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b) Contradictions dynamiques des prolongations et des distanciations

I. La Retenue formelle : Étude de cas du premier numéro de Dada, juillet

I.3. b) Contradictions dynamiques des prolongations et des distanciations

La régularité et la fragmentation du flux abritent en effet deux dynamiques antagonistes en tant que liens d’une œuvre à l’autre. Ces dynamiques sont bâties sur les dimensions formelles évoquées précédemment par la prolongation entre les œuvres, l’immanence et la cristallisation.

Arp relie à travers sa démarche artistique la notion de hasard au développement de l’Art concret. Un aspect qui se trouve dans Broderie. De même qu’il le rappelle dans Dadaland :

« Comme la disposition des plans, les proportions de ces plans et leurs couleurs ne semblaient dépendre que du hasard, je déclarais que ces œuvres [Collages, broderies] étaient ordonnées ‘selon la loi du hasard’ tel que dans l’ordre de la nature, le hasard n’étant pour moi qu’une partie restreinte d’une raison d’être insaisissable, d’un ordre inaccessible dans leur ensemble84

Une telle conception lie les notions de hasard et de matière. Ainsi avec l’Art concret selon Arp, les formes et les matières sont assemblées par le biais de leurs immanences et de leurs affinités. Comprise en termes de mise en page, la notion de hasard peut se traduire par affinités naturelles entre les œuvres, dans leurs enchaînements. Il s’agirait de mettre en relation les fragments selon un ordre d’attractions entre la succession des fragments, des différentes immanences, et donc en transposant, de mimer ces affiliations plastiques naturelles. L’ordre de présentation choisi par les rédacteurs en chef s’appuie sur une conception de l’immanence des œuvres, comme vu précédemment au travers de la disposition et de l’expression singulière de chaque œuvre, en tant que manifestation d’un ordre

inaccessible dans son ensemble. L’immanence propre à chaque œuvre se comprend désormais

à une échelle plus large, en termes de montage composite entre toutes les œuvres du corpus à travers la notion de hasard. De plus, si la composition générale devient inaccessible dans son

ensemble, elle peut s’appréhender à partir de ses détails. Elle devient une recomposition a posteriori des rapports entre les œuvres, de l’affiliation ou du contraste formel. Sur ce terrain

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se déploie le montage dynamique d’œuvres selon des correspondances ou des contrastes. Les liens entre les œuvres devront se passer de connections directes et évidentes, et préférer plutôt de prendre place dans des détails, à une plus petite et implicite échelle.

Le montage devient une recherche de liens homogènes formels, matériels ou processuels qui génèrent du mouvement. Les cristallisations représentent autant de points de concordances entre les œuvres. Par exemple, les formes géométriques ainsi que les tonalités grises claires de Broderie répondent à celles développées par Madonna, leurs symétries axiales concordant également avec le Bois de Janco, dont les contrastes affirmés, les lourdes densités de noir et de blanc rendues par la gravure s’affilient à celles présentées dans Bois de Prampolini. Chaque point représente un détail formel qui, au cœur de la complexité de la composition, rejoint en écho celui d’une autre œuvre. Les liens de correspondance ne suivent pas une progression linéaire, ne rejoignent pas toutes les œuvres. Au fil du montage en alternance des œuvres, les échos prennent place et se déplacent à divers endroits des œuvres, à plusieurs intervalles les uns des autres. Les intervalles interposés, les distances qui les séparent appuient la dimension implicite des liens de correspondances entre certaines œuvres. Aux côtés du montage dynamique de correspondances, se déploie une seconde dynamique qui s’immisce au cœur des ressemblances et recherche la distanciation entre les œuvres. Elle se développe à partir de la disposition d’un axe symétrique et des déformations en miroir que celui-ci introduit. Tel qu’étudié dans la partie précédente, il se construit, parallèlement aux formes de symétries développées par les œuvres, un espace symétrique et donc réfléchissant propre à la mise en page : une tension au sein d’un rapport complexe de miroitements et de réflexions entre les œuvres. Cette forme ambivalente joue sur les confrontations directes comme sur les jeux de concordances et de dissemblances. Plus exactement, elle s’amorce à partir des correspondances puis révèle soit des oppositions soit de subtiles discordances et instaure la distance.

La fragmentation au sein de la symétrie induit une confrontation entre les œuvres. Elle se place sur un axe qui met en regard les œuvres les unes par rapports aux autres, appuie sur leurs singularisations tout en opposant et réfléchissant. La symétrie axiale trace une ligne démarcative qui positionne les œuvres en miroir dans un rapport successif et néanmoins comparatif, liant et confrontant, qui révèle les résistances de l’une à l’autre. Par exemple,

Broderie et le deuxième Bois d’Arp sont placés aux deux extrémités de la revue. De ces

la symétrie représente dans ces deux œuvres un point de concordance, elle intègre finalement deux projets différents. Broderie et Bois s’écartent à travers leurs usages de la symétrie: matériels et processuels, car ils utilisent soit le tissage du fil soit la gravure et la teinte du bois, formels ensuite car les réflexions géométriques de Broderie ne concordent pas avec la symétrie du cadre et les déviations naturelles et artificielles des lignes gravées de Bois. Alors que Broderie déplie autour de son axe médian des formes géométriques dont les tailles, les contours se décalent, se distordent introduisant justement la dissemblance au cœur de la symétrie, Bois travaille la symétrie au sein de la découpe du cadre, dont la géométrie délimite l’espace à l’intérieur duquel les motifs des lignes du bois se profilent de par et d’autres, dont les torsions modifient voire contredit l’équilibre, l’exactitude symétrique. Les deux œuvres se placent en miroir et en confrontation duelle et directe. Leurs mises à distance signifient celle qui sépare les deux projets. La réflexion entre les deux œuvres permet de faire communiquer les spécificités de l’une et de l’autre d’un point à l’autre de la revue.

La juxtaposition de Construction 3 et de Bois de Prampolini lie et oppose deux conceptions du mouvement qui s’assemblent autant qu’elles s’éloignent. Pour reprendre les termes employés par Hugo Ball dans ses carnets :

« [L’Art] insiste sur ce qui est inhérent, sur le nerf vital qui unit tout à tout ; la contradiction externe ne le gêne pas85

Si l’articulation allie à la fois reconnaissance et dissemblance, elle dépasse la contradiction afin de renforcer les deux dimensions.

D’une part, Prampolini reconstruit dans Bois des mouvements sur le bois de la gravure, en recherchant une sensation et une sensibilité absente, alors que Janco ouvre Construction 3 aux variations, aux déplacements que le mouvement pourrait lui imprimer. Tous deux proposent des œuvres qui se fondent sur l’instantané, une tension entre la fixité des formes et le mouvement, la temporalité qu’elles veulent soit représenter soit accueillir. Dans le premier le mouvement et sa temporalité constituent l’enjeu de la représentation, alors que dans le second il représente une composante extérieure dont l’interaction avec le corps de l’œuvre constitue un impact mobile et temporel sur la représentation. Montées aux côtés l’une de l’autre, les deux œuvres prennent donc la place duelle et ambivalente d’un face à face en miroir. Si dans Construction 3 et Bois la question du mouvement et de la temporalité les lient de prime abord, devenant une zone de reconnaissance entre les deux œuvres, néanmoins les

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projets et les enjeux matériels et formels contrastent intensément. Ainsi les deux œuvres s’inscrivent au sein d’une opposition binaire ambivalente dont le contraste devient liant.

D’une autre manière, le premier Bois d’Arp, Broderie, Bois de Janco et Madona de Lüthy s’enchaînent dans les premières pages. Leurs tracés de symétrie se superposent et inscrivent les œuvres dans une chaîne réflexive, un segment rythmique qui relie dans un premier temps leurs points de correspondances. Cependant, la mise en reflets, si elle accentue certains points de cristallisations comme autant de résonnances, décèle par-là même les zones de dissemblances. Les subtiles déformations géométriques distillées à l’intérieur de Broderie, de Madonna et des Bois de Janco, les courbes du bois dessinées et révélées par Arp, ou encore les nuances de densités des gris et des noirs, indiquant les niveaux matériels inhérents, se conjuguent à la manière d’une chaine réflexive. Les résistances et subtiles différences formelles et intrinsèques instaurées par les réflexions en miroir à l’intérieur des œuvres, se propagent à l’échelle de la revue au sein des interrelations de montages entre les œuvres.

Tzara, commentant la première exposition dada, paraphrase les termes des démarches artistiques de ses collaborateurs :

« Je distancie continuellement dans une suite différenciations (la symphonie)86

De la même manière que les philosophies internes des œuvres représentées recherchent donc la différenciation, la dissemblance par la distanciation, la mise en page met en forme une chaine de distanciations successives. Celle-ci s’immisce au sein des liens de correspondances et par le biais des disruptions, des successives confrontations. Tel que le sous-entend Tzara par le terme symphonie, la succession représente un rythme : une chaine fragmentaire dynamique de discordances. À l’instar du mouvement des correspondances, le rythme poursuit la fragmentation, l’alternance. Le rythme, le mouvement de la distanciation répond aux mêmes structures que le montage des points de correspondances. Seulement, il s’inverse et se dirige vers l’antithèse. Le mouvement est alors parcouru d’une suite de confrontations entre liées par les contrastes implicites qu’elles produisent. Correspondances et dissemblances se confrontent donc et s’interpénètrent pourtant au sein d’un même montage composite, pluriel voire paradoxal. Alors qu’un premier mouvement associe, le second éloigne, distille les différences et les distanciations. Ce que le premier reconnaît, le second met en doute.

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Tristan Tzara, « Note 1 sur quelque peintres », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres

Ainsi, la revue établit un système réfléchi de correspondances et de dissemblances, bientôt parcouru par des mouvements. Les œuvres s’assemblent, s’articulent et composent des montages dynamiques en suivant la piste des prolongements ou des contrastes formels, matériels et processuels. Les prolongements, les échos ou les confrontations formels qui apparaissent animent l’espace de la revue, créent des rythmes et des dynamiques entre les œuvres reproduites. Il se construit deux types de variations contraires concomitantes qui insufflent deux dynamiques à l’intérieur de l’espace réversible institué. Leurs antagonismes se croisent et se confrontent, entre concordances et dissemblances, instaurent une versatilité des liens tissés entre les œuvres. La dimension paradoxale de la tension dynamique qui traverse le montage forme une certaine compression d’œuvre en œuvre.

La revue devient de cette façon un lieu plastique et rythmique dont l’uniformité apparente se fonde paradoxalement sur une réversibilité et une versatilité. L’uniformité, la clarté sert de surface à un espace plastique réfléchi, réverbéré dont les duplicités insufflent encore une certaine profondeur et un même un vertige entre les œuvres. La mise en page devient un tissu complexe, dense qui conjugue les lignes plastiques des œuvres aux rythmiques de la composition, et construit un espace visuel, tout entier de réverbérations et de réflexions. Au long des rythmiques visuelles, il se crée des correspondances, des saillies, des épaisseurs plastiques qui emmènent le regard vers un abîme formel.