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DEUXIÈME PARTIE 1922-1928 SPÉCIALISATION DE LA REVUE

I. A 2 b) Concentricités mobiles

Les dimensions fragmentaires contrastées, les formes de cadres disposées à l’intérieur des gravures se développent en tant qu’éléments plastiques dynamiques dans des compositions fixes. L’inscription fragmentaire des figures engendre des cristallisations, des concentrations. Plus exactement, le principe de singularisation inhérent à la fragmentation institue chaque figure en tant que concentration formelle particulière. Par exemple, les fragments de figures géométriques d’Élément mécanique détachés les uns des autres et pourtant rassemblés, pressés à des fins de compositions multiplient des formes concentriques à travers les courbes dessinées, les cercles, les demi-cercles ou les demi-droites. Pareillement, les figures de Music-Hall et Dancing, les immeubles, les roues et les machines de l’Intran apparaissent telles des condensations, des empreintes formelles concentrées. La tension entre association et scission à l’intérieur des compositions fragmentaires introduit des principes dynamiques d’entre les divers éléments. Epstein note dans « Grossissement » :

« Paraît-il en promenant l’œil de gauche à droite sur l’Embarquement de Watteau, on l’anime. La moto des affiches s’emballe en côte au moyen de symboles : hachures, tirets, blancs270. »

Au sein d’une conférence donnée en 1920, il prend cette fois-ci Rodin en exemple afin d’apposer les limites perceptives des compositions plastiques fixes :

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« Vous rappelez-vous ce que Rodin disait de son St Jean Baptiste ? Le geste d’une jambe est chronologiquement en avance sur le geste de l’autre jambe. Pour que nous ayons l’impression de mouvement. Le sculpteur ainsi est réduit au truc, à la frime, au mensonge calculé d’avance. Heureux le cinéma ! Le mouvement est son domaine naturel. Ce carambolage stable que Rodin justifiait, incessamment le cinéma le jauge, et dépasse le sculpteur perclus de matière. Et dépasse le peintre qui maquille une vitesse postiche par adjonctions de lignes horizontales271. »

D’une part, le principe optique de lecture introduit la motricité dans les compositions picturales et de l’autre, l’emploi plastique de tirets et de zones blanches donne une impression de vitesse, de mouvement : deux caractéristiques qui constituent un jeu perceptif et un palliatif à la réalité du mouvement. Dans le deuxième numéro du Promenoir, Élément

mécanique et Dancing disposent de ces mêmes caractéristiques plastiques mobiles.

L’alternance des contrastes, qui dans Dancing ouvrait déjà la profondeur du champ de la gravure, appuie de même la construction d’une impression mobile. De droite à gauche, les fragments noirs et blancs alternés se succèdent, s’enchaînent en une création dynamique. L’alternance des contrastes creuse d’abord la profondeur de l’espace et entraîne également les marques d’un mouvement reconstitué. L’enchaînement de Dancing se construit sur une plastique rythmique fragmentaire et successive.

Élément mécanique emploie exactement des hachures, des tirets et des blancs afin de

tracer la mobilité. Les formes, précédemment vues de dégradés entre les contrastes de noir et de blanc qui lient la temporalité au contraste lumineux et spatial, placées aux limites et à l’intérieur des figures géométriques, créent une forme dynamique. Les hachures et les stries, c’est-à-dire des segments aux contours plus ou moins élimés et étirés, sont disposées de manière régulière et rythmique. Par exemple, à l’intérieur du rectangle central les stries se placent sous chacun des cercles et leurs répétitions soulignent la bande rythmique. Elles s’intercalent au sein des déliés de l’incurvation, dessinée à droite au bas de la composition, en tant que segments rythmiques selon une cadence régulière.

D’une autre manière, deux bandes de tirets entourent le demi-cercle noir, dessiné à l’extrémité droite, et se disposent en miroir d’un côté comme de l’autre. Les autres récurrences des hachures et striures, inscrites à l’intérieur des figures incurvées, au centre, entrecoupées par le rectangle, ne suivent pas une telle régularité, leurs successions semblent plus variables. Elles développent le même principe mais en varie la fréquence de succession.

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Jean Epstein, « Conférence Lacroix 1920 », in 287B92 « Conférence du 31 décembre 1920 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris.

Les hachures, les striures en dégradés distillent à l’intérieur des figures d’autres figures plastiques particulièrement dynamiques.

L’Intran développe à son tour certaines formes ambivalentes comprises entre

inscriptions concentriques et empreintes recréatrices de vitesse, porteuses de mouvement. Car parmi les différentes formes développées à l’intérieur de la gravure, les marques formelles évoquent, à l’aide de moyens similaires à ceux d’Élément mécanique, soit le mouvement soit sa contradiction. L’Intran ne comprend qu’une seule occurrence se reliant à l’image de vitesse : des rayures noires qui strient les quatre traits blancs, dessinés à l’intérieur du demi- cercle au haut de la composition. Puisque le demi-cercle est teint en noir, les rainures noires semblent débordées sur les rayures blanches, reproduisant ainsi une forme de mouvement, un changement d’état de la forme de même qu’une répercussion. Comme dans Élément

mécanique, les tirets, les rayures sont intercalés au sein de successions rythmiques. La

recréation du mouvement se matérialise à la fois par des marques plastiques et leurs dispositions successives. À l’intérieur de l’Intran, les hachures encloses dans le demi-cercle suivent la division interne tracée par les segments blancs et se placent donc au sein d’une succession, dessinent une rythmique régulière.

Cependant, l’ensemble de la composition s’ancre plutôt au cœur d’une certaine fixité. Les formes de fragmentation et de contrastes, précédemment étudiées, qui accumulent et alternent les figures, les densités lumineuses s’inscrivent ici au sein de l’immobilisme. Les contours blancs, qui ont pour effet de renforcer la tension entre la singularisation et l’accumulation contrastée des figures, enserrent et immobilisent les fragments. À la différence de Dancing dont les formes d’alternances de contrastes induisent un certain rythme, et donc, la recréation d’une forme mobile, les juxtapositions et les alternances du noir et blanc dans

L’Intran bloquent le rythme au profit de l’accumulation. Les frontières claires, solides entre

les figures renforcent le statisme des formes, n’autorisent pas la création d’une dynamique formelle, d’un rythme d’entre les lignes et les contrastes. Si des marques mobiles se logent parcimonieusement à l’intérieur de deux figures, elles ne se propagent pas à l’ensemble de la composition. L’Intran se place ainsi dans une tension entre fixité et représentation du mouvement. Les marques du mouvement correspondent, comme pour les gravures de Deval et Léger, à une fragmentation rythmique, limitées pourtant aux détails intrinsèques dans la mesure où elles sont contrecarrées par l’encadrement des figures, gardien de la fixité formelle.

Entre Dancing et Élément mécanique, le dynamisme apparaît grâce à l’habilité optique à recréer du mouvement à partir de l’alternance des formes, spécifiquement des contrastes lumineux. Ensuite, les marques mobiles s’élèvent des contrastes, des alternances, de la profondeur de l’espace créée en tant que traces rythmiques, régulières ou variables. La découverte du dynamisme plastique provient d’une esthétique de succession, d’une répercussion rythmique des fragments comprise à l’intérieur de la tension entre fixité et mise en mouvement. Les formes de cristallisation concentrent les marques dynamiques. Leurs impressions demeurent pourtant imperméables aux créations de cadences rythmiques de contrastes alternés. Epstein écrit dans l’article « Cinéma mystique » en 1921 :

« Chaque image devient une abstraction, quelque chose de complet, de définitif et d’universel. Le cinéma lui-même est mouvement, et si bien que ses natures mortes – téléphone, usines, revolvers - ressuscitent et trépident272. »

Epstein conçoit une image cinématographique animiste à même d’insuffler du mouvement aux objets enregistrés en des points spécifiques. Si sa remarque s’applique principalement au cinéma, la notion de nature morte devient tout aussi intéressante face aux plastiques des gravures de Promenoir. Epstein insiste sur la dimension recréatrice du dispositif cinématographique, sur une tension entre fixité et mouvement, la singularité de l’image et la pluralité du mouvement. L’image cinématographique abstrait, fige pour ranimer. Le mouvement ébranle la finitude de l’abstraction. Les gravures, à l’aide de leurs moyens particuliers, s’inscrivent au cœur d’une tension approchante : leur fixité contingente intègre des formes de recréation du mouvement, exprimées par des empreintes plastiques et des alternances, des points de concentricités et des dispositions rythmiques. La tension entre fixité et mouvement distille des formes conflictuelles de dynamisme. Une telle introduction de la temporalité ouvre le domaine plastique à la question cinématographique.

La mise en page et le corpus de Promenoir élaborent des domaines plastiques qui se tendent vers certaines conceptions cinématographiques. La loi des contrastes plastiques de

Promenoir se place en écho avec la conception des contrastes cinématographiques structurels

et temporels. Le contraste démontre sa versatilité au sein des perspectives et de la profondeur de l’espace plastique car il permet soit d’écraser la perspective soit, grâce à l’alternance, d’en renforcer l’effet. Epstein note certaines particularités de la perception cinématographique :

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Jean Epstein, « Le Cinéma mystique », in Cinéa, Paris, juin 1921, p. 12, in 259B64 « Articles de et sur Jean Epstein dans la revue Cinéa n°6, 12-13, 23, 29, 32, 33, 35, 45, 79 », Fond Jean et Mari Epstein, Cinémathèque Française, Paris.

« ‘Quand dans le lointain nous sommes dans l’impossibilité de passer de la vision à l’action, l’écart singulier qui s’établit entre l’un et l’autre, fait plus inconsistantes les réminiscences tactiles (c’est le ciné) et interdit au sujet de varier son point de vue et d’obtenir des objets une consistance visuelle par l’entrecroisement de perspectives multiples (c’est là la différence et le perfectionnement que le ciné apporte à l’expérience visuelle)273. »

La différence cinématographique offre une perception accrue grâce à l’entrecroisement de perspectives et à la variation des points de vue. Les alternances de contrastes accusent la profondeur et se rapprochent de la perception cinématographique à travers le rythme qu’elles induisent. Les compositions plastiques se limitent à la construction de deux plans et au creusement de la profondeur tandis que la perception cinématographique ouvre les perspectives, les multiplie. La perception cinématographique développe l’ensemble des dimensions plastiques amorcées au sein des gravures, les contrastes, les perspectives, les profondeurs, les traces de concentricités grâce à sa spécificité : la nature du mouvement qui la traverse, sa condition temporelle.