemment cette technique parce qu'elle convenait fort bien à sa mise en scène initiale par laquelle il voulait faire vivre l'absurde, sans commentaire et dans son inhumanité. « Car les hommes aussi

(1) M . de S., p. 116.

(2) Ibid., 42.

(3) Ibid., 135.

(4) Ibid., 138.

(5) H . R . , p. 333, et M . de S., p. 168.

6) H . R . , p. 327.

(7) Ibid., 329.

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sécrètent de l'inhumain... l'aspect mécanique de leurs gestes, leur pantomime privée de sens rend stupide tout ce qui les entoure » (1). « Un homme parle au téléphone derrière une cloison vitrée, on ne l'entend pas, mais on voit sa mimique sans portée : on se demande pourquoi il vit » (2).

Mais, justement, situer le personnage derrière une vitre pour n'en saisir que le comportement, c'est un artifice et la réalité se trouve nécessairement trahie, car la vitre, si elle laisse voir les gestes, intercepte les mots qui traduisent les significations. Bien sûr, c'est de l'art et on sait que l'art n'est pas réaliste sous peine d'être inutile, il y a donc mutilation... mais, et c'est ce que nous reprochons à Camus, cette mutilation va être reprise telle quelle et transportée dans le Mythe de Sisyphe pour devenir la pers- pective-clé d'une réflexion proprement philosophique. Dans le roman la vitre est remplacée par une conscience qui ne laisse filtrer que les faits. Cela explique l'impression immédiate que l'on a du caractère impersonnel de Meursault : le « je » équivaut à un « lui ». Cette technique, nous l'avons déjà remarqué, est sem- blable à celle du behaviorisme où seul l'instant est pris en compte, ce qui suppose une analyse de la durée telle qu'il en résulte une addition de points successifs et hétérogènes (3). Cela nous fait comprendre pourquoi les phrases de l'Étranger nous paraissent discontinues : chaque phrase représente un instant, un groupe « stimulus-réponse », elle ne communique pas avec celles qui lui sont adjacentes. Entre les phrases il y a du néant (4).

L'intérieur même de la phrase est dépouillé, on dirait qu'il se réduit à un mot, à un « quantum ». Le texte du roman rappelle assez bien les exemples qu'e Piaget donne pour caractériser l'âge prélogique. Il y a cependant une différence, c'est que l'enfant anime les choses tandis que Camus les rend inertes, il leur enlève toute pulsation, il en fait des blocs erratiques. Dès lors, tout devient équivalent : enterrer sa mère, coucher avec une maîtresse, aller au cinéma, se baigner, aller au bureau, prendre de l'avan cement, se marier. Tout se passe comme s'il n'y avait ni justice- ni vérité, ni amour. C'est ainsi que lorsque Marie, sa maîtresse,

(1) L'Etranger, p. 120 (cela rappelle la Nausée de Sartre).

(2) M. de S., p. 29.

(3) Taine, Hume et Spencer avaient aussi procédé à un effort d'analyse scientifique, mais ils tenaient compte du retentissement intérieur de la sensa- tion d'où résultait, par association, une véritable continuité...

(4) Par exemple, au hasard : « Tout est allé très vite ensuite. L'audience a été levée. En sortant du palais de justice pour monter dans la voiture, j'ai reconnu un court instant l'odeur et la couleur des soirs d'été. Dans l'obscurité de ma prison, j'ai retrouvé... tous les bruits familiers d'une ville que j'aimais... » (l'Etranger, p. 137).

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demande à Meursault s'il l'aimait, celui-ci répond « que cela ne voulait rien dire mais qu'il » lui « semblait que non » (1). Quand il s'agit de dépasser le présent, les personnages s'y refusent :

« c'est trop fatigant ». Et les dialogues eux-mêmes, qui ont pour fonction d'introduire des explications, se polymérisent dans la poussière des faits : une réponse est exactement un geste, sans symbolisme ; il pourrait ne pas être, il est inutile. Tout se passe comme s'il ne se passait jamais rien (2).

Pourtant, ces fragments de réalité qui remplissent les deux tiers du roman vont constituer les fibres d'une argumentation rigoureuse de telle sorte que, dénués de sens, pris à part, ils vont revêtir une finalité surprenante. Cette vie tissée de hasards, de gestes accidentels, de situations gratuites, d'actes involon- taires, va se muer, avec le procureur, en une existence conduite avec une maîtrise remarquable et une pleine conscience des responsabilités. La contradiction est si manifeste que l'avocat lui-même en est surpris : « Voilà l'image de ce procès », dit-il,

« tout est vrai et rien n'est vrai » (3). Puis c'est au tour de Marie :

« Tout d'un coup Marie a éclaté en sanglots, a dit que ce n'était pas cela, qu'il y avait autre chose, qu'on la forçait à dire autre chose qu'elle pensait, qu'elle me connaissait bien et que je n'avais rien fait de mal » (4). Salamano pouvait bien dire qu'il fallait essayer de comprendre, « personne ne paraissait comprendre » (ibid.).

D'un côté le procureur s'écrie : « Le même homme qui au lendemain de la mort de sa mère se livrait à la débauche la plus honteuse a tué pour des raisons futiles et pour liquider une affaire de mœurs inqualifiable » (5). A quoi l'avocat répond : « Enfin est-il accusé d'avoir enterré sa mère ou d'avoir tué un homme ? »

« Oui », répond le premier, « j'accuse cet homme d'avoir enterré une mère avec un cœur de criminel » (6). Camus exploite l'artifice de cette dernière phrase pour montrer l'irrationalité du rationnel : on explique les phases successives de la vie de Meursault, non en elles-mêmes, mais à la lumière de l'assassinat que l'on suppose momentanément criminel ; ainsi, le fait que Meursault n'ait pas vu assidûment sa mère placée dans une maison de vieillards n'a en lui-même rien qui soit délictueux, mais, à la lumière du crime,

(1) L'Etranger, p. 137.

(2) Ibid., 30.

(3) Ibid., 131.

(4) Ibid., 134.

(5) Ibid., 136.

(6) Ibid., 137.

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ce fait révèle un psychisme d'assassin. A son tour l'assassinat dont les détails manifestent la non-intentionalité, se métamorphose en crime logique, intentionnel parce que préparé par des faits qu'on a tout d'abord examinés en fonction d'une culpabilité présumée certaine (1). Il y a là un cercle vicieux particulièrement odieux, d'où l'épouvante qui saisit l'avocat, Marie et tous les personnages qui ont vécu près de Meursault. Ce dernier mettra plus de temps pour prendre conscience de l'absurde car c'est lui qui l'a incarné le plus profondément. Jusque dans la dernière audience il demeure enfoui dans sa solitude inhumaine : « Même sur un banc d'accusé, il est toujours intéressant d'entendre parler de soi », déclare-t-il... (2). Mais voici que l'angoisse commence à poindre, annonciatrice de la prise de conscience : « Une chose pourtant me gênait vaguement... on avait l'air de traiter cette affaire en dehors de moi. Tout se déroulait sans mon intervention.

Mon sort se réglait sans qu'on prenne mon avis. De temps en temps j'avais envie d'interrompre tout le monde et de dire : mais tout de même, qui est l'accusé ? C'est important d'être l'accusé et j'ai quelque chose à dire » (3). Mais, de nouveau, l'absurde le submerge : « Réflexion faite, je n'avais rien à dire» (4).

Cependant la prise de conscience a eu lieu et Meursault n'est plus noyé dans sa solitude minérale, il en émerge puisqu'il compare ce qu'il a fait et ressenti avec le tableau rationnel de l'avocat général. Du coup, le monde ne lui est plus étranger.

Lui-même n'est plus étranger à soi : il commence véritablement à EXISTER (5).

(1) L'Etranger, 144.

2) Ibid., p. 139.

(3) Ibid., 140.

(4) Ibid., 140.

(5) Dans la Chute, Camus a repris le même thème, mais transposé au niveau d'une vie qui présente tous les caractères du normal : Clamence est avocat, il défend les opprimés, la veuve et l'orphelin. Il a conscience de sa générosité, de sa vertu, très rare, qui ne « se nourrit que d'elle-même ». Mais à cette conscience se superpose une nouvelle prise de conscience qui dévoile dans la première un répugnant amour de soi, de la sécurité, de l'impunité. Dès lors, Clamence commence à exister...

(21)

C H A P I T R E I I

LA SOLITUDE CONSCIENTE

1. Description de l'existence individuelle

Exister c'est se décoller, ne plus être passif et donc dominer.

Or, dominer exige une certaine abstraction de telle sorte que la comparaison devient possible. Serait-elle réduite à une sourde opposition, comme chez Meursault, la comparaison est indispen- sable à l'existence. Lorsque l'avocat général dit de l'accusé qu'il est intelligent, qu'il connaît la valeur des mots et donc qu'il a assassiné sciemment, il y a là matière à réflexion : d'abord il emploie le terme : mot en un sens ambigu (pour Meursault, mot signifie sensation, pour l'avocat : symbole conceptuel). C'est pourquoi le héros se demande « comment les qualités d'un homme ordinaire peuvent devenir des charges écrasantes contre un coupable » (1), ce ne peut être qu'au nom d'abstractions qui nient le concret. Les notions de justice, de regret, de devoir, auxquelles on fait ensuite allusion, ne peuvent avoir aucun sens pour le coupable, car elles supposent toutes une morale qui dépasse sa compréhension, située au niveau de la chair (2). Quand Meursault a déclaré au président qu'il avait tué à cause du soleil, comment celui-ci eût-il pu comprendre ? Ils ne parlaient pas le même langage : une sensation de lumière ne pouvait être introduite dans la logique d'une défense commune. Tout se passait comme si le langage était chiffré et que, de part et d'autre, on utilisait,

(1) L'Etranger, p. 142.

(2) Ibid., 145. Ainsi ne peut-il comprendre l'avocat général lorsqu il lui déclare que lui, Meursault, n'avait rien à faire avec une société dont il méconnais- sait les règles les plus essentielles (ibid.).

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