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III. De la plastique à la critique

III.1. a) Parcours critique entre différence et approfondissement

Dans son journal, Arp se souvient qu’au moment même de la parution de Dada I :

« La même année 1917 j’abandonnai ce problème de la symétrie dans les gravures sur bois et dans les broderies161

De manière paradoxale, alors que la symétrie et ses travaux de gravures, de broderies occupent une place centrale, fondamentale pour la mise en page, le montage plastique entre les œuvres et donc la cohérence entière de l’espace plastique de Dada I, ils deviennent des œuvres au passé. L’année 1917 représente une scission où Arp abandonne ces recherches mais ne s’en détourne pas complètement, en use encore pour Dada I en tant qu’œuvres représentées et outils de l’exposition, du montage. Les philosophies internes de la symétrie, de ses gravures et broderies demeurent pertinentes pour la publication. Elles ne sont pas dépassées. Porter ses œuvres, ainsi que la forme de la symétrie, au contact d’autres œuvres à

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«Grosz and Heartfield advertised their works in 1921 as ‘great quality guaranteed in every type of art : expr., futur.,

dada, meta-mech.’ » [Nous traduisons] Hanne Bergius, Dada Triumphs !, op.cit. ; p. 19.

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l’intérieur de la revue, d’un domaine de représentation correspond à un regard suranné, introspectif sur les dimensions de son œuvre personnelle, les résonnances et les discordances avec les démarches de ses pairs. Il met à distance : à la fois comme objet de la représentation, par la reproduction de ses œuvres, et comme ordre de représentation à travers le schéma et le montage de la mise en page. Il établit un cadre de représentation, selon ses propres démarches personnelles, pour ses œuvres et celles de Janco, Lüthy et Prampolini. Réfléchissant formellement et conceptuellement son œuvre, il entraîne également celles de ses collaborateurs dans son énergie spéculative.

La couleur occupe une place importante dans les démarches des plasticiens publiés par

Dada I. Tzara et Arp précisent leurs rapports problématiques aux recherches de la différence,

et notamment pour la matière colorée. Ils y établissent certaines limites de même qu’une ultime solution dans L’Art nouveau. Deux solutions sur le principe de l’immédiat :

« Une seconde limite imposée par une convention d’ordre extérieur est la monochromie des sculptures. Or, couleur et forme sont toujours liées. 1° parce que l’expérience artistique l’enseigne (la nature) 2° parce que ce sont les seuls éléments impressionnant nos yeux et qu’ils ne pourraient pas exister séparés dans une réalité qui nous donnera directement l’émotion, sans intervention de l’intellect. […] Il ne s’agit donc pas d’améliorer, de préciser, de spécifier ou de développer un système esthétique, mais de montrer pourquoi une toile ou une sculpture ne pourra jamais nous donner l’émotion directe et immédiate, les marges imposées par la nature extérieure ou par une nécessité pratique ne laissant pas résoudre dans leurs propres erreurs. H. Arp donne cette solution : Sculpture abstraite polychrome et sans socle162.»

Dans Dada I, la reproduction obéit à des impératifs matériels et introduit des dimensions photographiques. La disparition de la couleur à travers la reproduction photographique redistribue les équilibres formels, lumineux en faveur du clair-obscur. Les rédacteurs en chef accusent les cadres dont « les marges imposées par la nature extérieure ou

par une nécessité pratique ne laissant pas résoudre dans leurs propres erreurs163.», forcent le

compromis pratique et induisent un niveau d’erreurs, de différences. La publication en tant que cadre d’exposition se confronte aux limites pratiques et devient une contrainte face à laquelle l’enjeu serait de ne pas réduire les œuvres à l’intérieur de leurs translations plastiques et médiatiques, et plus encore, de s’en servir pour creuser les différences et approfondir

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Tristan Tzara, Hans Arp, « Un Art nouveau. Deux solutions sur le principe de l’immédiat, postulées par Hans Arp et formulées par Tristan Tzara », in Tristan Tzara, Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres

complètes. Tome 1. 1912-1924, op. cit. ; p. 558.

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Tristan Tzara, Hans Arp, « Un Art nouveau. Deux solutions sur le principe de l’immédiat, postulées par Hans Arp et formulées par Tristan Tzara », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome I.

l’approche critique. Puisque Tzara considère l’ambition des démarches artistiques selon la recherche de niveaux de différences de plus en plus élevés164, la contrainte inhérente à la reproduction photographique correspond à un ajout de différence, ressemble donc à une perfection critique des œuvres. À cet égard, les réévaluations internes des balances plastiques peuvent être perçues à la manière de déplacements critiques des œuvres.

La reproduction se place au sein d’une distance critique en regard de l’original et de la totalité de ses projets intrinsèques. Les reproductions d’œuvres se considèrent dans des rapports de distanciations et de pertes contingentes, comme le montrent les changements paradigmatiques des couleurs, des tailles et des matières. La reproduction décale les qualités formelles et plastiques de l’œuvre, conçoit une version critique distante. Il s’agit de réévaluer les œuvres, de les mettre en perspective, de déplacer une dimension essentielle afin de valoriser un aspect sous-jacent et constructif qui illumine différemment la composition.

Alors que la reproduction photographique instaure un premier niveau de différences, la versatilité du montage constitue un second niveau de distanciation. Le montage concentre deux mouvements interpénétrés, contradictoires, ambivalents et versatiles qui évoluent entre différences et correspondances. Le parcours critique se déploie à leur suite sur cette fondation, faite d’autant de déplacements et de dissemblances que de similitudes et de concordances. La mise en perspective critique s’inscrit à la suite des changements formels et permet de décaler l’éclairage des œuvres puis de confronter les zones d’ombres.

Toujours selon Tzara et Arp qui développent leurs conceptions de la différence artistique au sein de l’abstraction :

« On se spécialise en cherchant des relations d’ordre intérieur, et en dirigeant l’esprit vers un autre but que celui de l’imitation, par l’étude intense d’un seul ou de plusieurs rapports165. »

L’abstraction doit se concentrer sur une étude approfondie d’un ou plusieurs aspects. Cela rejoint les modes du montage du premier numéro. Au travers des éléments à même de dénoter les concordances entre les œuvres, de les relier successivement au fil d’un montage, il s’agit d’approfondir l’un des aspects qu’elles développent. Paradoxalement, au fur et à mesure

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« Décrire une fleur — rélative poésie plus ou moins fleur de papier. Voir. Jusqu’à ce qu’on ne découvrira les vibrations

intimes de la dernière cellule dans un cerveaudieumathématique et l’explication des astronomies primaires : l’essence, on décrira toujours l’impossibilité avec des éléments logiques de la continuelle contradiction marécage d’étoiles et sonneries inutiles. », Tristan Tzara, « Note 18 sur l’Art, à l’occasion de l’exposition de gravures, broderies et peintures à la Galerie

Dada (4-29 mai 1917) », Dada. Recueil littéraire et artistique, n°1, op.cit. ; p. 2. 165

Tristan Tzara, Hans Arp, « Un Art nouveau. Deux solutions sur le principe de l’immédiat, postulées par Hans Arp et formulées par Tristan Tzara », in Tristan Tzara, Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres

des distanciations plastiques, de l’apparition de contrastes au sein de la symétrie, les œuvres se confrontent par relations de dissemblances intrinsèques et corollaires. C’est-à-dire qu’il s’agit d’approfondir leurs niveaux d’abstractions, et selon la logique avant-gardiste, leurs niveaux de pertinences descriptives et critiques. La mise en page prend la forme d’une recherche axée sur une étude intense des ressemblances et des distances. Les deux dimensions s’approfondissent mutuellement grâce aux dynamiques du montage désormais critique.

Dans Dada I, le parcours critique formé à partir des distances et approfondissements ne cesse d’emmener le regard plus loin dans la prise de connaissance visuelle de la pensée et du corpus avant-gardiste : à travers l’exposition des points essentiels, des résistances, le déplacement et l’approfondissement des niveaux de différences singuliers puis corolaires par le montage versatile de reflets critiques et d’articulations en approfondissement.