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II. L’Explosion plastique : Étude de cas, Dada Sinn der Welt,

II.2. b) Raccords : couleur, ligne, point, plan

La durée déployée par les trois séquences de Dada Sinn der Welt se développe à l’intérieur d’un espace plastique. En particulier, la forme du montage alterné tend à délimiter les cadres spatiaux c’est-à-dire les axes, les perspectives comme les limites. D’une autre manière, le montage parallèle central divise le mouvement selon un axe médian. Il sépare les deux parties du montage alterné en deux segments spatio-temporels au sein de la publication. Grâce aux formes de montages alterné et parallèle, les artistes dessinent soit la cohérence spatiale entre les compositions et entre les pages soit un espace de confrontation, de mise en regard. Grosz et Heartfield, afin de former des liens au fil du mouvement général de la publication et des durées spécifiques aux montages, aux suites de pages disposent dans Dada

Sinn der Welt différents types de raccords comme autant de points de soutiens entre les

compositions, les différentes œuvres. Les raccords veulent affermir et révéler les liens ou les contrastes significatifs et formels entre les compositions et les œuvres de même que structurer

l’espace plastique. Il s’agit de raccords plastiques car non seulement ceux-ci appuient les correspondances et les confrontations plastiques des œuvres et des compositions, reposent sur des interrelations plastiques préalables, mais aussi consolident-ils l’espace-temps plastique. Les raccords créent des tensions entre l’intériorité des œuvres représentées, leurs mises en rapport et la construction globale d’un espace plastique.

Grosz et Heartfield disposent de raccords plastiques nés des valeurs internes des œuvres et des compositions. Par exemple, à travers la reproduction sur la même page de Paysage et

Le Papa, les caractéristiques des deux œuvres se relient. En effet, la mise en forme

typographique des strophes, l’inclinaison des vers en cascade, « Le fleuve qui coule ne porte

pas de poissons», ou en cercle « La lune où tu te regardes141», rappellent les formes du dessin

de Picabia. La scie circulaire et le rouage dessinés, les vers écrits en cercle disposés en face à face l’un de l’autre se correspondent directement. Il se crée ainsi une certaine circulation à l’intérieur de la page entre les deux œuvres. Autrement, de la page cinq à la page six, de la photographie Dada-Vorführung auf Petra-Tageslichtapparat für Schulen à Dada-Bild, le raccord entre les deux images apparaît au travers de leur taille, emplacement, du noir et blanc utilisé par les deux photographies et de l’inclinaison verticale des deux images. Puisque chaque image occupe le centre de la page, elles se lient spatialement. Elles se superposent ainsi montées au sein de la séquence. Dans les deux cas, de tels raccords révèlent en quelque sorte des affinités électives entre les œuvres dont la mise en rapport, le raccord apparaît en tant que dimension spatiale. Le lien qui les unit se manifeste visuellement en leur attribuant des places similaires, concordantes à l’intérieur ou d’une page à l’autre. Les raccords émanent des qualités propres à chaque œuvre, recherchent les éléments qui se correspondent, communiquent et placent les œuvres sur un même plan dans une configuration spatiale liante.

D’autre part, Grosz et Heartfield s’appuient particulièrement sur l’emploi de couleurs, de tracés géométriques comme les lignes horizontales, verticales ou obliques, des géométries variables qui orchestrent l’apparente profusion formelle. De tels raccordements vont leur permettre d’affermir et d’encadrer l’espace plastique à travers soit la linéarité, les liens, soit les spécificités des différentes séquences, la confrontation. Le raccord permet de créer ou de révéler des correspondances comme il permet de souligner des contrastes formels ou significatifs. Il solidifie les interrelations spatiales et temporelles des formes de montages alternés et parallèles.

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Grosz et Heartfield choisissent d’employer de manière récurrente des encres colorées pour les textes comme pour l’impression de certaines reproductions d’œuvres. Kp’erioum de Huelsenbeck et les photographies de Unser John sont recouverts de filtres jaune, rouge et vert, Der Schuldige bleibt unterkannt est reproduit en bleu, Karawanne de Ball est imprimé avec des encres vertes et rouges, certaines parties des photoportraits de Bürger detsee sont repassées en vert et en rouge tout comme Dada dont certains fragments de compositions deviennent bleu et jaune.

Les deux artistes utilisent les mêmes tonalités primaires de jaune, bleu, vert et rouge pour l’ensemble de la publication et lui confèrent donc une certaine homogénéité colorée. Cependant, ils forment des couples de couleurs car ils associent toujours les mêmes deux couleurs ensemble : le rouge s’emploie uniquement avec le vert, le jaune avec le bleu. Les rédacteurs construisent par ce biais des blocs colorés.

La première séquence se caractérise par la gamme jaune et bleue de la page de couverture à la première page de Dada Tritt für, puis par l’emploi du vert et du rouge dans le reste de la séquence jusqu’à Bürger detsee. Dans le carnet central, seul Karawanne dispose de caractères d’imprimeries colorés rouges et verts. Enfin, la troisième séquence, à l’inverse de la première, s’ouvre sur l’emploi du rouge et du vert pour la première page de Unser John puis continue sur les teintes de bleu et de jaune jusqu’à Dada sur la page de fin. Au fil des trois séquences, l’emploi de la couleur ajoute deux subdivisions supplémentaires. La récurrence des couleurs consolide les subdivisions internes en séquences, et établit une forme de raccord premier, des correspondances directes entre les segments de mêmes teintes.

L’emploi de la couleur structure les segments des séquences et de les relier. Les couleurs tracent un schéma inversé dans l’ordre d’apparition des coloris : la publication s’ouvre sur le couple jaune-bleu, puis prend des teintes vert-rouge avant de revenir au jaune et au bleu. L’inversion traverse les trois séquences selon une certaine fluidité. Les couleurs soutiennent le déplié d’une perspective d’un bout à l’autre de la publication. Le raccord spatial par la couleur appuie une circulation intrinsèque et formelle entre les séquences. La circulation formelle traverse la division en séquence préliminaire, y créée deux subdivisions supplémentaires puis créée néanmoins un système de différenciations et de correspondances coloré entre les segments hétérogènes. La couleur s’inscrit à l’intérieur d’une tension entre le lien, la fluidité formelle et la division, la confrontation. Elle parvient à dissocier les séquences mais également à les relier dans un même mouvement paradoxal.

Afin de relier les correspondances et les contrastes entre les différents éléments, Grosz et Heartfield utilisent ponctuellement les formes géométriques. Il s’agit d’une perméabilité entre une dimension formelle intrinsèque aux œuvres et une forme de raccords. Les rédacteurs reprennent cette caractéristique formelle afin de l’employer comme mode de raccord. Par exemple, tandis que les lignes obliques et circulaires de Dada-Bild représentent des éléments formels qui lui sont propres, elles se retrouvent disséminées d’une composition à l’autre de manière à tracer des liens entre les images. À l’intérieur de la double page introduisant l’article Meliorismus et le photomontage Der Schuldige bleibt unnerkannt, les deux artistes confèrent une dimension géométrique à la typographie et créent une interaction entre l’article et le photomontage. Les deux phrases comme deux droites parallèles s’échappent du photoportrait d’Heartfield et se dirigent vers le photomontage de Grosz. Particulièrement, les deux lignes ainsi tracées semblent faire se rejoindre Heartfield et le personnage central du photomontage, à la manière d’un dialogue entre les deux images. Elles deviennent ainsi un raccord explicite.

Une configuration semblable réapparaît sur la double page 14-15 où sont représentées la dernière page de Mann muss Kautschukmann sein ! et la composition der Zementarbeiter ein ! Le photoportrait d’Heartfield ainsi que les deux mêmes lignes typographiques parallèles, dont il ne subsiste cependant qu’un court segment car elles disparaissent au creux de la tranche, sont disposés de part et d’autre de la double page. Enfin le sigle DAAD surimprimé en oblique par-dessus le texte et la photographie se rapproche de la précédente composition. Cependant, les diagonales sont majoritairement effacées et n’assurent plus directement la liaison avec l’image opposée. Celle-ci ne représente plus une œuvre-photomontage, préexistante, mais un photomontage de publication. Le schéma et l’orientation générale s’inverse : le photoportrait d’Heartfield ainsi que les droites typographiques parallèles sont renversées. En quelque sorte, les deux mises en pages se correspondent mais posent en miroir l’une de l’autre car leurs inclinaisons se renversent. La récurrence de la composition qui réemploie des fragments similaires, bien qu’altérés et inversés, marque une recherche formelle sur le raccord.

Différemment, la double page 11-12 représentant la composition Unser John articule de manière particulière les qualités formelles géométriques des œuvres aux formes de raccords spatiaux. Du point de vue des raccords, plusieurs lignes diagonales reviennent de manières récurrentes d’une image à l’autre. De la corde tenue par Heartfield dans la première photographie, à la barre oblique tenue par Noccer Soccer à l’intérieur de la seconde jusqu’aux deux barres noires collées dans le photomontage de la page de droite, le motif oblique

parcourt les trois images et conservent de l’une à l’autre la même direction. La figure diagonale devient un liant formel décliné d’image en image, dont les différentes occurrences sont orientées vers la droite et se tendent dans ce même sens.

Le raccord spatial se déploie à travers la disposition géométrique des éléments et le rappel des lignes. La mise en page dispose de quatre rectangles colorés selon une forme pyramidale constituée donc des deux photographies, le photomontage et le paragraphe surimprimé en jaune : les deux plus grandes images sont placées aux deux extrémités gauche et droite tandis que les deux plus petites occupent des places légèrement surélevées. Ensuite, les trois lignes diagonales surimprimées au bas de la seconde page, dont l’une se place en parallèle des deux premières, convergent jusqu’à former un angle et apportent une récurrence extrinsèque supplémentaire au motif géométrique diagonale et linéaire. Elles adoptent la même direction que les motifs diagonaux qui caractérisent les images.

Les différentes manifestations de raccords dans l’espace constituent les outils par lesquels Grosz et Heartfield travaillent la notion de la perspective. Le format de la mise en page -photomontage, en tant qu’elle dispose d’éléments et crée des relations, conçoit le raccord spatial en termes de perspective, de cohérence.

Panofsky remarque, dans son ouvrage Idea, où il étudie les développements du concept

d’Idée par les théories de l’Art du Moyen-Âge au Néo-Classicisme, le rôle pris par la

perspective au sein de la régulation des formes de représentation durant la Renaissance : « Les conceptions artistiques de la Renaissance, par opposition à celles du Moyen-Âge, ont donc ceci de caractéristique qu’elles arrachent en quelque sorte l’objet au monde intérieur de la représentation et le situent dans le ‘monde extérieur’ solidement établi ; elles disposent aussi entre le sujet et l’objet (comme le fait en pratique la ‘perspective’) une distance qui tout à la fois réifie l’objet et personnifie le sujet142. »

La perspective différencie l’objet du sujet à l’intérieur de la représentation, dispose un espace délimité et clair qui concentre les effets. La perspective ordonne, rigidifie les limites et accentue les directions prises par le regard.

Mais les lois de la perspective peuvent aussi être adoptées au sein de déconstructions. L’historien du cinéma Noël Carroll considère la notion de perspective au sein de différents

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systèmes de représentations, de la peinture à la cinématographie, dans Mystifying Images.

Fads and Fallacies In Contemporary Film Theory, paru en 1988 :

« Bien sûr, il est vrai qu’il existe de nombreux différents types de systèmes de représentations. Et nombre de ces systèmes ne sont pas dévoués à renseigner précisément la manière dont le monde apparaît — par exemple, l’expressionisme abstrait. Ces systèmes non- mimétiques, anti-perspectives peuvent nous intéresser — particulièrement d’un point de vue esthétique — car ils ont des traits, des qualités et des buts au-delà de rendre des apparences spatiales précises143

Carroll distingue l’usage descriptif de la perspective considéré antagoniste de l’abstraction imprécise et désordonnée. La perspective représente une entreprise descriptive et significative, qui dans Dada Sinn der Welt, est déconstruite et reconstruite notamment par le biais des dispositions de raccords spatiaux. La précision spatiale de la perspective représente un moyen de cohérence, ici détourné vers un but différent d’une description mimétique de l’espace et des interrelations entre les éléments. Les dimensions de la perspective développées par les photomontages reproduits dans Dada Sinn der Welt, s’étendent au photomontage de la mise en page, créant un parallèle entre les deux domaines.

Grosz et Heartfield travaillent la déconstruction des perspectives à plusieurs titres. La déconstruction et la restructuration se perçoivent par l’ambivalence spatiale entre les deux plans qui divisent les mises en pages comprises entre accumulation et juxtaposition, entre perméabilité et fracture, entre les éléments et les plans qu’ils occupent. Tel que vu antérieurement, ils déplacent les centres des compositions pour approfondir l’ambivalence. Selon l’étude donnée par Spies des photomontages berlinois :

« La perspective devient perspectivisme à focalisation multiple […] Le voisinage de couches signifiantes qui se repoussent réciproquement et ne sont pas satisfaisantes du point de vue de la logique […] est symbolisé par la perspective centrale qui n’a plus de fonction harmonisatrice144

L’accumulation des lignes de compositions et des foyers de la perspective dérange son équilibre, contredit sa fonction centralisatrice. Les formes ainsi produites permettent de l’envisager d’un point de vue réflexif. La perspective centrale se diffracte en de multiples

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« Of course, it is true that there are many different types of representational systems. And many of these systems are not

devoted to giving accurate information about the way the world appears — for example, abstract expressionism. These nonmimetics, nonperspectival systems may interest us — especially from an aesthetic point of view — because they have features, qualities and purposes besides those of delivering accurate spatial appearances. » [Nous traduisons] Noël Carrol, Mystifying Images. Fads And Fallacies in Contemporary Film Theory, New York, Columbia University Press, 1988, p. 131.

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Werner Spies, Max Ernst – Les Collages inventaires et contradictions I. Un Inventaire du regard écrit sur l’art et la

points et lignes de perspectives. Le terme perspectivisme marque la manière de figurer les éléments qui fondent la perspective ou d’en détourner l’emploi. Par exemple, avec la composition du photomontage Dada-Bild et de la double page quatorze et quinze, les éléments décomposés de la perspective s’exposent en désordre. Au lieu de la transparence du rendu de la perspective, les éléments sont intégrés en tant que moyens formels et décrivent désormais un nouvel ordre spatial. Dans la double page, les droites multipliées, si elles adoptent la même direction, se placent en des points discordants de la composition : le regard ne se dirige pas vers le centre de la composition comme point de fuite et d’approfondissement visuel, mais s’ouvre. La mise en page déconstruit la centralisation de la perspective en multipliant les points de fuite dont l’homogénéité des directions conserve néanmoins la notion d’harmonie. Elle introduit une tension entre la répétition des points d’ouvertures du champ et la conservation d’une homogénéité d’ensemble. Dans Dada Bild, le cercle et l’angle que forme les deux droites ne circonscrivent pas parfaitement la figure et le centre de la composition : les rapports sont inégaux et décalés par rapport à la figure centrale.

Grosz et Heartfield déconstruisent pour reconfigurer les moyens de la perspective par le déplacement et la figuration des raccords spatiaux. Par exemple, sur les pages quatorze et quinze, les droites obliques se répondent d’une image à l’autre, traversent les éléments visuels, les reproductions pour les coordonner. À l’intérieur des images, elles représentent la sérialisation et la diffraction des foyers de la perspective. Tandis que les droites obliques tracées par les rédacteurs, au bas à droite, non seulement rappellent et ajoutent des lignes de fuites à la perspective mais figurent le raccord lui-même. La mise en page de Dada Sinn der

Welt expose et transforme les lignes de perspective en motifs déconstruits. Elle décompose

pour sérialiser et exposer les éléments du cadre, les moyens de composition de l’harmonie. Du point de vue de la structure, la déconstruction et la diffraction de la perspective ouvrent le champ, comme le montre les relations spatiales, formalisées par les lignes de raccords entre les différentes œuvres, compositions et pages. Puisque la perspective délimite et régit le champ visuel spatial, Dada Sinn der Welt en la décentrant, en décuplant les points de fuite, étend le champ spatial et le reconstruit entre les images et les mises en pages. La structure de la perspective est déplacée et exposée comme un cadre complexe dont l’harmonie se fonde sur la fragmentation des ouvertures. L’espace de mise en page est invité à prendre part aux questions dynamiques dépliées sur plusieurs espaces, au fil de la segmentation des pages.