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a) Réversibilité et fragmentation linéaire du flux d’images

I. La Retenue formelle : Étude de cas du premier numéro de Dada, juillet

I.3. a) Réversibilité et fragmentation linéaire du flux d’images

L’espace circonscrit par la revue constitue un domaine clos sur lui même, défini et dont la fondation principale s’appuie sur une symétrie axiale. Il s’agit d’un espace ordonné, fondé sur la régularité et l’exactitude de proportions égales. Compris à l’intérieur de l’espace, l’axe articule les pages, c’est-à-dire les reproductions d’œuvres, à la manière de fragments alignés les uns à la suite des autres. À partir de cet alignement se forme le flux de la lecture, le passage successif de l’un à l’autre. La fragmentation recherche la particularisation des présentations. Ainsi, au lieu de coupler les images selon leurs genres, comme les gravures ou les peintures, ou leur auteur, tels qu’Arp et Janco, les rédacteurs en chef préfèrent hétérogénéiser, espacer, insérer plusieurs œuvres entre chacune d’elles. Ils déjouent la notion de séries à l’intérieur du corpus et insistent, encore une fois, sur la singularité de la présentation. La rigueur symétrique ainsi que l’alternance régulée du rythme permettent de concevoir un espace réversible et stable. De tous les côtés de la revue se déroulent la même perspective et le même rythme.

Tzara et Arp réfléchissent ensemble la notion de cadre, sa limite ontologique pour les œuvres plastiques, et les manières idéales de regarder les œuvres. Une telle remarque peut aussi se comprendre, par extension, au regard de l’espace plastique de la revue, en tant qu’objet conventionnel, concret accueillant et représentant ces œuvres :

« La construction, la formation, le groupement des corps en espace, pouvant être vus de tous les côtés sans limite. Mais dans le même sens que le cadre du tableau empêche l’émotion directe et immédiate, le socle de la sculpture est aussi une convention. Les réalités, les créations n’ont pas de bouts ni de pieds mais sont complètes dans leur unité. La sculpture sans socle, l’œuvre d’art doit être vue de tous les côtés. Seulement dans ces conditions elle peut devenir réalité. La réalité

objective peut donc être art en tant qu’émotion parce qu’elle est de toutes les autres formes la plus immédiate81

Tzara et Arp semblent tout d’abord contredire l’injonction d’une œuvre d’art autosuffisante. Cependant, ils s’occupent du cadre de présentation conventionnel des œuvres. Selon eux l’œuvre plastique doit convenir de son propre cadre. Les interactions formelles intrinsèques aux œuvres demeurent du ressort de l’espace circonscrit par l’œuvre comme terrain d’approfondissement. Pour les deux artistes, les formes doivent être visibles de tous les côtés, pouvoir être retournées. Ils instaurent une tension entre la volonté de visibilité et l’impossibilité, la barrière ou le frein opposés par le cadre. Tzara et Arp considèrent l’impact émotif des œuvres comme signe et réalisation idéaux de leurs réalités objectives, autrement dit, des processus matériels et formels qu’elles concentrent.

Tzara et Arp questionnent indirectement le cadre de présentation de leur revue. La publication constitue un cadre en soi, au-delà des limites envisagées par l’œuvre. Elle ne peut représenter les œuvres dans la liberté absolue que les artistes désireraient, il faut se plier aux exigences du format et de la reproduction. Mais l’espace de la revue peut être envisagé comme une adaptation du cadre de la publication vers la plus adéquate des formes afin de recevoir les différents domaines formels des œuvres, comprise entre contingence et ambition formelle. Car elle offre un moyen terme, joue avec ses difficultés contingentes pour organiser un espace. D’une part, le cadre de la publication constitue un objet en soi, manipulable, de l’autre, puisque les œuvres présentées sont des reproductions (hormis la série des Bois), elles perdent de leurs réalités objectives, remplacées par la différence photographique. La fragmentation linéaire de la présentation des œuvres se rapproche de la conception de la

réalité objective de l’œuvre en tant que groupement de corps en espace82. Celui-ci peut se

comprendre comme montage matériel et processuel au sein des œuvres, comme Relief A 7 où les bandes de toiles enduites épousent les formes des moulages de plâtres ou encore

Construction 3 où tiges et fils de fer s’accrochent au bois pour former la sculpture. Il apparaît

une équivoque entre la formation de l’œuvre en tant que montage physique de plusieurs corps, c’est-à-dire de différentes matières et processus, et la formation d’un corpus hétérogène organisé au sein d’un même espace. Les deux formations ressemblent ainsi à des montages

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Tristan Tzara, Hans Arp, « Un Art nouveau. Deux solutions sur le principe de l’immédiat, postulées par Hans Arp et formulées par Tristan Tzara », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome I.

1912-1924, op.cit. ; pp. 557-558.

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Tristan Tzara, Hans Arp, « Un Art nouveau. Deux solutions sur le principe de l’immédiat, postulées par Hans Arp et formulées par Tristan Tzara », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome I.

composites, matériels et visuels, qui délimitent leurs propres espaces. Une analogie, malgré leurs particularités, se crée entre le montage matériel de l’œuvre et le montage du corpus.

Il se produit un transfert entre les deux domaines plastiques, l’objet de la revue et les œuvres. Si les œuvres ne se détourent plus dans leur ensemble, leur matérialité, les pages de la revue peuvent en revanche être inversées, retournées. La mise en page a encore pour projet de restituer une part des impacts réels et objectifs propres aux œuvres originales. Il s’agit d’apposer un cadre, de concéder à un cadre pratique de présentation et d’ainsi installer un compromis. On peut envisager la rigueur et la rigidité du cadre dessiné par la revue comme moyen de construction, à l’identique des œuvres qu’elle accueille, d’un terrain d’approfondissement, de réflexion. L’espace de la revue se prête ainsi à la mimétique des projets des œuvres, cherche à s’en rapprocher au plus près afin d’offrir un cadre de reproduction homogène et cohérent. L’équilibre des proportions et de la symétrie, créant la possibilité d’un tempo régulier ainsi que d’une réversion de l’espace de la revue, se rapproche de la conception d’un regard total sur les contours et les formes développées par une œuvre. Renverser permettrait de retourner les œuvres. En dépit des formats de reproduction, la réversibilité de l’espace induit le pouvoir de renverser le regard porté sur une œuvre, et de tenter de recouvrer un peu de la libre observation évoquée, d’instaurer l’élément du choix dans le sens de présentation.

On pourrait donc concevoir le rythme, ainsi que le cadre, insufflé par la fragmentation entre les œuvres et leur réversibilité, comme moyen supplémentaire de recouvrer un regard pertinent sur les œuvres, de se rapprocher de leur immédiateté entravée. Car d’un sens à l’autre de ce rythme qui les transporte, les œuvres se tournent d’autant de côtés rendus encore visibles par la reproduction. Il s’agit donc de créer un mouvement, une pulsation d’une œuvre à l’autre et en ce sens d’initier les dynamiques de la vision. Aux côtés de l’observation particulière, le mouvement qui parcourt les pages de Dada I propose une vision dynamique.

Revisitions à nouveau les termes par lesquels Tzara résumait le projet de la revue : « Sagesse repos dans l’art médicament après de longs tracassements : neurasthénie des pages, thermomètre des peintres nommés les subTiLs83

Le flux intrinsèque de la revue est décrit comme neurasthénique : s’il n’est instable, il se trouve du moins au bord d’une implosion que les œuvres représentées seules tempèrent. La

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neurasthénie pourrait décrire les frontières imposées par le cadre de la revue qui encadrent un espace fermé, et en termes de mouvement, forment une boucle. Ainsi, l’adjectif pourrait également s’appliquer au flux, de ses allers et retours réversibles en boucle, dont les mouvements enclos se comprimeraient entre les œuvres, entre chaque fragment et moment d’exposition alterné qui constitueraient autant de pauses au milieu des dynamiques.