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"L'Ombre de votre espérance" : repères pour une histoire plastique des revues d'artistes expérimentaux au XXe siècle

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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HAL Id: tel-01720366

https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01720366

Submitted on 1 Mar 2018

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”L’Ombre de votre espérance” : repères pour une

histoire plastique des revues d’artistes expérimentaux au

XXe siècle

Andréa Pierron

To cite this version:

Andréa Pierron. ”L’Ombre de votre espérance” : repères pour une histoire plastique des revues d’artistes expérimentaux au XXe siècle. Art et histoire de l’art. Université Sorbonne Paris Cité, 2017. Français. �NNT : 2017USPCA085�. �tel-01720366�

(2)

Université Sorbonne Paris Cité Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

ED 267 Art et Média

LIRA. Laboratoire International de Recherche en Art EA7343

T

HESE DE DOCTORAT

É

TUDES CINEMATOGRAPHIQUES ET AUDIOVISUELLES

A

NDREA

P

IERRON

«

L’O

MBRE DE VOTRE ESPERANCE

»

R

EPÈRES POUR UNE HISTOIRE PLASTIQUE

DES REVUES D

ARTISTES EXPÉRIMENTAUX

AU

XX

E

SIÈCLE

Thèse dirigée par Nicole Brenez

Soutenue le 26 septembre 2017

Jury :

M. Antoine de Baecque, Professeur École Normale Supérieure Rue d’Ulm

Mlle Nicole Brenez, Professeur Paris 3 Sorbonne-Nouvelle

M. Joël Daire, Directeur du patrimoine, Cinémathèque française

M. José Moure, Professeur Paris 1 Panthéon Sorbonne

(3)

Résumé

« L’Ombre de votre espérance » : Repères pour une histoire plastique des

revues d’artistes expérimentaux au XX

e

siècle.

Cette thèse de doctorat se consacre à l’analyse de périodiques créés au cours du XXe siècle par des cinéastes et des plasticiens à l’œuvre dans le champ des avant-gardes et du cinéma expérimental. Les revues forment des objets plastiques et spéculatifs, complexes et composites de par les relations qui se nouent entre le texte et l’image, les montages qui se créent et le défi que constitue la transposition des images filmiques. En quoi ces revues d’artistes témoignent-elles d’une recherche expérimentale ? Comment les revues d’artistes participent-elles à une histoire critique et plastique des formes cinématographiques ?

L’étude tente de comprendre les manières originales dont les cinéastes et les plasticiens se saisissent des revues afin d’élaborer, défendre, documenter, objectiver et analyser certains paradigmes cinématographiques. À quels titres les revues deviennent-elles elles-mêmes des propositions expérimentales, des laboratoires de recherche sur les liens entre l’image et le texte ? Nous observerons comment, grâce à leurs propositions techniques, graphiques et visuelles propres, les revues exposent certains enjeux matériels, poétiques, plastiques et théoriques propres à l’image cinématographique, comment elles questionnent le regard.

Les revues offrent des plateformes de diffusion et de dissémination esthétiques, servent à ouvrir des réseaux de circulation pour les idées, singulières ou collectives, des rédacteurs en chef. Comment accompagnent-elles leurs efforts dans la construction d’un milieu cinématographique alternatif ?

Les revues Dada I de Tristan Tzara et Hans Arp (1916), Dada Sinn der Welt de John Heartfield et George Grosz (1921), Le Promenoir de Jean Epstein, Pierre Deval et Jean Lacroix (1921-1922), G. für elementare Geschaltung de Hans Richter (1923-1926), Close Up du groupe Pool composé de Kenneth Macpherson, Bryher et H.D. (1927-1933), Film Culture de Jonas Mekas (1955-1996) et Cantrill’s Filmnotes d’Arthur et Corinne Cantrill (1971-2000) forment le corpus de cette thèse qui vise à contribuer à une histoire plastique des publications expérimentales.

Mots-clés : Revue, Cinéma d’avant-garde, Cinéma expérimental, Histoire plastique, Iconographie, Mise en page, Image, Texte, Reproduction, Montage

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Abstract

« Shadow of Hopes » : Landmarks For a Plastic History of Experimental Film

Journals In the XX

th

Century.

This PhD thesis focuses on analyzing periodicals created during the XXth Century by both visual artists and filmmakers operating in the realm of avantgardes and experimental cinema. The journals become plastic, conceptual, complex, and composite objects because of the interplay between text and image as well as the reproduction of images and realization of photomontages. How these artists’ journals show signs of an experimental approach ? How do artists’ journals contribute to the critical and plastic history of film ?

The dissertation aims to understand the unique ways the visual artists and filmmakers make use of the journals to create, defend, document, visualize and analyze some cinematic paradigms. To what extent the journals become in turn experimental works about the relationships between text and image ? We will study how magazines exhibit various plastic, aesthetical, theoretical, and poetical dimensions at stake in the cinematic image, relying on specific technical, graphic and visual undertakings, and how they call into question the perception.

Journals become instrumentalized in ensuring the movement of the editors’ ideas, either collective or indivuals. How do journals support the editors’ efforts in building an alternative cinema domain ?

Dada I edited by Tristan Tzara and Hans Arp (1916), Dada Sinn der Welt by John

Heartfield and George Grosz (1921), Le Promenoir by Jean Epstein, Pierre Deval and Jean Lacroix (1921-1922), G. für elementare Geschaltung by Hans Richter (1923-1926), Close Up by Kenneth Macpherson, Bryher and H.D. (1927-1933), Film Culture by Jonas Mekas (1955-1996) and Cantrill’s Filmnotes by Arthur et Corinne Cantrill (1971-2000) form the corpus of this PhD thesis, which aims to contribute to a plastic history of experimental publications.

Key words: Magazine, Avantgarde Cinema, Experimental Cinema, Plastic History, Iconography, Layout, Image, Text, Reproduction, Editing

(5)

Remerciements

Je tiens tout d’abord à adresser mes remerciements les plus sincères à ma directrice de recherches, madame Nicole Brenez, qui encadre mes travaux depuis le master. C’est avec grand plaisir que je soutiens ma thèse sous sa direction aujourd’hui. Elle m’a suivi avec intérêt pendant ces quatre années et je lui suis tout particulièrement reconnaissante de m’avoir aidée à chaque étape de mon parcours universitaire.

Je remercie Messieurs Antoine de Baeque, José Moure, Joël Daire et Madame Valentine Oncins d’avoir accepté de présider le jury de cette soutenance de thèse.

Je souhaite également exprimer ma gratitude à Dominique Païni qui est à l’origine du sujet de cette recherche. Mes remerciements vont aux personnes qui ont rendu possible ce travail : Arthur et Corinne Cantrill, les ayants droits qui ont acceptés de me donner accès à de nombreuses archives, Messieurs Christophe Tzara et Eric de Bourbon Parme, les personnels des différentes archives fréquentées dont la patience et le travail ont été du plus grand secours, M. Christophe Bichon de Lightcone, M. Stephano Califano au MACRO de Rome, Mme Sophie Hébert de la Cinémathèque Française et Mme Nina Schönig du Bauhaus Archiv de Berlin.

(6)

« L’encre ne sera-t-elle que l’ombre de notre

espérance ? »

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Introduction

La littérature périodique dédiée à la cinématographie se décline entre les revues de variétés, institutionnelles, publiques et privées, académiques et plasticiennes. Objets culturels, celles-ci représentent des instances discursives à la fois textuelles et visuelles, des systèmes complexes et composites. Notre étude porte sur les revues créées par des cinéastes et plasticiens qui exposent des enjeux matériels, poétiques, plastiques et théoriques de l’image cinématographique et offrent des plateformes de diffusion et de dissémination esthétique.

Problématique : plasticité, discursivité et historicité

Dans les revues d’artistes, l’image filmique se comprend comme reproduction : un tirage mécanique d’un ou plusieurs photogrammes isolés. La reprographie dématérialise et réifie l’image, déplace la photochimie pelliculaire sur du papier. De quelles manières suite à la réification, l’enjeu de la transposition et de la transformation devient-il l’objection de l’image ? Dans quelles mesures la réification et l’objection recadrent et requalifient-elles l’objet cinématographique en tant que dispositif, matière et plastique spécialement spatio-temporelle ? Le photogramme reproduit se comprend comme une pause et un second degré de l’œuvre : un déplacement matériel, un second degré du mouvement, du montage et de l’inscription plastique.

Tel que l’écrit la réalisatrice Maya Deren à l’intérieur de Cinématographie : l’usage

créatif de la réalité (1960) si l’image cinématographique se montre comme image fixe :

« Le photogramme figé devient un moment où le déroulement de l’animation est différé, mis en veilleuse, qui peut, selon la position contextuelle, soit transmettre un sentiment d’hésitation critique (comme dans le regard en arrière de la femme de Lot [Voir Genèse, 19, 26]), soit constituer un commentaire sur l’immobilité et le mouvement comme opposition entre la vie et la mort1. »

L’image fixe porterait de même un regard rétrospectif. L’objectivaton de l’image pénètrerait ici à l’intérieur d’un nouveau processus où elle-même s’assujettit à une objectivation matérielle, sensible et intelligible, c’est-à-dire où la réification de papier autorise une étude matérielle, plastique, critique et/ou symbolique. Le cinéaste Stan Vanderbeek différencie objectivation et symbolisation dans Re : Look Computerized Graphics (1970) :

1

(8)

« Objectiver quelque chose c’est le réaliser. Visualiser quelque chose c’est le symboliser2. »

Par objectivation on comprend l’actualisation des paradigmes de l’objet et par symbolisation, la description de celui-ci. Quelles proportions d’objectivation et de symbolisation se rencontrent-elles ainsi ?

Dans l’article « En gros plan » (1940)3 Serguei Eisenstein considère que l’étude du film par une revue correspond à un détail en gros plan des structures internes du montage.

« Si… Un article ne glisse pas jusqu’à devenir simplement un synopsis, il peut réfléchir les pensées simulées par le spectateur sous l’immédiate impression de l’œuvre… C’est un examen du film lui-même en gros plan : à travers le prisme d’une analyse ferme l’article ‘découpe’ le film en pièces détachées, en résous les éléments afin d’étudier l’ensemble tout comme un nouveau modèle de construction est étudié par des ingénieurs et des spécialistes dans leur propre champ de compétences techniques. Cela doit être le regard sur le film porté par un journal professionnel. Il doit y avoir une évaluation du film selon les positions des plans long et moyens– mais d’abord il doit s’agir d’un examen en gros plan - une vue en gros plan de tous les liens de ses composantes4. »

La déconstruction mécanique voulue par Eisenstein peut s’interpréter en tant que démontage et exposition. L’injonction d’Eisenstein introduit la notion d’interaction visuelle et significative entre les images exposées et de ce fait induit la notion de remontages. Dans quelles mesures les reproductions et les mises en pages des revues exposent-elles les interrelations spatiales, plastiques et significatives entre les photogrammes ? Quels différents enjeux de surfaces, d’espaces, de temporalités et d’interrelations apparaissent-ils entre les images ? La revue dresserait un parcours visuel et textuel où les photogrammes démontés et exposés connaissent de nouveaux rapports formels et significatifs, des remontages qui, hors du filmique, ont pourtant pour vocation de l’indiquer, voire le transcrire et le commenter. La représentation d’une œuvre s’appuie sur une forme préexistante : l’extraction photographique et les mises en scènes auxquelles se prêtent les revues pourraient restituer des idiomes proprement cinématographiques avec pour particularité de mobiliser la fixité et la condensation formelle. Dans quelles mesures l’image s’inscrit-elle dans une tension entre l’identification et l’imitation des paradigmes filmiques et de l’œuvre représentée ?

2

« To objectify something is to realize it. To visualize something is to symbolise it. » [Nous traduisons], Stan Vanderbeek, «Re : Look Computerized Graphics », in Film Culture, n°48-49, 1970, New York, p.35.

3

« En gros plan » comprend plusieurs textes rédigés entre le 15 et le 30 mai 1940 en vue d’une préface à un ouvrage éponyme. « En gros plan » a d’abord été publié en anglais par Jay Leda (ed.), Film Essays And a Lecture, Princeton University Press, 1982 puis en français dans La Méthode, Paris, Editions Musée du Cinéma, 2002, pp.37-44.

4

(9)

Il serait tentant de suivre les domaines de l’iconologie et de l’iconographie5 afin de questionner le corpus de revues. Les termes iconologie et iconographie recouvrent deux processus d’analyse concomitants où la première laisse place à la seconde. Erwin Panofsky décrit les différentes étapes de l’une et l’autre des analyses dans l’introduction des Essais

d’Iconologie. Les Thèmes humanistes dans l’Art de la Renaissance (1939).

Ernst Gombrich écrit dans Buts et Limites de l’iconologie :

« Mais dans l’ensemble, depuis les études pionnières de Panofsky, on entend par iconologie la reconstitution d’un « programme » plutôt que l’identification d’un texte particulier6. »

La notion de programme éclaire différemment ce que doit révéler une iconologie : rassembler les représentations et dimensions culturelles auxquelles se rattache l’œuvre.

La méthode iconologique a déjà été utilisée pour l’étude filmique mais pose ici un nouveau défi face aux revues. Elle s’exercerait en dehors de l’œuvre, au sein d’un objet composite et hétéroclite, à travers les questions précédemment soulevées de la réification, de l’objectivation des images cinématographiques. W.J.T. Mitchell nous aide à franchir ce pas car il envisage l’iconologie au prisme de l’objectivation et, particulièrement, de la réification :

« Et ils ont leurs analogues dans le spectre des images graphiques : le canard-lapin de Wittgenstein, Las Meninas de Foucault, le Laoccön de Lessing (l’image et non pas le texte), de même manière que les images des philosophes, servent toutes, selon mes termes, en tant qu’« hypericônes », figures de figuration, images qui reflètent la nature des images. Cependant ces hypericônes ont tendance à perdre leur caractère dialectique; leur statut même d’exemples canoniques transforme ces « provocatrices » ou ces objets de dialogue et jeu totémique en signes réifiés, objets qui (comme les idoles) disent toujours la même chose. Un des buts principaux de l’iconologie alors, est de restaurer la provocation, le pouvoir dialogique de ces images mortes, d’insuffler une nouvelle vie à des métaphores mortes, particulièrement les métaphores qui informent son propre discours7. »

5

L’étude des principes du corpus qui confronte les œuvres avec l’ensemble de leurs contextes historiques, illustrations, objets dont elles s’entourent ou qu’elles produisent et leurs esthétiques, y décèle la formation d’un champ et de programmes visuels. 6

Ernst Gombrich, « Buts et limites de l’iconologie » in Richard Woodfield (trad.), Gombrich : l’essentiel, écrits sur l’art et

la culture, Paris, Phaïdon, 2003, p.463.

7

«And they have their analogues in the realm of graphic images : Wittgenstein’s duck-rabbit, Foucault’s Las Meninas,

Lessing’s Laoccön (the image, not the text), all serve, like the philosophers’ images, as what I have called « hypericons », figures of figuration, pictures that reflect on the nature of images. These hypericons have a tendency, however, to lose their dialectical character ; their very status as canonical examples changes them from « provocatives » or objects of dialogue and totemic play into reifed signs, objects that (like idols) always say the same thing. One of the principal goal of iconology then, is to restore the provocative, dialogic power of these dead images, to breathe new life into dead metaphors, particularly the metaphors that inform its own discourse. » [Nous traduisons], W.J.T Mitchell, Iconology : Images, Text, Ideology,

(10)

La tension entre objection et réification se renoue au sein de l’hypericône. Si Mitchell se réfère surtout aux images remployées par l’analyse philosophique, nous retenons la notion d’une image extraite et remployée, qui reflète la nature des images, dont l’étude vise à comprendre quels éléments ont concouru à lui donner ce rôle d’exemple et quelles sont les qualités de cette exemplarité. La conception de Mitchell nous mène ainsi à considérer les manières dont un corpus de revues assemble une iconologie où les œuvres existent par lectures et clichés interposés, où le contexte se réfléchit, les temporalités se mêlent entre la synchronicité et l’historicité des objets. Comment les revues produisent-elles trois paradigmes d’interrelations textuelles et visuelles : une plasticité, qui désignerait les processus de réification et d’objectivation, l’étude matérielle et formelle des mises en pages, une discursivité, qui relierait les développements textuels et visuels, et une historicité ? Quelles en sont les formes : exemplaire, illustrative, iconique, démonstrative ou archivistique ?

Les revues induisent des paradigmes historiques qui posent problème car ils se développent selon deux dimensions distinctes : d’une part, les conditions historiques d’existence des revues elles-mêmes : leurs intégrations à des contextes culturels, historiques précis, et, de l’autre, la documentation des formes cinématographiques. De quelles manières les revues dressent-elles des portraits synchroniques du domaine cinématographique et participent-elles à la fabrique de ses images ? Comment la revue détermine-t-elle des cadres de transmission et des choix de corpus qui marquent les histoires plastiques et problématiques? Quelles parts et équilibres le point de vue éditorial établit-il entre documentation et subjectivité des points de vue éditoriaux ? Les revues donnent-elles lieu à une archive des idées et des formes, ouvre-t-il une surface d’interprétation ? Comment les revues se relient-elles au sein d’une histoire commune ? Quelles récurrences, régularités ou transformations de l’une à l’autre?

Historique des revues avant-garde

Les revues d’avant-garde créées par des plasticiens et des cinéastes s’inscrivent dans l’histoire plus large des revues d’avant-garde littéraires et artistiques ou little reviews8. La revue poétique romantique Athenäum (1798-1800) d’August et Friedrich von Schlegel constitue un premier grand exemple dans la mesure où elle pris le rôle d’emblème pour le groupe d’Iéna.

8

terme anglophone qui désigne la catégorie des revues artistique et littéraire produites à partir de la période moderne anglo-saxonne.

(11)

La forme de la revue prend un essor important au tournant des années 1830 avec l’assise prise par certaines revues telle la revue littéraire Athenaum (1828-1921) fondée par James Buckingham à Londres, qui étend son influence à partir de 1829 sous l’impulsion du nouveau rédacteur en chef Charles Wentworth Dilke puis du poète et critique Thomas Kibble Hervey en 1846. Athenaum publie notamment les travaux scientifiques du physicien britannique Lord Kelvin aux côtés des écrits de Thomas Hardy, T.S. Eliot, Aldous Huxley ou Virginia Woolf. En France, deux revues littéraires rivalisent : La Revue de Paris (1829, fondée par Louis-Désiré Véron, à laquelle collabora Balzac, puis, quand elle fut rachetée par Théophile Gautier, Flaubert) et La Revue des Deux Mondes9 (1829, sous la direction de François Buloz). L’historien de la littérature Simon Jeune écrit à propos de La Revue des Deux Mondes que les revues « servent de tribunes aux plus hautes intelligences, aux esprits les plus actifs et les

plus souples, qui suivent et dominent l’histoire à mesure qu’elle se fait10. ».

Dans les revues d’avant-gardes, artistes comme écrivains occupent les postes d’éditeurs, de rédacteurs en chef et de critiques. Les revues d’avant-garde se rapprochent davantage du modèle de l’Athenaüm en ce qu’elles rassemblent les écrits, affirment les thèses et développent les réseaux d’un artiste ou d’un groupe.

En 1839 paraît ainsi la revue américaine The Dial (1840-1844; 1880-1929) qui, durant la première période de son existence, a pour but de soutenir les travaux des transcendantalistes du Hedge Club. La reprise du magazine en 1920 par le poète Scofield Thayer et le médecin, photographe et futur cinéaste James Sibley Watson détermime la seconde phase avant-gardiste de la revue, qui s’intéresse à T.S Eliot, Ezra Pound, Sherwood Anderson, William Carlos Williams, E.E. Cummings ou D.H. Lawrence ainsi qu’à la publication de textes d’artistes européens tels Odilon Redon, Paul Gauguin, Henri Matisse, Edvard Munch ou Vincent Van Gogh.

Parmi les publications anglophones liées aux avant-gardes littéraires se trouvent The

Egoist (Londres 1914-1919) de Dora Mardsen, à laquelle succède rapidement Harriet Shaw

Weaver en 1914, secondée de Richard Aldington et H.D. ; ou la revue de Wyndham Lewis et Ezra Pound Blast: Review of The Great English Vortex (Londres 1914-1915), qui devint l’organe du Vorticisme. Aux Etats-Unis, l’écrivain Alfred Kreymbog édite dans un premier temps la revue littéraire Others (1915-1919) puis Broom : An International Magazine of the

9

Olivier Corpet, « Revues littéraires». In Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 23 mai 2017. Disponible sur http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/revues-litteraires/

10

Simon Jeune, « Les Revues littéraires » in Henri-Jean Martin, Roger Chartier (dir.), Histoire de l’édition française. Tome

(12)

Arts (1921-1924), avec Harold Loeb. The Little Review (Chicago, New York 1914-1929) de

Margaret Anderson partage le corpus littéraire de The Dial. La revue publie, comme son aînée, des artistes européens, notamment Hans Arp, Marcel Duchamp, Max Ernst, Fernand Léger, Pablo Picasso et Francis Picabia.

À Paris, Guillaume Apollinaire publie Le Festin d’Esope (1903-1911) puis Les Soirées

de Paris (1912-1914) où paraissent les illustrations cubistes de Picasso ou d’Albert Gleizes.

La revue de l’écrivain Ricciotto Canudo, Montjoie! Organe de l’Impérialisme français (1913-1914), se fait l’écho des théories et des rivalités parisiennes. Entre 1917 et 1918, Pierre Reverdy se consacre à la revue Nord-Sud. En Russie, Ossip Brick, Nathan Altman et Nikolaï Punin publient la revue Iskusstvo Kommuny (1918-1919) dans laquelle paraissent entres autres les écrits de Vladimir Maïakovski, Kazimir Malevitch, Marc Chagall et Victor Chklovski.

Les associations entre peintres et hommes de lettres témoignent de la perméabilité entre les cercles artistiques et visent une double entente à travers l’illustration des revues : la construction d’un vocabulaire critique commun et le soutient des propositions en devenir.

« Les tendances nouvelles et les alliances littéraires qui les accompagnaient, pouvaient témoigner d’une situation d’infériorité des artistes pris en charge par les hommes de lettres. Mais elles furent aussi un moyen nouveau, pour les nouvelles générations, d’affirmer leurs positions. Elles contribuèrent à la mise en place élargie d’une rhétorique collective, souvent polémique, de l’indépendance et de l’innovation, qui changeait les modalités discursives de construction des groupes indépendants11. »

La revue artistique moderne prend son élan avec l’amélioration et la démocratisation des moyens de reproductions. À partir du milieu du XIXe siècle, la revue devient une galerie d’images et d’idées, consciente de sa fonction d’outil dans la conquête d’une reconnaissance à l’intérieur d’un marché international concurrentiel. Comme l’a montré Béatrice Joyeux-Prunel, la période postimpressionniste, sécessionniste, consacre les stratégies mises en place par les Indépendants et les Impressionnistes, parmi lesquelles l’emploi de la presse et des revues d’avant-garde.

« Salons et galeries n’étaient pas les seuls lieux de carrière pour un artiste moderne. Il convenait aussi de se faire connaître dans les revues qui commentaient et entretenaient les Sécessions européennes. Leur apparition avait en effet été précédée puis accompagnée par celles de revues modernistes, fondées parfois dans le but explicite de les soutenir et de créer un public.

11

Beatrice Joyeux-Prunel, Les Avant-gardes artistiques. 1848-1918. Une Histoire transnationale, Paris, Gallimard, 2008, p.208.

(13)

Certaines de ces revues étaient devenues de véritables institutions, et leurs animateurs étaient impliqués dans l’organisation des grands Salons modernes, comme, à Bruxelles, L’Art moderne mené par Octave Maus, secrétaire du salon des XX puis directeur de La Libre esthétique12. »

Dès 1890, les différentes Sécessions européennes s’appuient donc sur leurs revues :

L’Art moderne d’Octave Maus (Bruxelles), The Studio (Londres 1893-1964) de Charles

Holmes puis The International Studio dès 1897 à New York, les revues berlinoise PAN (1894-1900) d’Otto Bieberbaum et Julius Meier-Graefe, munichoise Jugend (1896) de Georg Hirth et Kunst Und Künstler (1902) de Bruno et Paul Cassirer, la revue viennoise Ver Sacrum (1898-1903) de Gustav Klimt et Max Kurzweil ou Mir Iskusstva (1898-1904) à Saint-Pétersbourg et la revue symboliste Zolotoe Runo (1906-1910) de Nikolaï Riabouchinski. Le tournant du XXe siècle systématise et institutionnalise la pratique revuiste. L’écrivain parisien Rémy de Gourmont réalise en 1900 la première tentative de bibliographie et de typologie des « petites revues13 ».

Les expressionnistes et symbolistes, nabi et fauves, futuristes et cubistes poursuivent la stratégie :

« [les avant-gardes] profitaient certes de l’acquis des avant-gardes antérieures : Salons modernistes institutionnalisés, réseau international de soutiens et d’amateurs du postimpressionnisme, presse littéraire et artistique d’avant-garde, marchand d’art moderne et leurs réseaux internationaux. Elles allaient alors pouvoir systématiser les stratégies de leurs prédécesseurs, du détour par l’étranger aux expositions différenciées et aux adaptations de leur art pour l’étranger, sans oublier le recours régulier à la presse, petites revues comme presse quotidienne14. »

Parmi les revues de l’Expressionnisme allemand, on compte Der Sturm (1910-1932) de Herwarth Walden, qui exposera par la suite des œuvres cubistes et futuristes, Die Aktion (1911-1932) de Franz Pfempfert, (1912), Die Weißen Blätter (1913-1920) de René Schickele,

Die Neue Blätter für Kunst und Dichtung (1918-1921 Dresde), Die Fackel (Vienne

1899-1936). La Revue blanche (1889) prend le parti des Nabis. Tristan Tzara et Marcel Janco font paraître une revue symboliste à Bucarest, Simbolul, en 1912.

12

Beatrice Joyeux-Prunel, Nul n’est prophète en son pays ? L’internalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes 1855-1914, Paris, Musée d’Orsay, 2009, p.85.

13

Rémy de Gourmont, Les Petites revues, essai de bibliographie, Paris, Le Mercure de France, 1900. 14

Beatrice Joyeux-Prunel, Nul n’est prophète en son pays ? L’internalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes 1855-1914,

(14)

De 1905 à 1909, paraît la revue futuriste italienne de Filippo Marinetti, Poesia:

rassegna internationale, puis entre 1918 et 1920, Roma Futurista créée par Marinetti et

Giacomo Balla et Dinamo : Rivista Futurista (1919) de Marinetti, Emilio Settimili, Mario Carli et Remo Chiti. La revue Ocharovannyi strannik de Victor Kohvin se fait l’écho du futurisme à Saint-Pétersbourg entre 1913 et 1916, tout comme la revue littéraire Futuristyi publiée en 1914 par Vassili Kamenski et David Burliuk. Pierre-Albert Birot fonde SIC (1916-1919) où il expose futuristes puis cubistes. De 1915 à 1916, Amédée Ozenfant publie L’Elan puis s’associe à Paul Dermée pour L’Esprit nouveau (1920-1925) qui constitue l’organe du purisme.

À leur arrivée à New York, des artistes européens tels Marcel Duchamp ou Francis Picabia et le marchand et critique d’art Henri-Pierre Roché, reconduisent la stratégie revuiste afin d’établir leurs réputations au sein d’un nouveau milieu avant-gardiste. Duchamp et Roché publient The Blind Man, dont le premier numéro a pour sous-titre The Independent’s number, et Rongwrong en 1917. La revue prend la même fonction pour Picabia lorsqu’il édite les premiers numéros de 391 (1917-1924) à Barcelone, New York, Zürich et Paris.

Instruments privilégiés des stratégies d’avant-gardes, les revues sont créées en corrélation d’expositions et de galeries. Des Tendances nouvelles (1904-1914) d’Alexis Mérodack-Janneau initie la pratique avec la création de l’Union internationale des Beaux-Arts et des Lettres de Paul Adam, Auguste Rodin et Vincent d’Indy. Après la revue éponyme en 1910, Herwarth Walden fonde en 1912 la galerie Der Sturm. Vassili Kandinsky et Franz Marc créent Der Blaue Reiter dont la publication de l’almanach en 1911 est suivie d’une exposition en décembre 1911-janvier 1912, d’abord à Munich puis Cologne, Berlin, Brême, Hagen et Francfort. De 1919 à 1926, le critique d’art Félix Fénéon dirige le Bulletin de la vie artistique pour la galerie Bernheim-Jeune afin d’entretenir un catalogue des œuvres et d’animer un débat entre cubistes et puristes. Dans une visée similaire, Alfred Stieglitz publie Camera

Work (1903-1917) et 291 (1915-1916) à travers sa galerie 291 de New York. Il apporte une

nouvelle perspective au rôle de diffusion des publications : l’usage de la photographie et le développement des circuits entre les collections privées et les petites galeries15. Le Cabaret

Voltaire (1916) comme les premiers numéros de Dada font converger les énergies de la

publication et de l’exposition.

Lors de leur création, les avant-gardes dadaïstes ou constructivistes vont à leur tour

15

(15)

mettre à profit les stratégies de publication dont elles auront héritées à travers notamment

Dada (Zürich, Paris 1917-1920) de Tzara et Arp, Der Zeltweg de Walter Serner, Tzara et Otto

Falke (Zürich 1919), Die freie Strasse de Raoul Haussman et Johannes Baader (Berlin 1915-1918), Neue Jugend (Berlin 1916-1917) ou Der blutige Ernst de Georges Grosz et Carl Einstein (1919), Die Pleite (Berlin 1919-1924) de Wieland Herzfelde, John Heartfield et Grosz, De Stijl (1917-1932) et Mecano (1922-1923) de Theo Van Doesburg, Merz de Kurt Schwitters (1923-1932).

Les revues d’avant-garde littéraire et plastique accueillent aussi les expérimentations typographiques des auteurs. Marinetti publie en 1914 le poème DUNE dans les pages de

Lacerba (1913-1915), Apollinaire publie successivement certains de ses Calligrammes dans Les Soirées de Paris à partir de 1914 puis Pablo Picasso dans SIC en 1916. En 1918, Dada 3

introduit à son tour des essais typographiques.

Le domaine cinématographique produit des revues qui se développent particulièrement au tournant des années 1910. Les premières publications constituent des revues institutionnelles, professionnelles : bulletins techniques et économiques en directions des exploitants, des producteurs et des techniciens. Georges Dureau et Léon Druhot créent

Ciné-journal (Paris 1908-1938) comme intermédiaire entre industriels du film, distributeurs et

exploitants, Cinéma-revue (1911-1914) représente un bulletin technique pour exploitants, Le

Courrier cinématographique (1911-1937) fondé par Charles Le Fraper s’inscrit dans une

visée corporative. À Londres, la revue Kine Weekly informe les milieux professionnels dès 1907. À Hollywood, l’American Society of Cinematographer publie à partir de 1919

American Cinematographer, bulletin technique à destination des chefs opérateurs. À New

York, Ray Gallo publie la revue corporative Greater Amusements à partir de 1914, Victor Allen publie Journal of the Society of Film Engineers à partir de 1916, Lesley Mason publie

International Cinema Trade Review de 1919 à 1922. De telles revues institutionnelles

alimentent une stratégie de circulation technique et commerciale.

Un autre pan des revues cinématographiques vise un but promotionnel pour le grand public. De tels magazines s’occupent principalement de vedettariat et développent la forme particulière du film raconté en images. Apparaissent ainsi les revues parisienne Filma fondée en 1908 par André Milo, hollywoodienne Photoplay Magazine (1911-1980), new yorkaises

Motion Picture Story Magazine (1911-1914) et Motion Pictures Classic (1915-1931) de

(16)

berlinoise Illustriert Film Kurrier (1919) d’Herman Weisst. La revue française Nos Vedettes (1918-1934) allie publics professionnel et populaire autour de galeries de portraits d’acteurs.

En termes de revues d’avant-gardes spécifiquement dédiées aux milieux cinématographiques, il faut attendre la publication de la revue yougoslave Kinofon, éditée entre 1921 et 1922 par Dragan Alecksic, également rédacteur des revues dadaïstes Dada tank et Dada Jazz (1922), et Branko Ve Poljanski rédacteur de Dada-Jok (1922), ainsi que

Kino-fot, revue orientée sur les avant-gardes russes (1922-1923) d’Alekseï Gan, à laquelle

contribuent Maïakovski, Dziga Vertov et Lev Kulechov. Enfin, le dernier numéro de la revue

G. für elementare Gestaltung du peintre et cinéaste Hans Richter (1926) marque la prise en

charge du cinéma d’avant-garde par un plasticien.

L’étude des corpus de revues d’avant-garde cinématographique et plasticienne amorce des questions et des enjeux originaux. Dans un premier temps, elle sert à comprendre les caractéristiques et les enjeux de l’inventivité formelle et spéculative déployée par les artistes dans les revues.

Par la suite, les corpus de revues témoignent de liens persistants de coopération entre cinéastes et écrivains qui questionnent donc les interrelations entre cinéma et littérature. Comment les implications littéraires se manifestent-elles d’un point de vue rhétorique et/ou poétique à l’intérieur des revues ?

Les détails des revues d’avant-garde plasticienne éclairent différemment les liens entre les domaines avant-gardistes et les milieux cinématographiques commerciaux et institutionnels. Il est question de concevoir les diverses formes de perméabilités et d’influences entre avant-gardes et cinéma commercial ou institutionnel à travers les œuvres, les cinéastes, les fréquentations et les métiers. Dans quelles mesures de telles intersections permettent-elle de reconsidérer et relativiser la sécession, l’autonomie voire le séparatisme définitionnels d’un domaine cinématographique d’avant-garde ? L’interférence institutionnelle et commerciale des revues a-t-elle un impact sur la formulation de rhétoriques ou sur la création de stratégies avant-gardistes ?

Corpus : méthode comparative

Afin de répondre à de telles questions, notre recherche s’appuie sur un corpus de revues aux formations éditoriales similaires, conçues par des cinéastes et des plasticiens, apparaissant

(17)

au sein du champ des avant-gardes. L’étude détaille les paradigmes mis en place par chaque objet et décrit une spécialisation chronologique des publications. Elle s’ouvre sur Dada I (1916) de Tristan Tzara et Hans Arp et Dada Sinn der Welt (1920) de George Grosz et John Heartfield afin de distinguer deux interprétations originales des différentes interrelations plastiques et critiques du textuel et du visuel. L’étude comparative des publications révèlera les particularités puis les résonances et les distances de deux modèles plastiques et critiques d’exposition des œuvres. La seconde partie de l’étude s’ouvre sur le numéro deux de

Promenoir (1922) fondé par Jean Epstein, Pierre Deval et Lacroix, dont le corpus textuel

introduit la question cinématographique, puis se tourne vers le numéro 5-6 Film de la revue

G. Material für elementare Gestaltung (1926) créée par Hans Richter, qui introduit la

cinématographie comme épicentre problématique et formel d’une publication, et le numéro 5 du second volume de Close Up (1928) édité par Kenneth Macpherson, H.D. et Bryher qui affirme des assises d’intégration plastique et discursive de l’objet filmique. La dernière partie de l’étude porte sur deux numéros spécialisés sur le domaine expérimental, le numéro 31 de

Film Culture (1963-1964) publié par Jonas Mekas et le numéro 51-52 de Cantrill’s Filmnotes

(1986) d’Arthur et Corinne Cantrill.

Les éléments du corpus appartiennent tous au domaine de la modernité occidentale et permet d’observer comment un éloignement géographique apparent, entre l’Europe, les États-Unis et l’Australie, peut manifester à l’inverse une grande proposition, de valeurs et d’idéaux. En effet, Dada et Close Up sont publiés en Suisse, Dada Sinn der Welt et G. à Berlin, Le Promenoir à Lyon, Film Culture à New York et Cantrill’s Filmnotes à Melbourne. L’ensemble de ces publications accueille des contributions internationales et diffuse indifféremment des textes écrits en anglais, français ou allemand. Les diverses locations des centres d’édition permettent d’observer et de mettre en perspectives les différentes conditions d’apparition, d’intégration, de circulations nationales ou internationales des publications, c’est-à-dire la manière dont elles construisent et s’insèrent à l’intérieur d’espaces culturels.

Dans l’anthologie Film Culture Reader (1970), P. Adams Sitney donne un aperçu méthodologique d’approche des publications :

« Afin de comprendre le caractère et de retracer l’évolution d’un tel magazine, il n’y a pas de meilleure façon que de parcourir un jeu complet de ses numéros. Souvent, les articles les moins mémorables et les moins cinématographiques donnent un aperçu de l’individualité d’une publication que ses autres « articles » ne peuvent révéler, particulièrement, après un certain nombre d’années ; car, sur une période précise, plusieurs magazines partagent les meilleurs

(18)

auteurs, rivalisent pour le meilleur écrit d’un auteur. Les écrits périphériques indiquent les idées et les besoins individuels des rédacteurs en chef16. »

Une monographie envisagerait l’évolution plastique et discursive d’une revue à travers ses différentes périodes et changements, considérant particulièrement les articles aux périphéries, autant de par la place accordée que par le sujet et le traitement, comme les garants de l’intégrité éditoriale. Néanmoins, si nous considérons d’une part que les textes périphériques recèlent de nombreuses clés de compréhension des caractéristiques de la revue, nous pensons surtout que l’ensemble du corpus textuel et visuel et des articulations, les complémentarités comme les distances, dressent le portrait complet de la ligne éditoriale. Les articles et les images représentent tous des pièces individuelles à analyser avant de les replacer au sein d’un corpus dont les différentes perspectives ainsi engendrées saisissent et justifient les enjeux. La même volonté d’exhaustivité nous a conduit à privilégier l’analyse détaillée d’un seul numéro emblématique par revue, malgré la pertinence d’envisager la totalité de l’évolution éditoriale, afin d’opérer une coupe synchronique et d’entreprendre l’étude comparative de plusieurs revues.

Chaque numéro étudié fut choisi pour sa qualité exemplaire et synthétique des problèmes plastiques et discursifs disposés, soit sur l’ensemble de la publication soit sur la période particulière dans laquelle il s’inscrit, ainsi que l’introduction de certains changements paradigmatiques qui nous intéresse dans la mesure où ils ressaisissent et actualisent les enjeux éditoriaux au prisme des nouvelles transformations. L’examen de chaque numéro suit une méthode analytique similaire et systématique où l’objet est d’abord observé selon les spécificités et problématiques plastiques des images reproduites et des mises en pages créées puis selon les problématiques soulevées par le corpus et les interrelations textuelles et visuelles. Il s’agit de considérer une certaine immanence de l’objet, de ses problématiques plastiques et discursives : l’analyse en détaille les spécificités afin de les repositionner au sein d’interrelations, c’est-à-dire la construction du discours visuel et textuel.

Les coupes synchroniques du corpus impliquent de saisir les objets à travers leurs contemporanéités, c’est-à-dire à la lumière de documents connexes contemporains. La recherche s’appuie d’abord sur les documents laissés par les éditeurs, leurs milieux proches et les collaborateurs qui spécifient les conditions de création, de circulation des revues ainsi que les problèmes pratiques, esthétiques, conceptuels et théoriques qui soutiennent et motivent les

16

« To learn the character and to trace the evolution of a single such magazine, there is no better way than to pursue an entire « run » of its issues. Often, the least memorable, filmsiest articles provide an insight into the individuality of a publication that its « features » cannot reveal, especially, after a number of years ; for, in a given period, several magazines share the best authors to compete for an author’s best work. The peripheral pieces indicate the ideas and needs of individual editors. » [Nous traduisons], P.Adams Sitney, Film Culture Reader, New York, Praeger Publisher, 1970, p.7.

(19)

démarches. Les archives de Tristan Tzara de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet de Paris, les archives de Jean Epstein à la Cinémathèque française, les archives d’Hans Richter, El Lissitsky et Ernst Kallaì du Bauhaus Archiv de Berlin, les archives de Bryher, H.D. et Macpherson conservées à la bibliothèque des livres rares et des manuscrits Beinecke de Yale et les archives d’Enrico Prampolini conservées au MACRO de Rome ont apportés de nombreuses ressources. Il nous a aussi été possible de réaliser un entretien avec Arthur et Corinne Cantrill.

La contemporanéité du numéro étudié se comprend aussi à travers les lectures croisées de revues et d’écrits contemporains, sous-tendues par les collaborations et les corpus et/ou révélées par les archives comme des lectures des auteurs, qui entretiennent une proximité temporelle et artistique, comme par exemple entre des articles parus dans G. et De Stijl, qui corroborent et ouvrent le spectre de compréhension des questions artistiques générales ou spécialisées durant la coupe synchronique concernée. La confrontation des cadres géographiques et temporels, des paradigmes plastiques, théoriques et pratiques respectifs met ainsi à l’épreuve les dimensions intrinsèques de la revue révélées par l’analyse, replacées au sein d’un contexte élargi. Les revues s’enchaînent en une succession chronologique, dont la factualité semble renforcée par l’apparition progressive d’une spécialisation autour de l’image cinématographique puis d’avant-garde, à même de rendre visibles certains points de convergences ou de ruptures.

(20)

PREMI

È

RE PARTIE.

1917-1921

DEUX MOD

È

LES DE PUBLICATIONS DADAÏSTES

(21)

Les revues éditées par les mouvements dadaïstes, du Cabaret Voltaire, Dada, Der

Dada, Der Zeltweg, à Club Dada, 391, The Blindman ou encore New York Dada, s’inscrivent

au cœur de certaines problématiques plastiques et polémiques disposées par les avant-gardes du début du vingtième siècle, en particulier celle qui vise à investir et manier le format de la publication dans le but de questionner le textuel, le visuel et leurs interrelations par une tension entre arts plastiques et écrits littéraires et par des essais visuels et interdisciplinaires. Au sein de publications dirigées et assemblées par des plasticiens, l’élaboration d’un espace plastique s’appuie sur trois démarches concomitantes. La première reproduit des œuvres préexistantes, qu’elles soient dessins, peintures, gravures, photographies et photomontages. La deuxième intègre les textes en tant qu’élément plastique par l’entremise de propositions typographiques. Enfin, la troisième cherche à mettre en contact ces niveaux et structure la création de compositions hétérogènes et originales nées de ces interpénétrations.

Les différents rédacteurs en chef des revues dadaïstes conçoivent chacun des lignes éditoriales particulières et originales. Ils insufflent ainsi une grande diversité stylistique au champ des imprimés dont les différents journaux dessinent un spectre de propositions lancées afin d’intégrer au sein d’un même espace plastique le textuel et le visuel. Parmi l’hétérogénéité formelle typique du champ des imprimés dadaïstes, notre étude se consacre à deux numéros, Dada I et Dada Sinn der Welt, deux exemples plastiques et théoriques, à la fois manifestes et antithétiques quant aux recherches sur la visualité du signe écrit et sur la mise en page des images.

La revue Dada comporte huit numéros publiés de manière irrégulière par Tristan Tzara entre 1917 et 1921. Les cinq premiers numéros sont publiés à Zürich, grâce au concours de l’imprimeur Julius Heuberger, de juillet 1917 au 15 mai 1919. Les deux premiers numéros comportent respectivement dix-huit et vingt-trois pages au format 20x23. Le troisième numéro, qui compte quinze pages, adopte un format plus grand de 24,5x34. Ce numéro comprend des variations de publications. En effet, la version allemande ajoute deux pages comprenant les dessins Gesicht I et II d’Hans Richter et le poème Regie de Ferdinand Hardekopf. La seconde édition suisse représente Der Idealist de Jakob Van Hoddis et Der

Arbeiter Von Hans Arp de Richard Huelsenbeck.

Anthologie Dada regroupe les numéros IV-V et en ce sens double de volume. Les trente

trois pages sont imprimées en 19x28. L’édition allemande comprend également de nombreuses variantes, substitutions et ajouts. Page 7, Bestes Pflaster Aude Roter Segen de

(22)

Walter Serner remplace Globe de Pierre Reverdy. Page 10, Splendeurs et misères des

brouillards de Hardekopf, un dessin sans titre de Hans Richter, Verwandlung de Richard

Huelsenbeck et l’annonce de la publication de Das Hingeschwerer de Walter Serner remplace L’Autre petit manifeste de Francis Picabia. Sur les pages 15, 16 et 17, Der Letze Lockung

Manifest et Riesenprogramm Schlager auf Schlager einzig in seiner Art de Serner se substitue

à la Proclamation sans prétention 1919 de Tristan Tzara et 199 Cs de Pierre Reverdy. Page 20, Poésies Arp de Tzara et Aus die Wolkenpumpe d’Arp remplacent une gravure sans titre d’Arp et Trombone à coulisses de Ribemont-Dessaignes. Page 24, Ein Geburstagegang für

Bijo Berg zzintenrent d’Huelsenbeck remplace Elle a deux têtes de Perez Jonba et Vue d’une forêt de Paul Klee. Page 25, Gegen Ohne Für Dada de Richter remplace son dessin sans titre

et Aa24IX de Tzara.

Le numéro six, Bulletin Dada, février 1920, le numéro sept Dadaphone, mars 1920, et le dernier numéro de la série Dada Intirol Augrandair, 16 septembre 1921, sont publiés à Paris par Au Sans Pareil. Ces dernières publications sont plus courtes : Bulletin Dada est composé de quatre pages en format 28x38, Dadaphone de sept pages en 19x27 et Dada

Intirol Augrandair de trois pages en 21x33.

Les originaux de ces numéros de Dada et Was Ist Dada ? sont devenus très rares. Les Archives de la Bibliothèque de l’Université de l’Iowa possèdent un exemplaire original de

Dada II, Dada III et Dadaphone. La Bibliothèque Kandinsky du Centre Georges Pompidou

détient des tirages originaux des numéros de Dada au sein des archives .

Les feuillets Dada ont connu plusieurs réimpressions reliées et reproductions en fac-similés. Notamment celles Documenti e periodici Dada par Arturo Schwartz réalisée en 1970,

Dada édité par la maison Jean-Michel Place en 1981 et Ades Dawn a regroupé reproductions

et fac-similés au sein de l’anthologie The Dada Reader, a Critical Anthology, publiée par la Tate Modern en 200617.

17

Ainsi, il existe une édition milanaise de 1970, Documenti e periodici Dada par Arturo Schwartz, qui comprend les journaux Cabaret Voltaire, Bulletin Dada, Der Zeltweg, Dada 1-3 et Anthologie Dada {Arturo Schwartz, Documenti e

periodici Dada, 1970, Milan, Gabrielle Mazzota Editore}. Parmi les éditions anglophone, The Dada Reader, a Critical Anthology rassemble des reproductions reliés de tous les numéros de Dada, Cabaret Voltaire et Der Zeltweg {Dawn Ades, The Dada Reader, a Critical Anthology, 2006, Londres, Tate Modern). Parmi les publications francophones, la maison

parisienne Jean-Michel Place a publié en 1981 une édition reliée des numéros de Dada {Tristan, Tzara, Dada Zürich-Paris,

1916-1922, 1981, Paris, Sabine Wolf, Michael Gluck (trad.), Jean-Michel Place}, et le Centre du XXe siècle de l’Université

de Nice a publié Dada. Réimpression critique, comprenant l’intégralité des numéros reproduits de Dada ainsi qu’une réimpression du Cœur à barbe {Michel Sanouillet, Dominique Baudoin, (dir.), Dada. Réimpression critique Nice, 1976, Le Centre du XXe siècle de l’Université de Nice}.

(23)

Dorénavant, les numéros de Dada sont également disponibles en version numérique et libre de téléchargement depuis les portails de certaines bibliothèques tels que International

Dada Archive ainsi que la Digital Dada Library Archive de l’Université de l’Iowa et

l’Université Princeton, dont le projet Blue Mountain Project rassemble une collection en ligne de journaux d’avant-garde.

Enfin, Dada Sinn der Welt, publié par George Grosz et John Heartfield en 1920, est composé de quinze pages au format 19x28. Il s’agit d’une rareté qui a été reproduit une fois au sein d’une collection de fac-similés, Dada-Zeitschriften-Reprint, comprenant Der Dada 1-3, Bulletin Dada, Cabaret Voltaire, Der Zeltweg, et Le Cœur à Barbe par la maison d’édition allemande Nautilus Verlag Lutz Schulenburg de Hambourg en 1978. Deux exemplaires de

Dada Sinn der Welt, extrait de cette réédition, sont conservés par la Bibliothèque Kandinsky

et la bibliothèque de l’INHA.

Dada est autofinancé par ses éditeurs Tristan Tzara et Hans Arp, de même que par

certains collaborateurs tel Marcel Janco qui selon ses souvenirs a « payé les frais de

publication de nos revues »18. Les deux imprimeurs zurichois et parisien apportent leurs aides et leurs soutiens dans le processus de fabrication. Dans une lettre adressée à Giuseppe Raimondi le 24 février 1917, alors qu’il prépare le premier numéro de la revue Dada et pense encore néanmoins à une publication d’un grand volume sur les avant-gardes, Manifestation

d’art et de littératures nouvelles (qui ne verra jamais le jour), Tzara détermine en ces termes

les conditions matérielles des publications dadaïstes :

« En ce qui concerne le côté financier, le petit nombre de collaborateurs zurichois ont décidés de la faire paraître à tout prix, avec la sueur de leur sang. Nous ne possédons rien, nous sommes tous pauvres et je crois que j’ai le droit de vous demander, à vous, en qualité de collaborateur et d’ami, certains services que vous pourrez facilement accomplir pour une grande et noble idée (comme on le dit d’habitude). Nous voulons montrer la synthèse de tout ce qu’on a fait d’intéressant les dernières années, de toutes les recherches, les expressions et en une certaine mesure des résultats obtenus. Je vous prie de demander en mon nom à tous les lettrés que vous trouvez intéressants et avancés, des manuscrits19

Ainsi, une publication naît d’efforts collectifs où toutes les contributions sont bénévoles, comprises à l’intérieur d’un microcircuit de collaboration et de production. Les ventes, épisodiques, des numéros standard ou des éditions de luxe produites en sus, apportent

18

Francis Naumann, Marcel Janco se souvient de Dada, Paris, L’Échoppe, 2005, p.29. 19

Tristan Tzara, « lettre à Giuseppe Raimondi, Zürich le 24 février 1917 », in Giovanni Lista, De Chirico et l’avant-garde, Lausanne, L’Age d’Homme, 1983, p. 216.

(24)

quelques facilités mais restent insuffisantes pour prendre en charge l’ensemble de la production. Les numéros sont distribués lors des soirées du Cabaret Voltaire puis du Cœur à barbe. Les tirages sont restreints ; Dada ne connaîtra que quatre livraisons sur trois ans20. Les numéros, mis en dépôt principalement chez Hans Arp à Zürich puis Au sans pareil à Paris21, sont envoyés sous la forme de commandes particulières ou dans divers bureaux d’éditions de revues d’avant-gardes, là aussi à la manière d’un dépôt, telles que par exemple les revues de Giuseppe Raimondi Avanscopperta et La Raccolta. Ainsi, comme l’indiquent les remarques suivantes de Tzara, Prampolini et Blaise Cendrars, les envois d’un certain nombre de numéros à un autre bureau de publication ou à un proche collaborateur en vue d’élargir la diffusion constitue une pratique répandue. Sur ce modèle, Tzara propose à Raimondi une diffusion new yorkaise de sa publication :

« Envoyez plusieurs exemplaires de votre revue {La Raccolta} à M. Marius de Zayas {291}, New York 500, Fifth Avenue. Vous pouvez lui dire que c’est d’après ma recommandation que vous les lui écrivez, il vous fera de la propagande22

Prampolini et Tzara s’assurent mutuellement des relais de diffusion, italien et suisse, de leurs deux revues Dada et Noi. Comme le démontre leur correspondance :

« Je serais bien volontiers heureux de recevoir le troisième numéro de « Dada 3 » et je pourrais bien m’engager à répandre ce cahier en Italie et l’envoyer aux revues, journaux, hommes de lettres, libraires. Et il faudrait m’envoyer quinze exemplaires pour revues, journaux, homme de lettres pour faire des notes de réception d’articles etc. et vingt ou trente exemplaires pour vendre, il faudrait donner un pourcentage aux agences journalistiques de vente que je connais. Envoyez-moi donc ces exemplaires23

« Je vous enverrai trente ou quarante exemplaires de Noi et cinq du premier numéro24

Enfin, Cendrars rappelle à l’intérieur d’une lettre à l’adresse d’Enrico Prampolini en vue d’une collaboration pour Noi :

« Il faut tenir nos conventions et m’envoyer chaque fois cinq numéros25

20

Valérie Colucci, « Les Revues Dada à Zürich et en Allemagne (1916-1924). Immersion dans le temps et évasion hors du temps », in Henri, Béhar, Catherine, Dufour (ed.), Dada circuit total, 2005, L’Âge d’Homme, Lausanne, p. 210.

21

« L’Administration du Mouvement Dada a organisé un service de librairie. Adresser les commandes au : Mouvement

Dada, Administration : F.Arp, Zürich, Zeltweg 83 », in Dada II. Recueil littéraire et artistique, Zürich, décembre 1917, p. 21.

22

Tristan Tzara, « lettre à G. Raimondi, 23 décembre 1916 », in op. cit. ; p. 211. 23

Enrico Prampolini, « lettre à Tristan Tzara, 1918 » copie conservée dans le fichier 11 « Correspondance 1917-1919 » du fond Enrico Prampolini, MACRO, Rome.

24

Enrico Prampolini, « lettre à Tristan Tzara, Rome 30 janvier 1918 » copie conservée dans le fichier 11 « Correspondance 1917-1919 » du fond Enrico Prampolini, MACRO, Rome.

25

Blaise Cendrars, « Lettre à Enrico Prampolini, juillet 1917 », copie conservée dans le fichier 11 « Correspondance 1917-1919 » du fond Enrico Prampolini, MACRO, Rome.

(25)

Le poète confirme de tels envois, échanges en tant que pratique largement entérinée, une convention, parmi les avant-gardes.

Une telle circulation se comprend à l’échelle numéraire des exemplaires édités. Peu de numéros circulent de l’un à l’autre des bureaux éditoriaux : cinq numéros pour les personnalités, au maximum une quarantaine pour la vente. Ces échanges électifs et amicaux, s’ils ne produisent guère plus de capital, élargissent néanmoins internationalement la renommée des revues, renforcent les influences, les liens entre les collaborateurs et les directeurs de publications et consolident le réseau de communication et de distribution au sein de l’avant-garde.

L’ensemble des dimensions économiques et éditoriales oblige donc la revue Dada à suivre un calendrier particulier. Calendrier qui dépend tout autant des fonds disponibles, des opportunités offertes que de la finalisation de collectes d’images et de textes par les rédacteurs en chef.

Dans le Manifeste Dada 1918, Tristan Tzara résume l’entreprise plastique sous-tendue par l’ensemble des mises en pages dadaïstes. Ce manifeste fut tout d’abord lu au cours d’une représentation au Zunfthaus in der Meise le 23 juillet. Il fut publié par la suite au sein de

Dada III, puis repris par Raoul Haussmann pour l’Almanach Dada ainsi que dans l’édition,

réalisé par Jean Baudry en 1924, comprenant six manifestes dada. Les versions postérieures à 1918 diffèrent car elles ont été partiellement réécrites. Notamment, certains passages diminuent le caractère performatif de la représentation pour insuffler un déroulement « littéraire » au texte. La version de référence choisie ici est celle de 1918, dans la mesure où la proximité temporelle qu’elle entretient avec la parution du premier numéro Dada renforce la cohérence documentaire entre les deux objets. Selon les termes de Tzara, l’innovation plastique à développer par les dadaïstes suit deux trajectoires :

« Chaque page doit exploser, soit par le sérieux profond et lourd, le tourbillon, le vertige, le nouveau, l’éternel, par la blague écrasante, par l’enthousiasme des principes ou par la façon d’être imprimée26

Alors que certaines publications ou certains numéros d’une revue privilégient de véritables explosions formelles, d’autres tendent plutôt vers une épuration de la mise en page. Les deux tendances participent pourtant d’un même élan mais apportent une expérience

26

Tristan Tzara, « Manifeste Dada », in Richard Huelsenbeck (éd.), Almanach Dada, 1920, Paris, Les Presses du Réel, 2005, p. 275.

(26)

différente de tensions grandissantes entre le visuel et le textuel, des associations entre les mots et les images, une visibilité et une lisibilité des œuvres. Elles recherchent soit la variation plastique soit l’épuration, dont les complexités intrinsèques, inhérentes aux principes de compositions ordonnent le textuel et le visuel.

Par quels moyens plastiques les revues prennent-elles tour à tour une forme apaisée ou au contraire tendue au sein des interrelations entre les œuvres représentées ? Quelles densités plastiques se forment-elles au fur et à mesure que se déploie la tension ? Comment les œuvres et leurs subtilités inhérentes parviennent-elles à traduire ou apaiser les transports de la mise en page? Dans un premier temps, observons les éléments caractéristiques qui articulent le sérieux du premier numéro de Dada, avant d’étudier dans une seconde partie les fonctionnements de l’agitation de Dada Sinn der Welt

I. La Retenue formelle : Étude de cas du premier numéro de Dada,

juillet 1917

En juillet 1917, Tristan Tzara et Hans Arp, alors exilés en Suisse à Zürich, conçoivent ensemble le premier numéro de la revue Dada. Le Cabaret Voltaire, ouvert par Hugo Ball à la Holländische Meierei, Spiegelgasse 1, officie chaque soir depuis le 5 février 1916. Parmi les participants et les œuvres exposées au cabaret, on compte Ball, Tzara, Arp, Marcel Janco, Richard Huelsenbeck (à partir du 11 février 1916), Viking Eggeling, Otto Van Rees et Marcel Slödki, Wassily Kandinsky, les futuristes italiens Filippo Marinetti, Francesco Cangiullio et Paolo Buzzi27. Hugo Ball a publié, avec le soutien de Meirei et de l’imprimeur Julius Heuberger, l’unique numéro du Cabaret Voltaire en juin 1916 dans lequel se retrouvent en tant que contributeurs Tristan Tzara, Hans Arp (qui signe la page de couverture de l’une de ses gravures sur bois) et Marcel Janco.

La revue Dada fut d’abord envisagée comme une activité de groupe. Dans son journal, intitulé Die Flucht aus der Zeit et republié en 2006 sous le titre Dada à Zürich. Le Mot et

l’image (1916-1917), Hugo Ball écrit le 18 avril 1916 :

« Tzara nous harcèle au sujet de la revue. Ma proposition de l’appeler Dada est acceptée. Pour la réalisation nous pourrions adopter une formule alternative : former ensemble une équipe

27

Tristan Tzara, « Chroniques zurichoises 1915-1919. II 1916 », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome 1. 1912-1924, Paris, Flammarion, 1975, p. 561.

(27)

qui, à tour de rôle, laisserait à chacun des membres le choix et le soin de l’arrangement d’un numéro28

Cependant, Dada ne suivra pas l’idée alternative de Ball. La revue conservera pour seuls rédacteurs Hans Arp et Tristan Tzara qui choisiront les corpus et les mises en page. En quelque sorte, Dada ressemble finalement plus à une démarche personnelle d’Arp et Tzara qu’à une entreprise collective. Les deux rédacteurs apportent beaucoup de matériaux artistiques personnels pour leur première publication, tels que les trois poèmes de Tzara,

Chanson du Cacadou, Pays noir blanc et Saut blanc cristal et les deux études Note 18 sur l’art, et Marcel Janco, les deux Bois et Broderie signés de Arp. Ils convient également les

contributions poétiques italiennes Walk de Francesco Marianno, Un Vomissement musical d’Alberto Savinio et Piume de Nicola Moscardelli. Du point de vue des arts visuels, ils regroupent, aux côtés des œuvres d’Arp, Bois, Relief A et Construction 3 de Marcel Janco,

Madonna peinture d’Oskar Lüthy et Bois d’Edouardo Prampolini.

La première édition se caractérise donc en premier lieu par la présence importante des œuvres des deux rédacteurs en chef, de celles de Marcel Janco pour les arts plastiques, de même que d’œuvres italiennes, principalement représentées à travers la littérature, soit des poésies de Moscardelli et Marianno, du futurisme29 par la présence de Prampolini30 et de la

Scola Metafisica31 à travers Savinio, école que les dadaïstes avaient dès 1916 valorisé par une exposition consacrée au chef de file De Chirico32. La sélection visuelle rassemble différents supports et disciplines grâce aux reproductions de deux peintures, Madonna et Relief A 7 (plus tard intitulée Architecture), d’une photographie de sculpture Construction 3 et de quatre gravures sur bois.

La correspondance entre Enrico Prampolini et Tristan Tzara révèle implicitement certains choix éditoriaux de ce dernier, notamment en ce qui concerne le volume de publication. Ainsi, dans une lettre datant du 20 janvier 1917, Prampolini répond à l’offre de contribution de Tzara en lui faisant parvenir de nombreux matériaux :

28

Hugo Ball, Dada à Zürich. Le Mot et l’image, traduit par Sabine Wolf, Paris, Les Presses du Réel, 2006, p. 36. 29

« En effet, jusqu’à la publication du Manifeste 1918, Tzara entretint avec l’Italie des rapports de collaboration. » Tania Collani, « Dada en Italie ou l’enfant mutilé du Futurisme », in Henri, Béhar, Catherine, Dufour (ed.), Dada circuit total,

op.cit. ; p. 281.

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Enrico Prampolini est exclut du mouvement futuriste en 1915. Cependant, dans la lettre du 20 janvier 1917 il signe : « Enrico Prampolini, Futuriste » reproduit in Giovanna Lista, De Chirico et l’avant-garde, op. cit. ; p. 199.

31

La Scola Metafisica est fondée en 1917 par Giorgio de Chirico, son frère Alberto Savinio et le peintre futuriste Carlo Carra.

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« As early as 1916 the Swiss Dadaists organized a De Chirico exhibition ; they showed a small reproduction of his Evil Genius of a King (1914) in Dada n°2 1917 », Hanne Bergius, Dada Triumphs ! Dada Berlin 1917-1923. Artistry of

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