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Parés du prestige de la bête : les artistes chamanes du XXe siècle

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Academic year: 2021

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Amélie Balazut

Parés du prestige de la bête :

Les artistes-chamanes du xx

e

siècle

Résumé

L’art, pour des artistes tels que Miquel Barceló ou Joseph Beuys, revient à perdre figure humaine, à être emporté comme l’est le chamane par le transport ek-statique de la transe, qui le rend à même de transcender la discontinuité des formes et des êtres. Paré du prestige de la bête, l’artiste est alors pareil au chamane et parvient ainsi à dépasser sa condition humaine pour réintégrer le point de vue de nulle part, celui de la source de la vie animale dans laquelle nous nous tenions jadis.

« Vivre en léopard, mourir en homme », ainsi se comprend l’existence des hommes-léopards (mwamè wa ‘engwe) chez les Babembe du Kivu dans l’est de la République démocratique du Congo. Il ne s’agit ici, ni de symbole ni de métaphore, l’initié Mwamé entendant s’assimiler à l’animal dont il porte le nom et dont il investit la forme au point, dit-il, d’être dans l’impossibilité de distinguer encore ce qui relève en lui de l’homme et de l’animal. Dans les croyances de ces sociétés secrètes initiatiques, la relation de l’homme à l’animal a quelque chose de très intime et de très radical. « C’est d’une véritable métamorphose qu’il s’agit, de l’apparition d’un être nouveau » (1). Pourquoi s’assimiler au léopard ? Pourquoi l’homme sacrifie-t-il sa vie d’homme à celle d’un animal ? Qu’attend-il de la réversibilité de la métamorphose ? Si les Bamè entendent vivre en léopard et mourir en homme, ce n’est en réalité que pour s’acquitter d’un péché originel par lequel l’homme aurait voué le léopard à la mort. « Tout se passe comme si les Bamè avaient accepté de sacrifier leur vie de m’tù, homme, au léopard, pour mériter un jour d’être hommes » (2). Resté jusqu’ici mystérieusement étranger à la mort et insoumis, le léopard demeure saisi d’une colère sans borne contre l’homme qui, dans l’espoir de devenir immortel à son tour, parvint à séduire le fauve et à obtenir de lui un morceau de sa queue, imaginant y retrouver l’immortalité. Il n’en fut rien mais le léopard, lui, se vit dès lors voué à la mort, comme tous les animaux qui, avant lui, s’étaient laissé attraper la queue. Depuis ces temps mythiques, le léopard est hanté par le désir sanglant de plonger l’univers dans le chaos mortel des origines puisqu’il est le seul, pour les Bamè, à détenir le pouvoir de transiter entre les territoires qui déterminent l’ordre cosmique et par là-même d’en désarticuler les frontières. « Apaiser la colère du léopard en lui sacrifiant plus que symboliquement leur vie d’homme, M’tù, au nom de l’homme,

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auteur du crime originel, telle est sans doute la raison, enfouie dans la mémoire la plus lointaine, de la métamorphose des Bamè en léopards. En espérant que le félin abandonne ses rêves de Néant et qu’il accepte d’assumer pleinement sa fonction originelle d’ordonnateur du monde culturel – et cosmique – que l’imaginaire bembe… lui reconnaît » (3).

Il y a, comme l’analyse Alfred Adler, au-delà de cette réponse particulière de la culture Babembe comme des différentes cultures, qu’elles soient chamaniques, totémiques ou autres, une commune idée. La commune idée que l’homme, c’est à dire « l’animal malade », ne peut exister, gagner en puissance de vie, qu’en puisant à sa source sans cesse renouvelée, c’est à dire le monde animal, dont il peut prendre le meilleur, les forces de fécondité, l’énergie créatrice, et le pire, les forces destructrices. Cette interdépendance des natures humaines et animales, à traves laquelle l’homme semble chercher une réconciliation, une réintégration, nourrit depuis toujours la créativité des artistes. Connues dès l’antiquité grecque, des figures composites, mi-hommes mi-animaux telles que Pan, Dionysos et le Minotaure, poursuivent de façon intempestive leur influence, qu’il s’agisse du Minotaure, que Picasso n’aura de cesse de figurer, ou des figures d’hommes chèvre-pieds dont ce dernier s’est voulu la métamorphose dans de nombreux autoportrait en faune.

Plus contemporaine est la sculpture de Jonathan Meese, Der propagandist, de 2005, gigantesque satyre aux membres outrageusement ithyphalliques ou le dessin de Jean-Luc Verna, représentant à son tour un être satyrique mais plus vraisemblablement moins content de son sort.

Une même prédilection pour l’image de l’animal et son assimilation à la figure humaine est aujourd’hui tout aussi présente dans l’œuvre protéiforme de Miquel Barceló dont il importe d’analyser la démarche.

L’empathie avec l’animal est telle pour cet artiste qu’elle est vécue comme une nécessité physique qui revient, pour le peintre à « s’animaliser ». Non pas au sens d’un retour à une sauvagerie, d’une perte d’humanisme, mais bien plutôt, précise l’artiste, d’un extrême humanisme. « Je crois – dit-il – que c’est un privilège de s’animalier… La conscience de l’animalité ce serait un extrême humanisme » (4). Cette empathie avec l’animal, Miquel Barceló la décèle entre autres dans les œuvres pariétales du Paléolithique.

Or, au Paléolithique tout se passa comme si les hommes avaient d’eux-mêmes la honte que nous avons aujourd’hui de l’animal. L’intérêt que les tous premiers artistes ont prêté à la figure animale, plutôt qu’à celle de l’homme, est sans commune mesure. Dans l’art des chasseurs du Paléolithique supérieur l’animalité règne en maître sur l’humanité. La figure animale domine en nombre, en proportion et en splendeur et va jusqu’à recouvrir celle de l’homme. En effet, non contentes de ne pas être l’objet de l’attention et du soin figuratif que connaissent les figures animales, la plupart des représentations humaines, qui font curieusement figures d'hapax, apparaissent privées de leur véritable nature humaine pour composer avec celle de l’animal. Si exaltation il y a ce n’est ainsi en aucun cas celle de l’action humaine, au demeurant inexistante, mais plutôt celle de la vitalité animale, comme si l’animalité incarnait bien davantage que la seule réalité que nous lui connaissons aujourd’hui.

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Comment en effet ne pas voir, comme l’écrit le préhistorien Jean Clottes, que dans l’association de l’homme et du félin, qui compose l’étonnante statuette aurignacienne de Hohlenstein-Stadel, « une fois de plus, l’importance du félin est accentuée, ainsi que la fluidité du système de pensée des hommes du Paléolithique, pour lesquels les frontières entre les humains n’étaient {vraisemblablement} pas étanches. S’agit-il d’un chamane partiellement transformé en lion ? D’un être mythique, héros ou dieu ? D’un esprit surnaturel ? » (5). Dans ce magnifique exemple, très représentatif des figures composites du Paléolithique, le parti pris de l’interdépendance de la nature animale et de la nature humaine est évident et n’est pas sans nous rappeler les relations d’intimité que les Babembe du Kivu entretiennent avec le léopard.

La connaissance singulière qu’a Miquel Barceló de cette période de l’histoire de l’art, associée à son propre quotidien, celui des troupeaux de bêtes de la ferme de Majorque qu’il observe à loisir ou des poissons qu’il pêche depuis son enfance au fond de la méditerranée, sans oublier ceux d’Afrique qu’il affectionne particulièrement, sont très vraisemblablement à l’origine du détournement de la figure humaine qui opère au cœur de son œuvre protéiforme. Qu’il s’agisse des autoportraits composites de Miquel Barceló, tour à tour homme-âne, homme-gorille, homme-éléphant ou des gisants du Palais des Papes d’Avignon, affublés de têtes d’âne et de poisson, ou de masques bestialisés, l’homme est ainsi souvent « paré du prestige de la bête ». Pour les portraits de l’artiste en mammifère marin ou en yéti la métamorphose est même totale. L’animal, en plus de se substituer au visage de l’artiste, va même parfois jusqu’à interférer sur son propre geste, comme le font les termites dont l’action participe activement et même principalement de l’œuvre. Placés dans des trous faits par les termites, des dessins réalisés par l’artiste sont alors mangés par les insectes papivores et deviennent, aux grés des trous, une carte, un fruit, une tête, un squelette ou encore un crâne.

Pour le préhistorien Jean Clottes, qui vient de consacrer un article au peintre catalan, « l’œuvre foisonnante de Miquel Barceló abonde en réminiscences préhistoriques, qu’il s’agisse des sujets de ses créations, des techniques utilisées ou des effets recherchés » (6). Les gestes artistiques de Miquel Barceló viennent, c’est un fait, de la nuit des grottes, qu’il s’agisse des tableaux cabossés, (dans lesquels l’artiste cherche à reproduire les murs d’Altamira) ou des œuvres réalisées dans l’église des Célestins, (où il utilise de façon concrète les fissures, les orifices et les reliefs pour faire surgir un bestiaire à même la paroi). Même chose également pour le plafond de stalactites de l’ONU (ayant pour sujet le motif de la grotte), pour la chapelle de la cathédrale de Palma de Majorque (immense peau céramique grouillante de créatures) ou encore pour la fresque éphémère de Paso Doble. Dans ce spectacle, où Miquel Barceló se dit « jouer à faire l’animal », comme dans les œuvres majeures que nous venons de citer, il est en effet frappant de constater à quel point les thèmes paléolithiques de la grotte et de l’animal sont convoqués. C’est d’ailleurs en jouant Paso Doble sur l’argile, considéré un peu comme la version live de l’œuvre de la cathédrale de Majorque, que l’artiste s’est

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rendu compte que le résultat de chaque geste était souvent lié à l’animal et ce depuis ses premiers tableaux, pour certains réalisés à quatre pattes.

Que nous enseignent donc les images que ces tous premiers hommes ont laissées d’eux-mêmes pour nourrir si fortement encore l’œuvre de contemporains comme Miquel Barceló ? Que « les premiers ils avaient trouvé le havre que toujours nous cherchons, où le monde est comme une réponse à nos plus secrètes aspirations » (7) pour reprendre ici Georges Bataille. Que les premiers ils ont su, en cette limitation fascinée que révèle le geste créateur et transgressif de l’art, regagner leur intimité et faire retour vers ce donné naturel que leur finitude les avait contraints de nier et de recouvrir. Qu’en bravant l’interdit par l’identification à la figure animale que réalise le geste transgressif de l’art, il était possible à l’homme, dans une expérience limite, ek-statique, de se retourner sur lui-même, d’exprimer ses plus secrètes aspirations et de regagner sa propre origine, matérialisée par la figure animale. Comme l’écrit Jean-Christophe Bailly dans son livre Le versant animal, au sujet des peintures paléolithiques, « quelle que soit l’interprétation que l’on puisse tenter de ces figures de chevaux, de félins, de bisons et d’aurochs, il reste qu’elles imposent le rapport de l’homme à l’animal comme le rapport absolument originaire : des bêtes se tiennent au seuil du symbolique – mais ce qui est le plus extraordinaire peut-être, c’est qu’elles y sont pour elles-mêmes et comme elles-mêmes, c'est-à-dire selon cet effarant effet de saisie qui a sidéré tous les peintres par sa réalité, par son efficacité plastique et magique… par elles nous sont indiqués une origine ou un état originaire de la désignation et… il en va avec elles comme d’un premier et stupéfait pointage, où, au sein de toute la nature, l’animal est reconnu comme le grand autre, comme le premier comparse » (8).

Une brisure, un abîme nous sépare de l’animal, de la liberté rayonnante de l’Ouvert au sein duquel l’animal se tient dans l’éternelle présentation au présent, sans passé et sans avenir, et par conséquent

« exempt de mort » (9). Pour l’animal qui vit dans ce temps non arrimé, il n’est effectivement pas de mort. Car l’animal n’est pas interdit devant la mort. À l’inverse de l’homme, pour qui la mort est tragiquement le brusque démenti qui renvoie le projet d’une réalisation de soi à l’absurdité absolue, il n’est rien de tragique pour l’animal. L’animal meurt, souffre, se protège et se défend, mais jamais il n’anticipe la mort. L’absence de la mort, pour le poète Rainer Maria Rilke, est cela même qui libère l’animal et qui le dispose dans le règne sans intention de l’Ouvert, du pur espace.

« A pleins regards, la créature voit dans l’Ouvert. Nos yeux à nous sont seuls comme inversés… Jamais nous n’avons, nous, pas un seul jour le pur espace devant nous, où vont les fleurs infiniment s’épanouir. Toujours est là le Monde, jamais ce Rien sans lieu, ce Nulle part » (10). La créature est dans le monde, elle est "au monde" et a toujours devant elle et au- dessus d'elle cette liberté d’une ouverture indescriptible, du pur espace dans lequel elle est immergée. L’Ouvert est l’espace même de cette richesse infinie, de cette liberté de mort dont l’homme demeure à jamais

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privé. Comme l'exprime en effet le philosophe Michel Guérin, « ce "pur espace", dans lequel, dit la huitième Elégie, « les fleurs infiniment s’épanouissent », nous est, en tant que vivant, interdit ; la créature, elle, voit l’Ouvert ; elle perçoit, si petite soit-elle, dedans, "avec un grand regard animal". Nous ne pouvons qu’envier ce vivant qui… n’aperçoit pas ce qu’il voit, lui qui est cependant toute perception » (11). L’Ouvert rilkéen est, nous semble-t-il, la désignation et la description de ce règne initial, préhumain, dans lequel nous étions immergés avant que notre humanité nous en arrache et nous le rende étranger et par-là même inaccessible puisque toujours d’abord recouvert. « Oh ! la félicité de la créature menue qui habite toujours et reste dans le sein qui l’a portée ! » (12), s'exclame à regret le poète. Pour le préhistorien Marcel Otte, l’animal est rédempteur. Il « est l’allié de toutes les peurs, de toutes les audaces ; il porte la nature en effigie, celle dont l’homme ne se défait pas mais que lui sait assumer. L’animal donne la leçon du silence aux tourments qui traversent nos esprits, il est le pacificateur dans son état tranquille et pleinement assumé. L’animal est le modèle d’une sagesse naturelle dont un diable nous a privé, nous forçant à voir un destin funeste que l’animal ignore ou supporte avec un fatalisme envié par tout être pensant » (13).

L’interdit devant la mort, qui s’est emparé de l’être vivant que nous sommes à un moment donné de notre existence, et qui nous empêche d’être « libre de mort » comme les autres vivants, a cependant pour contrepartie le désir brûlant de retrouver cette liberté, de regagner cette plénitude dans l’ouverture de laquelle se tient l’animal. Triompher de la mort, ou tout au moins se soustraire pour un laps de temps à sa funeste horreur sacrée et retrouver cet état affectif initial d’être « libre de mort », comme la créature, ainsi convient-il en effet de penser l’essence de l’art dans lequel, nous dit Philippe Lacoue-Labarthe, à propos de l’art nègre

« ce n’est pas l’humain dans l’homme, mais l’inhumain dans l’homme qui est figuré. L’inhumanité …est le cœur le plus secret, le plus retranché de l’humain, là où l’humain passe l’humain, ce qui est plus intérieur que mon intimité même, une intimité de l’intimité au-delà de l’intimité qui ouvre ainsi une extériorité prodigieuse, un pur dehors qui extasie l’humain. Ce dehors absolument intérieur ces objets l’irradient à même eux, dans leur hiératisme énigmatique » (14).

L’art est né de l’aptitude à capter ce cœur le plus retranché de l'humain, plus intérieur que notre intimité, où l’humain passe l’humain et qui consiste à plonger dans la crypte de notre propre inconscient dans lequel sont refoulées nos plus lointaines et nos plus secrètes aspirations.

Comme le précise toutefois André Malraux, « la création artistique ne naît pas de l’abandon à l’inconscient, mais de l’aptitude à le capter… [et] la mise en forme de l'inconscient n'est pas la mise en forme de l'inconscience » (15). Dans La tête d’obsidienne, le même observe à propos de Picasso, que la certitude de capturer quelque chose comme l’avaient fait les peintres des cavernes lui suffisait. Cette conception

« kratophanique » de l’image est en tout point comparable au pouvoir sacré de celle-ci dans l’art des peuples chasseurs cueilleurs de croyances

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chamaniques. Il ne s’agit pas en effet, pour l’artiste chamane, de s’abandonner à la moindre hérésie, et encore moins à la folie, tout au contraire. Le chamane est le maître du désordre, celui qui connaît et maîtrise les techniques archaïques de l’extase qui lui permettent de « voir les yeux fermés » et de restituer, par l’intermédiaire de ce pouvoir, ce qui d’ordinaire se dérobe à la vue et que nous cherchons à voir au travers des images.

En donnant à voir ce qui ne peut être vu, ce dont on ne peut s'approcher sans mourir, l’image ouvre ainsi la vie sur une transcendance, sur une manifestation de puissance qui la rend inséparable du sentiment du sacré. Forte d'une puissance d'ordre "magique" transcendante, qui lui confère le pouvoir d'approcher l'inapprochable, de voir ce qui ne peut être vu et par-là même de figurer l'infigurable, l'image est l'écueil sur lequel nous aimons à nous échouer, le refuge que toujours nous cherchons. « Il y a, dans ce qui répond à la volonté de figurer, quelque chose d’une halte… la figure est cette halte, ce repos, peut-être ce repli » (16). Que la figuration soit l’occasion pour l’homme d’une halte, d’un repli au sein de ce qui le tourmente, est une idée que Jean Christophe Bailly retrouve exprimée non seulement dans les figures du Paléolithique mais également dans une belle scène du film Dead Man de Jim Jarmusch où le héros, William Blake, s’allonge sur le sol de la forêt auprès d’un daim mort et se peint les joues avec son sang. A propos de cette scène, l’auteur parle entre autres de retrouvailles ouvrant au héros la voie d’une réintégration.

Dans l’image de ces deux corps allongés côte à côte, « l’homme se confie à l’animal, lui prend son âme et s’en remet à lui, à elle, voyage avec elle, chamanisme improvisé où mort et vie se donnent l’accolade dans un apaisement prodigieux. Dans un battement de temps, qui est un repli, une alcôve, il retrouve…l’intimité perdue » (17).

Cette image cinématographique, que Jean-Christophe Bailly se plaît à identifier à une éventuelle représentation chamanique, est en effet on ne peut plus significative et n’est pas sans nous rappeler les images de la performance Comment expliquer des tableaux à un lièvre mort de Joseph Beuys, ou plus encore celles de Coyote, I like America, America likes me.

Dans cette action l’artiste s’est alors contraint à passer une semaine dans une galerie avec un loup d’Amérique afin, disait-il, d’échanger leurs connaissances de la terre, d’éprouver la spiritualité de la nature. Pour Joseph Beuys, l’art doit ainsi se vouer à des créations physiquement invisibles où circulent des énergies psychiques, humaines ou non. Et de ce point de vue, selon lui, tout homme est un artiste capable d’acte créateur,

« un sculpteur social » ou encore un chamane. Emmitouflé dans une couverture de feutre près d’un coyote qui tourne en rond et qui finira par s’allonger à ses côtés, Joseph Beuys incarne ici à souhait la figure du chamane qu’il considère pour sa part comme « celui qui révèle la forme toujours déjà celée dans le chaos de la matière, et qui in-forme cette dernière » (18). Condensant en lui-même et diffusant le pouvoir magique d’associer des éléments d’ordres contradictoires tels que nature/culture et humanité/animalité, Joseph Beuys est ainsi pareil au chamane. Elu grand prêtre de l’art par un accident notoire, nous dit Michel Guérin, Joseph

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Beuys est en effet celui qui s’est guéri lui-même si bien, nous dit l’auteur, que « comme auto-thérapeute et sculpteur social, Joseph Beuys est pareil, dans le fait, au chaman » (19). Pareil au chamane effectivement en ce sens enfin où cette mise en scène, que proposa Joseph Beuys dans la deuxième moitié du XXème siècle, permet à l’art de retrouver sur son chemin « la posture de l’artiste en chaman, inducteur ou catalyseur d’un champ gravitationnel » (20) au sein duquel seulement peut avoir lieu cette réintégration que Jim Jarmush et Joseph Beuys, par leur posture d’artiste-chamane, nous donnent à voir. Peut-il en être autrement pour l’homme et le bison mort, allongés à proximité l’un de l’autre, dans la scène du puits de Lascaux ? Et est-il question d’autre chose aujourd’hui, que de cette réintégration, dans la performance « Paso doble » de Miquel Barceló qui se joue sur un mur de caverne provisoire sur laquelle l’artiste s’ingénie à donner corps à la matière dans un perpétuel et éphémère jeu de métamorphoses, avant de disparaître à son tour dans la paroi ?

Pour Miquel Barceló, artiste pariétal par excellence, la peinture est en réalité vécue comme une maladie, une forme de "desmourir", un

"devenir pas mort" qui n’a rien à voir, nous dit le romancier Pierre Péju, avec un refus de mourir ou de nier la mort. « Le "devenir pas mort" du peintre qui ne cesse de peindre est un accord avec la grande force vitale, cette énergie qui fait tout apparaître mais qui fait aussi tout disparaître » (21). Peindre pour Barceló revient donc à être emporté par ce « devenir pas mort », par ce mouvement sans fin de la continuité dissolutive de la nature, comme l’est le chamane emporté par le transport ek-statique de la transe, qui le rend à même de transcender la discontinuité des formes et des êtres. Dans la performance de Paso Doble Miquel Barceló, assisté de Josef Nadj, est en effet pareil à un chamane. Peu à peu en proie à de multiples métamorphoses, le danseur en vient à perdre figure humaine.

Son visage déjà terreux est alors aboli par le surgissement de groins, de becs, d’ouïes ou encore de crocs. Par le déplacement que réalise la métamorphose, l’artiste parvient ainsi à dépasser sa condition humaine pour accéder à cette dissemblance, à ce « devenir pas mort », à cette réalité alternative qui lui permet de faire l’expérience de la mort tout en la contournant, et de retrouver ce point de vue de nulle part, originel, de la source de la vie animale dont l’homme demeure à jamais séparé. Puis vient le moment de sa disparition dans le trou qu’il a lui-même creusé avant de s’y engouffrer, nous faisant alors assister, écrit Pierre Péju, « à une sorte d’anti-accouchement ou d’auto-inhumation » (22), réintégration dans la "matéria primitive".

De ce qui est sans retour l’artiste et le chamane renvoient des images, vision de la nuit des temps, de la nuit qui traverse intact tous les temps, celle d’où nous procédons et sur laquelle nous ne pouvons d’ordinaire revenir autrement que dans la nuit infernale de notre propre corruption. L’artiste, comme le chamane, est celui qui sait ; il est celui qui sait « devenir pas mort », qui sait transcender la discontinuité des êtres et des choses et rejoindre la continuité substantielle de « la situation qui existait in illo tempore, lorsque la rupture entre l’homme et l’animal n’était pas encore consommée » (23).

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De quoi en moi l’animal se souvient ? Ainsi peut-on résumer le mystère initial que l’art, dans la réintégration qu’il permet, s’efforce de résoudre. Les artistes sont ainsi tels « les chamanes qui, se souvenant d’avoir été des animaux jadis, persistaient à voyager auprès des grands animaux de la curée originaire » (24). Dans ce mouvement autoscopique, qu’effectuent pour nous ces artistes chamanes, l’homme que nous sommes se retourne sur lui-même et fait ressurgir ce que, jadis, il était encore et que l’animalité incarne. Saisir l’intimité de l’art c’est donc avoir compris, pour reprendre Pascal Quignard, qu’« il y a sur toute face animale un air de jadis » (25), un air de famille et que derrière chaque figure animale se cache aussi celle d’un homme, l’une comme l’autre participant d’une même continuité matérielle.

Notes

1. Alfred Adler, L’Animal dans les cultures d’Afrique noire, in Animal, catalogue d’exposition du musée Dapper, Paris, 2007-2008, p. 70.

2. Pol Pierre Gossaux, Le bwane du léopard des Babembe (Kivu-Congo), in Aux animaux que l’on choisit d’inhumer, Colloque d’histoire des connaissances zoologiques, Université de Liège, 1999, p. 85.

3. Ibid., p. 87.

4. Eric Mézil, in Portrait de Miquel Barceló en artiste pariétal, Paris, Gallimard, 2008, p.

172.173.

5. Jean Clottes, L’Art des cavernes, Paris, Phaïdon, 2008, p. 54.

6. Jean Clottes, Miquel Barceló, des cavernes ornées à l’art contemporain, in Connaissance des arts, hors série, Juin 2010, p. 1.

7. Georges Bataille, Dossier de Lascaux, 1955, in O. C. T. IX., Paris, Gallimard, 1979, p.

342.

8. Op. cit., Paris, Bayard, 2007, p. 23. 24.

9. Rainer Maria Rilke, Les Elégies de Duino, Les Sonnets à Orphée, Paris, Seuil, 1974, p.

75.

10. Ibid.

11. Michel Guérin, Pour saluer Rilke, Belval, Circé, 2008, p. 40.

12. Rainer Maria Rilke, Les Elégies de Duino, Les Sonnets à Orphée, p. 79.

13. Marcel Otte, Cro Magnon, Paris, Perrin, 2008, p. 145.

14. Philippe Lacoue-Labarthe, La figure (humaine), in La figure dans l’art, collectif, Antibes, William Blake & Co, 2008, p. 21-22.

15. André Malraux, Les voix du silence, in Ecrits sur l’art, O.C. T. IV., Paris, Gallimard, La pléiade, 2004, p. 524 et 568.

16. Jean-Christophe Bailly, La figure (absente) in La figure de l’art, collectif, Antibes, William Blake & Co, 2008, p. 47.

17. Jean-Christophe Bailly, Le versant animal, p. 22.

18. Yves Alain Bois & Rosalind Krauss, L’informe mode d’emploi, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, p. 137.

19. Michel Guérin, L’Artiste ou la toute puissance des idées, Aix-en-Provence, PUP, 2007, p. 139.

20. Ibid.

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21. Pierre Péju in Portrait de Miquel Barceló en artiste pariétal, p. 32.

22. Ibid., p. 27.

23. Mircea Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, 1951, Paris, Payot, 1998, p. 89.

24. Pascal Quignard, Les désarçonnés. Dernier royaume, VII, Paris, grasset, 2012, p.

178.

25. Pascal Quignard, Les ombres errantes. Dernier royaume I, Paris, grasset, 2002, p.

166.

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