• Aucun résultat trouvé

La vie derrière soi Gustave Flaubert et le temps du roman

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La vie derrière soi Gustave Flaubert et le temps du roman"

Copied!
336
0
0

Texte intégral

(1)

L

A VIE DERRIERE SOI

G

USTAVE

F

LAUBERT ET LE TEMPS DU ROMAN

par

Véronique Samson

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Thèse soumise à l’Université McGill

en vue de l’obtention du grade de Ph.D. en langue et littérature françaises

Août 2017

(2)

RÉSUMÉ

Cette thèse a pour point de départ la singulière vieillesse que s’attribue Gustave Flaubert, dès le plus jeune âge, dans sa correspondance. Elle propose de relire l’œuvre du romancier comme une réponse à cette expérience du temps, héritée du romantisme mais exacerbée au point de devenir une véritable vie posthume. Le premier chapitre identifie dans le régime d’historicité moderne les conditions de possibilité de cette expérience, pour ensuite montrer le problème que pose celle-ci à l’exigence de durée du roman. Nous postulons que c’est cette contradiction, manifeste dans l’œuvre de jeunesse, que cherche à résoudre l’œuvre de maturité.

La solution que trouve Flaubert est de commencer le roman par une fin : la vie posthume est de moins en moins exprimée par le personnage, pour être progressivement prise en charge par les structures du roman. Le deuxième chapitre expose cette formule de Madame

Bovary aux Trois contes, en s’appuyant sur la définition d’un horizon d’attente pour montrer la

présence de dénouements reconnaissables dans les débuts de l’existence fictionnelle des personnages. La suite de la thèse développe les conséquences d’une telle structure. Le troisième chapitre aborde la question : comment remplir le temps après la fin ? Il répond que le roman de Flaubert installe en ses pages une mémoire du présent, programmant le déjà-vu pour contrecarrer la nouveauté des événements. Le dernier chapitre offre quant à lui une réponse à la question : comment finir si la fin a déjà eu lieu ? Il montre qu’au moment de s’achever, le roman tend vers un dénouement qu’il rappelle tout en signalant son impossibilité.

Dans son ensemble, la thèse offre une réflexion sur la modernité romanesque au XIXe

siècle, au-delà du récit, aujourd’hui bien familier, d’un abandon progressif des formes traditionnelles. Nos analyses révèlent que Flaubert ne s’en départit pas tout à fait : au contraire, une certaine mémoire des formes serait nécessaire pour faire éprouver au lecteur la vie derrière soi.

(3)

ABSTRACT

This thesis takes as its starting point the peculiar old age Gustave Flaubert attributed to himself from a very early age in his correspondence. It proposes to read Flaubert’s work as a response to this experience of time, an experience inherited from romanticism but intensified to the point of becoming posthumous. The first chapter introduces the concept of the modern regime of historicity, wherein reside the conditions of possibility for this experience. It then establishes the contradiction between posthumous temporality, on the one hand, and the unfolding in time that is proper to the novel, on the other. I argue that it is this contraction, manifested by Flaubert’s juvenilia, which the mature works attempt to resolve.

Flaubert’s solution is to begin the novel with an ending: posthumous living becomes less and less the expression of the character, and increasingly the work of the narrative structures themselves. The second chapter of the thesis explores this approach from Madame

Bovary to the Trois contes: by reconstructing the nineteenth-century reader’s horizon of

expectation for novelistic endings, it shows the presence of recognizable conclusions in the opening episodes of the characters’ adventures. The rest of the thesis develops the consequences of these untimely conclusions. The third chapter considers the following question: what makes up the remaining time, beyond the ending? It proposes that Flaubert’s novels establish a ‘memory of the present’, by setting up a sense of déjà-vu to pre-empt the novelty of their events and withdraw increasingly into their own past. The final chapter offers an answer to the question: how can the novels finish, having already reached their ending? It shows the final pages of Flaubert’s works gesturing towards traditional denouements while signaling their impossibility.

This thesis aims to rethink the history of the nineteenth-century novel: instead of the familiar suggestion that Flaubert emancipates himself from narrative conventions, my analyses reveal that he, in fact, conserves them, in order to install his characters in their afterlife.

(4)

REMERCIEMENTS

Mes remerciements vont d’abord à Isabelle Daunais, pour son soutien et sa grande disponibilité, même à distance, mais aussi pour toutes les voies ouvertes dans son travail pour penser l’œuvre de Flaubert et l’histoire du roman : cette thèse lui doit énormément.

Merci aux nombreux interlocuteurs croisés pendant ce doctorat aux mille détours : à Judith Lyon-Caen ; à Christophe Pradeau ; à Michel Biron et à Yan Hamel pour leurs conseils pendant l’examen préliminaire ; à Frédéric Charbonneau pour la découverte de l’historiographie ; à Jacques Neefs et à Véronique Cnockaert pour leur lecture en tant qu’évaluateurs externes ; à Yvan Leclerc et à Aude Leblond pour les occasions de partager mon travail. Merci également aux professeurs qui m’ont accueillie à l’École normale supérieure et à l’Université de Cambridge, Dominique Combe et Nick White.

Merci à mes parents, à ma sœur, aux amis de Montréal pour leurs encouragements en fin de partie ; à Henry pour le prêt de ses « Pléiade » ; à Emeline pour sa relecture patiente ; à Gabrielle pour une longue complicité.

Merci, enfin, à Édouard pour le compagnonnage depuis le début du doctorat, qui a aussi été le nôtre : cette thèse lui est dédiée.

Ce travail a bénéficié de la bourse Joseph-Armand-Bombardier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada ainsi que du soutien financier du Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill et du groupe de recherche Travaux sur les arts du roman.

(5)

LISTE DES ABRÉVIATIONS

BP Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, dans Œuvres, t. II, édition d’Albert

Thibaudet et René Dumesnil, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 711-987.

C1 Gustave Flaubert, Correspondance I (janvier 1830-juin 1851), édition de Jean

Bruneau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973.

C2 Gustave Flaubert, Correspondance II (juillet 1851-décembre 1858), édition de Jean

Bruneau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980.

C3 Gustave Flaubert, Correspondance III (janvier 1859-décembre 1868), édition de Jean

Bruneau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991.

C4 Gustave Flaubert, Correspondance IV (janvier 1869-décembre 1875), édition de Jean

Bruneau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998.

C5 Gustave Flaubert, Correspondance V (janvier 1876-mai 1880), édition de Jean

Bruneau et Yvan Leclerc, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007.

ÉS Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, dans Œuvres, t. II, édition d’Albert

Thibaudet et René Dumesnil, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 31-457.

H Gustave Flaubert, Hérodias, Trois contes, dans Œuvres, t. II, édition d’Albert Thibaudet et René Dumesnil, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 649-678.

MB Gustave Flaubert, Madame Bovary. Mœurs de province, dans Œuvres, t. I, édition

d’Albert Thibaudet et René Dumesnil, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 291-611.

OJ Gustave Flaubert, Œuvres de jeunesse, édition de Claudine Gothot-Mersch et Guy

Sagnes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2001.

S Gustave Flaubert, Salammbô, dans Œuvres, t. I, édition d’Albert Thibaudet et

René Dumesnil, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 707-994.

SJ Gustave Flaubert, La Légende de Saint Julien l’Hospitalier, Trois contes, dans Œuvres, t. II, édition d’Albert Thibaudet et René Dumesnil, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 623-648.

UCS Gustave Flaubert, Un cœur simple, Trois contes, dans Œuvres, t. II, édition d’Albert

Thibaudet et René Dumesnil, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 591-622.

(6)

TABLE DES MATIÈRES

Résumé ii Abstract iii Remerciements iv

Liste des abréviations v

INTRODUCTION 1

CHAPITRE UN — UNE SINGULIÈRE VIEILLESSE 16

i. L’invention du jeune-vieux 19

ii. L’existence posthume 36

iii. L’hypermnésie 50

iv. Fictions du posthume 59

Entre la vie et la mort 60

Entre le héros et le narrateur 71

Le problème du récit chez Flaubert 80

Hypothèses : vers une résolution de la contradiction 87

CHAPITRE DEUX — LE ROMAN APRÈS LA FIN 95

i. Du temps en trop 98

ii. Le mariage d’Emma 113

iii. L’éducation de Frédéric 126

iv. La vieillesse de Bouvard et Pécuchet 137

v. L’espace de l’après-roman : de Charles au demi-siècle de Félicité 146 CHAPITRE TROIS — LA MÉMOIRE DU PRÉSENT 170

i. Reconnaissances 173

ii. Revenances 195

La mémoire de Madame Bovary 201

L’intermittence du souvenir 216

Les lieux de mémoire du roman 224

La mnémotechnie de Bouvard et Pécuchet 231

(7)

CHAPITRE QUATRE — L’ÉPUISEMENT DU ROMAN 252

i. La dégradation de la fin 255

ii. Dissolutions 268

iii. Réductions 278

iv. Désirs de fin 289

v. Sonner le glas 303

CONCLUSION 308

BIBLIOGRAPHIE 314

(8)

I

NTRODUCTION

Au moment d’adopter la vocation d’écrivain, à l’ombre des rayonnages de cet homme du XIXe siècle qu’est son grand-père, le jeune Jean-Paul Sartre formule le souhait de s’installer

parmi les défunts : « je choisis pour avenir un passé de grand mort et j’essayai de vivre à l’envers », écrit-il. « Entre neuf et dix ans, je devins tout à fait posthume.1 » Pour écrire, il

faudrait déjà s’étendre dans un cercueil, car la gloire ne couronne que les trépassés. Contre le temps qu’il a encore devant lui, l’enfant appelle la métamorphose de son corps mortel, cherchant à lui donner tout de suite la permanence minérale des « pierres levées2 », pour

prendre place dans le « minuscule sanctuaire3 » de la bibliothèque.

La réflexion qui apparaît dans l’emphase ironique du narrateur des Mots ne concerne pas seulement l’idéal de postérité de l’écrivain, refusant d’écrire pour le présent : la notion de

posthume se trouve au cœur de l’analyse que fait Sartre de l’héritage romanesque du XIXe siècle.

Dans l’article célèbre qu’il consacre à Mauriac, il dénonce le « temps mort » d’œuvres encore imprégnées de l’influence des grands prédécesseurs, où « l’avenir [s’]étale comme le passé, [ne] fait que répéter le passé.4 » Au lieu de laisser place à l’indétermination, à l’ignorance, à

l’incertitude, au lieu de ménager un espace pour la dynamique d’hypothèses et de projections qui constitue l’existence selon Sartre5, le roman se résume à l’exposition d’événements déjà

terminés. Ainsi la perspective de l’auteur dépasse toujours celle du personnage : il se trouve

1 Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1964, p. 162. 2 Ibid., p. 35.

3 Ibid., p. 36.

4 Id., « M. François Mauriac et la liberté », dans Situations I, édition d’Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard, 2010, p. 58.

5 Nous renvoyons ici aux pages que Marielle Macé dédie à Sartre dans Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2011, p. 103-181.

(9)

au-delà de son histoire, écrite et donnée à lire depuis sa fin, empêchant du même coup au lecteur d’exercer sa liberté, de sentir que « tout peut encore être autrement6 ». Roland Barthes

se souvient de cette critique au moment de déclarer que « Le Roman est une Mort7 », le genre

d’une société qui s’imagine elle-même dans le temps clos, achevé, du prétérit. Dans Le Degré

zéro de l’écriture, le roman est présenté comme un « appareil à la fois destructif et

résurrectionnel8 » — tuant le temps, le transformant en passé défunt, pour ensuite le faire

revenir à la vie par le souvenir. Raconter, dans le roman, serait nécessairement commencer par la fin, prendre le récit à l’envers, comme le formule le narrateur de La Nausée, qui confie : « J’ai voulu que les moments de ma vie se suivent et s’ordonnent comme ceux d’une vie qu’on se rappelle. Autant vaudrait tenter d’attraper le temps par la queue.9 »

Si Sartre et Barthes en ont offert les images les plus mémorables, la génération précédente avait déjà entériné l’association du roman de la seconde moitié du XIXe siècle au

posthume. Dans son essai « Le Roman d’aventure », Jacques Rivière distingue l’œuvre à faire de celles laissées par le mouvement dit symboliste. Selon le critique de La Nouvelle Revue

française, l’auteur symboliste aurait son histoire derrière lui, dans un passé sur lequel il lui faut

revenir : « il s’arrange pour faire arriver le plus possible d’événements avant le moment où il prendra la plume10 ». S’intéressant uniquement aux réverbérations des faits dans la conscience,

il se situerait de lui-même à la limite de l’existence. L’écrivain de demain doit se mettre « en état d’aventure », écrit Rivière, car celui du XIXe siècle était « en état de mémoire11 ». Tityre, le

héros de Paludes, va peu de temps après identifier en lui-même une semblable « maladie de la

6 Jean-Paul Sartre, « M. François Mauriac et la liberté », p. 58.

7 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, 1972, p. 33. 8 Ibid.

9 Jean-Paul Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, 1938, p. 64-66.

10 Jacques Rivière, « Le Roman d’aventure », sections I-II, La Nouvelle Revue française, vol. IX, janvier-juin 1913, p. 752.

(10)

rétrospection12 ». On ne fait pas : on refait, remarque-t-il, dans des termes qui anticipent le

« Mauriac » de Sartre. Le présent n’est pas ouvert, mais plutôt enfermé dans les gestes, déjà accomplis, de la veille. La littérature du siècle antérieur (et spécifiquement le roman, pour André Gide) aurait imposé sur la vie le point de vue de la mort.

Le problème du genre, pour plusieurs de ses praticiens du début du XXe siècle, serait

d’être devenu, comme le jeune Sartre, tout à fait posthume. Il semble bien que la crise étudiée par Michel Raimond ne peut être pensée sans prendre en compte ce renversement de la temporalité13. Il est formulé plus nettement encore par un contemporain de Sartre, Julien

Gracq, dans ses carnets de lecture.

Le tempo de Flaubert, dans Madame Bovary comme dans l’Éducation, est, lui, tout entier celui d’un cheminement rétrospectif, celui d’un homme qui regarde par-dessus son épaule — beaucoup plus proche déjà par là de Proust que de Balzac, il appartient non pas tant peut-être à la saison de la conscience bourgeoise malheureuse, qu’à celle où le roman, son énergie cinétique épuisée, de prospection qu’il était tout entier glisse progressivement à la rumination nostalgique. Essayons de relire les grands romans du dix-neuvième siècle comme s’ils étaient le coup d’œil final du héros sur sa vie, cette saisie illuminatrice remontant le cours de toute une existence qu’on attribue au mourant dans ses dernières secondes : une telle fiction est rejetée d’emblée par Le Rouge

et le Noir comme par Le Père Goriot, qui s’inscrivent en faux contre elle à toutes leurs

pages, mais constitue l’éclairage même, le seul éclairage plausible de Madame Bovary, avec les points d’orgue engourdis, stupéfiés, où viennent s’engluer une à une toutes ses scènes : une vie tout entière remémorée, sans départ réel, sans problématique aucune, sans la plus faible palpitation d’avenir. Tempo songeur et enlisé, à coloration faiblement onirique, qui ne tient pas seulement, loin de là, à une constance personnelle et aux exigences d’un sujet, mais qui est la basse sourde et rythmique de toute une époque, et qui fait, si l’on veut, alors que leurs pôles imaginatifs coïncident, de L’Éducation

sentimentale une réplique des Illusions perdues presque totalement méconnaissable.14

Le passage précise la charge de Rivière et de Gide, suggérant que Madame Bovary et, surtout,

L’Éducation sentimentale ont amorcé le déclin du mouvement romanesque, son enlisement dans

le temps mort. Les carnets de Gracq montrent bien Flaubert comme « le premier des grands

12 André Gide, Paludes, Paris, Gallimard, 1926, p. 111.

13 Michel Raimond, La Crise du roman. Des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti, 1966. 14 Julien Gracq, En lisant en écrivant, Paris, José Corti, 1980, p. 18-19.

(11)

romanciers chez qui cet élan commence à se paralyser15 », épuisement dont Proust serait le

« terminus ». Le moment Flaubert-Proust apparaît alors comme une parenthèse dans l’histoire, caractérisée par un mauvais usage du roman. Le changement de tempo auquel Gracq se montre attentif organiserait l’histoire du roman contre lui-même — contre les ressources propres du genre, contre sa vitesse, son rythme, son mouvement prospectif. Flaubert se serait privé d’une valeur que Gracq appelle le « tremblement vers l’avenir », « cette élation vers l’éventuel qui est une des cimes les plus rares de l’accomplissement romanesque », fournissant au lecteur « la matérialisation même de la liberté16 ». Ainsi l’auteur de L’Éducation sentimentale ne se déleste pas

simplement de Balzac pour avancer vers le roman nouveau : plutôt, le récit flaubertien est profondément lié au récit balzacien, dépendant de lui, en ce qu’il en est l’image inversée, l’image en camera obscura.

L’histoire du roman qu’esquissent ces pages d’En lisant en écrivant n’a rien pour surprendre le lecteur d’aujourd’hui. En effet, le XXe siècle a achevé d’opposer Balzac et

Flaubert, comparés déjà au cours de leur propre siècle par d’autres praticiens du genre voulant retracer son progrès ou son déclin. À partir des années 1950, ce qu’on pourrait appeler une deuxième crise du roman s’explique et se réfléchit en réactivant la mémoire du genre. Si pour la plupart des écrivains réunis sous la bannière du Nouveau Roman, Balzac est décrété « périmé17 » tandis que Flaubert se voit octroyer le titre de « précurseur18 », il existe une autre

réception, plus discrète, qui ne contredit pas cette histoire antagoniste mais lui attribue un autre sens. Pour tout un ensemble de romanciers, en cela proches de Sartre et Gracq sans que

15 Ibid., p. 79.

16 Ibid., p. 95-96.

17 Selon l’épithète péremptoire d’Alain Robbe-Grillet, « Quelques notions périmées », dans Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963.

18 Selon le titre de Nathalie Sarraute, « Flaubert le précurseur », dans Paul Valéry et l’Enfant d’Éléphant. Flaubert le

(12)

rien ne les associe a priori, l’œuvre à faire continue de se penser contre Flaubert, à qui est sans cesse rattaché le lexique du posthume. Ce que touche Flaubert doit mourir — telle semble être l’idée reçue. Romain Gary, dans son Pour Sganarelle, dénonce en termes gracquiens ce qu’il considère comme une absolutisation « stérile » du langage, « incarnation d’une classe complètement couchée dans la stagnation19 ». Nathalie Sarraute évoque le « style glacé20 » de

Flaubert, André Malraux ses « beaux romans paralysés » et Jean Prévost « la plus singulière fontaine pétrifiante de notre littérature21 ». L’idée n’est pas tout à fait neuve : pensons à

Duranty déplorant à la parution de Madame Bovary qu’« [i]l n’y a ni émotion, ni sentiment, ni vie dans ce roman, mais une grande force d’arithméticien […]22 » ; ou encore à Barbey d’Aurevilly

comparant Flaubert à une « machine à raconter23 ». Mais les praticiens du roman du XXe siècle

développent la critique. Cette faculté à tuer la vie opérerait ainsi dans les plus petites unités de la composition, dans le style même du romancier. Selon Sartre, « Flaubert écrit pour se débarrasser des hommes et des choses. Sa phrase cerne l’objet, l’attrape, l’immobilise et lui casse les reins, se referme sur lui, un silence profond la sépare de la phrase qui suit ; elle tombe dans le vide, éternellement, et entraîne sa proie dans cette chute infinie.24 » Gracq analyse une

même lourdeur au niveau du paragraphe, qui étoufferait tout élan de vie : « Toute son écriture est une lutte plus d’une fois malheureuse pour faire vivre et relancer la page ou le paragraphe par-delà cette fatalité de retombement25 ». Selon cette réception, Flaubert et ses successeurs du

19 Romain Gary, Pour Sganarelle. Recherche d’un personnage et d’un roman, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1965, p. 129. 20 Nathalie Sarraute, « Flaubert le précurseur », p. 75.

21 Ces deux dernières citations sont données par Gérard Genette, « Silences de Flaubert », dans Figures, Paris, Seuil, 1966, p. 242.

22 Louis Edmond Duranty, « Nouvelles diverses » [Réalisme, 15 mars 1857], reproduit sur le site du Centre Flaubert de l’Université de Rouen. URL : http://flaubert.univ-rouen.fr/etudes/madame_bovary/mb_dur.php (page consultée le 10 août 2017).

23 Jules Barbey d’Aurevilly, « Madame Bovary, par M. Gustave Flaubert » [Le Pays, 6 octobre 1857], reproduit sur le site du Centre Flaubert de l’Université de Rouen. URL : http://flaubert.univ-rouen.fr/etudes/madame_bovary/mb_bar.php (page consultée le 10 août 2017).

24 Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, p. 136-137. 25 Julien Gracq, En lisant en écrivant, p. 76-77.

(13)

XXe siècle contribueraient à atrophier le roman, plutôt que d’en déployer pleinement les

possibilités. La faute revient moins à la matière des œuvres, qui n’ont rien de morbide en elles-mêmes, qu’à leur style, et encore plus à leur forme, capable en elle-même de figer le mouvement de vie qui doit emporter le lecteur de romans. En effet, pour Sartre et Gracq, comme pour Rivière et Gide, la temporalité flaubertienne est avant tout une question de récit. L’impression d’une durée close, ne permettant que la rétrospection, serait fabriquée par les moyens à la disposition du romancier : elle passerait par la médiation d’une mise en intrigue singulière, engageant le roman dans son ensemble. La formulation de Gracq — ce « coup d’œil final du héros sur sa vie » — dit bien qu’au-delà du rythme de la phrase, c’est la perspective du roman, sa composition, l’ordonnancement de ses épisodes, bref le travail proprement narratif, qui sont en cause, provoquant ce singulier appel d’air du milieu du XXe siècle.

Ce sont les traces de cette réception du roman du XIXe siècle que voudrait suivre notre

thèse à partir du cas de Flaubert, figure incontournable de l’histoire du genre construite par le siècle suivant. Il ne s’agit évidemment pas de poursuivre la critique des détracteurs du romancier : nous ne nous situons pas sur le terrain — à la fois politique, moral et esthétique — de ceux qui ont reproché à Flaubert de ne pas pratiquer le « bon » roman. Notre démarche partira cependant de ce que cette critique a éprouvé de façon récurrente dans la lecture, afin de comprendre pourquoi elle l’a éprouvé.

Si la critique flaubertienne s’est très tôt intéressée à la question du temps, il semble qu’elle n’ait pas tout à fait suivi la voie tracée par un Gracq. Le célèbre article de Proust est emblématique de la direction empruntée : Flaubert sait donner « l’impression du Temps », mais ce serait avant tout en refusant d’intervenir dans son écoulement. L’auteur de la Recherche juge

(14)

en effet que « la chose la plus belle de L’Éducation sentimentale, ce n’est pas une phrase, mais un blanc.26 » L’idée s’est vue généralisée dans les études portant sur le reste de l’œuvre : Flaubert

donnerait à ressentir le temps pur, ce passage monotone, répétitif, des heures et des jours, sur lequel la forme n’a pas de prise. Jean Rousset loue ainsi « ces grands espaces vacants » de la fiction de Flaubert : « Le miracle, c’est de réussir à donner tant d’existence et de densité à ces espaces vides, c’est de faire du plein avec du creux27 ». La particularité de la fiction de Flaubert

serait de porter son attention non pas aux événements, mais à tout ce qui se situe entre eux. Jean-Pierre Duquette avance également que le « livre sur rien » appelé par Flaubert serait fondé dans un vide temporel, une attention portée à « ce qui se passe quand il ne se passe rien28 ». Le

manque serait constitutif de cette œuvre, qui laisse le temps se présenter dans le retrait du récit, dans ses « silences », pour le dire comme Gérard Genette.

Il ne convient pas ici de rappeler dans le détail ces études avec lesquelles nous renouerons au fil de cette thèse, mais seulement de noter que le traitement du temps chez Flaubert (qui n’a pas, à notre connaissance, fait l’objet d’une monographie) a été lié au travail essentiellement négatif qu’on lui attribue — à un travail que l’on pourrait dire de soustraction, appliqué non seulement aux idées reçues mais aux formes traditionnelles du roman. Comme le résume Raymonde Debray-Genette en 1970, dans une anthologie de textes consacrés au romancier, « [l]a patiente destruction, par les moyens les plus divers, du romanesque qui fondait le roman, est le premier trait qui ait frappé les contemporains.29 » Ce sont bien les

26 Marcel Proust, « À propos du ‘style’ de Flaubert », dans Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges suivi d’Essais et articles, édition de Pierre Clarac, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 595. 27 Jean Rousset, « Madame Bovary ou le livre sur rien », dans Forme et signification. Essais sur les structures littéraires de

Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1962, p. 133.

28 Jean-Pierre Duquette, Flaubert ou l’architecture du vide. Une lecture de L’Éducation sentimentale, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1972, p. 11.

29 Raymonde Debray-Genette, « Introduction : choix bibliographique », dans Flaubert, Paris, Firmin-Didot, 1970, p. 22.

(15)

termes de la « crise » telle que la présente Michel Raimond, posés dès le XIXe siècle et repris

chez certains romanciers du siècle suivant — cette crise issue d’une « volonté de briser les cadres tout faits, de libérer le roman de ses contraintes30 ». Si Flaubert « tue31 » le romanesque

(pour le dire comme Edmond de Goncourt), c’est ici dans un sens tout autre que chez Sartre ou Gracq : il ne rend pas le temps mort, mais s’attaque aux formes mêmes, car c’est dans leur absence qu’apparaîtrait le temps réel. Ce récit, aujourd’hui familier, présente l’histoire du roman des XIXe et XXe siècles comme celle d’une dissolution de la forme, des conventions de

la représentation narrative. On trouve une manifestation récente de ce récit dans les travaux de Jacques Rancière, notamment Le Fil perdu, où le mot de « destruction », déjà employé par Raymonde Debray-Genette, fait retour dans une analyse d’Un cœur simple32. Jacques Rancière

insiste sur une certaine critique contemporaine de Flaubert, soucieuse d’un déficit de l’œuvre : « Il n’y a pas de livre là-dedans ; il n’y a pas cette chose, cette création, cette œuvre d’art d’un livre, organisé et développé, et marchant à son dénouement par des voies qui sont le secret et le génie de l’auteur.33 » Pensons aussi à Théodore de Banville qui louait en L’Éducation sentimentale le « roman non romancé, triste, indécis, mystérieux comme la vie elle-même, et se

contentant, comme elle, de dénouements d’autant plus terribles qu’ils ne sont pas matériellement dramatiques34 ».

30 Voir Michel Raimond, La Crise du roman, p. 483-485.

31 La formule d’Edmond de Goncourt apparaît dans Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, Paris, Charpentier, 1913, p. 168. Il faut noter que l’opposition entre la vie et les règles de la composition se trouve chez Flaubert, notamment lorsqu’il écrit : « J’ai suivi, j’en suis sûr, l’ordre vrai, l’ordre naturel. […] Mais la proportion esthétique n’est pas la physiologique. Mouler la vie, est-ce l’idéaliser ? Tant pis, si le moule est de bronze ! C’est déjà quelque chose ; tâchons qu’il soit de bronze. » (à Louise Colet, 21 mai 1853, C2, p. 330) Or le romancier ne tranche pas nettement en faveur de la vie : on est loin du programme esthétique du roman naturaliste, tel que l’énonce Edmond de Goncourt.

32 Jacques Rancière, Le Fil perdu. Essais sur la fiction moderne, Paris, La Fabrique, 2014.

33 Jules Barbey d’Aurevilly, « Gustave Flaubert », dans Les Hommes et les œuvres. Le Roman contemporain, t. XVIII, Genève, Slatkine Reprints, 1968, p. 103.

34 Théodore de Banville, « Gustave Flaubert : Nécrologie » [Le National, 17 mai 1880], dans Critique littéraire,

artistique et musicale choisie, t. II, choix de textes, introduction et notes par Peter J. Edwards et Peter S. Hambly,

(16)

Or ce récit — ce sera notre point de départ — esquisse une histoire strictement interne des formes romanesques, qui disparaîtraient progressivement sous la pression d’un désir de « réalisme », ou de rapprochement avec l’informe du temps vécu, au détriment de l’agencement dramatique. Le modèle d’histoire littéraire sous-entendu diffère de celui d’un Gracq ou d’un Sartre, dans ses analyses de Flaubert du moins : il ne pose pas un renversement (de la prospection à la rumination nostalgique), mais un simple abandon (des artifices de l’intrigue). Ce faisant, un tel récit perd de vue l’historicité présente implicitement chez Gracq et plus explicitement chez Sartre35. Lorsqu’il évoque le tempo flaubertien, Gracq dit bien ce que celui-ci doit à un moment,

à « la basse sourde et rythmique de toute une époque », plus qu’à l’idiosyncrasie de l’auteur ou à ses choix de sujets. Il y aurait ainsi « pour chaque époque de l’art un rythme intime […] : c’est à ce rythme seulement que le monde pour elle se met à danser en mesure, c’est à cette allure seule qu’elle capte et traduit la vie, tout comme l’aiguille du gramophone ne peut lire un disque qu’à une certaine vitesse réglée et fixe.36 » Nous postulerons ainsi que les conditions de

possibilité du posthume se trouvent dans une expérience historique du temps, au cours d’un siècle entamé en France, selon Philippe Muray, par la « petite révolution nécrophilique37 » du

déterrement du cimetière des Saints-Innocents et de son transfert vers les Catacombes, entre avril 1786 et janvier 1788.

Si la critique flaubertienne paraît avoir délaissé la question des structures du récit depuis plusieurs décennies déjà, pour prendre à partir des années 1980 le virage de la critique génétique et, plus récemment, la question des « savoirs », il nous semble que notre

35 Notons tout de même qu’à cause de son contenu historique explicite, L’Éducation sentimentale a fait l’objet de plus d’études associant la structure narrative à son contexte de production, notamment par la comparaison au 18

Brumaire de Karl Marx. Voir par exemple Pierre Campion, « Roman et histoire dans L’Éducation sentimentale », Poétique, n° 85, février 1991, p. 35-52.

36 Julien Gracq, En lisant en écrivant, p. 17-18.

(17)

interrogation n’est pas un simple retour en arrière : en effet, le renouveau de l’intérêt pour la correspondance (dont la publication complète dans la Bibliothèque de la Pléiade date de 2007 seulement) a changé la donne, permettant de mieux revenir à l’expérience temporelle de l’écrivain38. Flaubert est sans doute le romancier du XIXe siècle à avoir exprimé le plus

nettement le sentiment d’être arrivé au bout de sa vie : la correspondance en offre un témoignage impressionnant par sa constance sur la longue durée, témoignage qui n’a cependant pas encore fait l’objet d’une étude complète. C’est l’ambition que se donne le premier chapitre de cette thèse, en montrant que Flaubert s’approprie un héritage romantique (la figure du jeune-vieux) tout en le normalisant et en l’exacerbant. Par sa vieillesse précoce, le romancier bascule dans le hors-temps de l’existence posthume.

Une certaine continuité s’impose entre cette posture temporelle et la posture, maintes fois glosée, de l’ermite de Croisset. Notre thèse engage ainsi le dialogue avec tout un corpus critique portant sur les transformations du champ littéraire et du rôle social de l’écrivain au cours du XIXe siècle : l’incarnation du vieillard sert à Flaubert pour exprimer une rupture,

souvent associée à la génération d’après 1848, avec le monde. Plus spécifiquement, la vieillesse lui permet de contourner la carrière : elle représente une voie de sortie de la vie active, sur le modèle de la « retraite » du travailleur — sorte de vocation négative, située dans la période de la vie où l’impératif de gagner sa vie ne s’applique plus, posant un « monde économique à l’envers39 », comme le formule Pierre Bourdieu. Ceci étant dit, la figure du vieux ou du défunt

38 Notons que ces divisions n’empêchent pas un enrichissement réciproque. La critique génétique a pu approfondir les travaux de narrativité (par exemple Claudine Gothot-Mersch, « Aspects de la temporalité dans les romans de Flaubert », dans Peter M. Wetherill (dir.), Flaubert, la dimension du texte, Manchester, Manchester University Press, 1982, p. 6-55) ; et la question des « savoirs » permet d’historiciser autrement le temps du roman flaubertien, par un dialogue avec les disciplines temporelles qui lui sont contemporaines (l’historiographie, la géologie, etc.). Nous renvoyons aux deux recueils Savoirs en récit, dirigés respectivement par Anne Herschberg-Pierrot et Jacques Neefs, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2010.

39 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1998, p. 139.

(18)

ne peut être réduite à la fabrication d’un ethos d’écrivain. Ce que nous appellerons la posture temporelle de Flaubert semble posséder une certaine autonomie en tant que « matériau brut » de l’expérience historique. Notre étude, visant à isoler la dimension temporelle de la vieillesse flaubertienne pour rouvrir l’histoire spécifique du roman au XIXe siècle, se rapprochera

davantage des travaux menés par Georg Lukács et Sartre. Les deux critiques s’appuient sur l’idée, énoncée par Marx, d’un arrêt du devenir de l’histoire dans l’imagination bourgeoise à partir de Juin 184840. Ils observent l’apparition de romans sans développement, tendant vers

la description statique d’un réel devenu lui-même statique. Les écrivains, qui acceptent selon Georg Lukács le fait accompli du capitalisme bourgeois,

capitulent sans combat devant les résultats achevés, devant les formes phénoménales achevées de la réalité capitaliste. […] Cela veut dire qu’on ne voit pas, dans le cours du roman, l’engendrement d’un homme figé au sens du capitalisme ‘achevé’, mais que le personnage présente dès le début les traits qui ne devraient apparaître que comme résultat de tout le processus.

Le critique, étonnamment proche de ses contemporains Rivière et Gide dans sa description des œuvres sinon dans ses positions politiques, conclut : « Ce n’est pas un homme vivant, connu et apprécié de nous comme tel, dont on voit au cours du roman le capitalisme tuer l’âme, mais c’est un mort qui traverse un décor d’images statiques, toujours plus conscient de sa

condition de mort.41 » Sartre ajoute que l’écrivain post-1848 refuse de se concevoir en situation,

c’est-à-dire capable de transformer le cours des choses. La littérature figée, pétrifiée d’un Flaubert serait donc le produit idéologique d’une « société stabilisée », qu’elle contribuerait

40 Pour les explications d’un récit historique trop rapidement esquissé ici, voir surtout Karl Marx, Les Luttes de

classes en France : 1848-1850, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Montreuil-Sous-Bois, Éditions Science Marxistes,

2010.

41 Georg Lukács, « Raconter ou décrire ? », dans Problèmes du réalisme, traduction de Claude Prévost et Jean Guégan, Paris, L’Arche, coll. « Le sens de la marche », 1975, p. 164-165.

(19)

également à produire : pour la bourgeoisie dominante, les désordres de l’Histoire comme de l’histoire romanesque ne peuvent qu’être passés42.

Nous montrerons, cependant, la longue durée de l’expérience posthume au cours du XIXe siècle : chez Flaubert, elle peut être perçue comme l’aboutissement du désenchantement

tel que l’exprime la génération de 1830. L’ambivalence des positions politiques du romancier s’inscrit dans celle de sa « mort au monde », ce qui explique que l’on a pu y voir une forme de résistance (notamment dans l’étude fondamentale de Dolf Oehler43) autant qu’une acceptation

du Second Empire (chez Sartre et Georg Lukács). C’est un débat que nous laisserons ouvert, pour nous en tenir à la description d’une expérience temporelle, des termes par lesquels elle s’exprime et de ses conséquences pour la forme romanesque. Cette expérience fait inévitablement intervenir la politique (dans une vision de l’histoire, dans un rapport au présent), mais peut être étudiée indépendamment du jeu des idéologies afin de mieux comprendre le devenir du roman.

Ainsi l’objectif que se donne cette thèse est avant tout de réinvestir la notion de posthume pour voir comment le roman de Flaubert compose à partir de celle-ci — comment il la traduit et comment il la produit, c’est-à-dire la fait ressentir au lecteur. Les travaux de Paul Ricœur ont dégagé la voie vers une pensée du récit ouverte sur l’expérience vive du temps, et ils fourniront à nos analyses leurs fondements, selon le principe que « le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour, le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle.44 » Plus précisément, pour

42 Voir Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, p. 146

43 Dolf Oehler, Juin 1848. Le Spleen contre l’oubli. Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen, Paris, La Fabrique, 2017. 44 Paul Ricœur, Temps et récit I : l’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1983, p. 17.

(20)

Paul Ricœur, c’est une déficience fondamentale de la temporalité humaine — la « distension » augustinienne, cet écartèlement entre passé, futur et présent, ou mémoire, attente et attention45 — qui serait en quelque sorte compensée, ou réparée, par les pouvoirs de

configuration du muthos, par ce travail de configuration narrative qu’il présente comme une concordance du discordant. Le récit aurait ainsi pour fonction de tenir ensemble un nombre d’actions, d’événements, d’émotions, pour nous permettre de les appréhender en une totalité signifiante. En cela, il se rapporte toujours à une expérience au-delà de lui-même : c’est dire qu’il déploie pour le lecteur une expérience virtuelle du temps, une manière possible d’habiter le temps. Pour reprendre les termes de Paul Ricœur, l’ensemble des jeux avec le temps — produits, par exemple, dans le rapport entre le temps du raconter et le temps raconté dans le récit — a toujours pour enjeu le vécu temporel46.

Nous conjuguons la pensée de Paul Ricœur au concept de « régime d’historicité47 »

développé par François Hartog, afin de mieux rendre compte de la situation de ce vécu temporel. L’historien pose l’hypothèse que si les catégories formelles du passé, du présent et du futur possèdent, en elles-mêmes, une certaine universalité, les formes d’expérience du temps — c’est-à-dire les manières d’articuler ces catégories — varient selon les lieux et les époques. La notion de « régime d’historicité » sert ainsi à penser des ordres du temps qui se sont imposés socialement et succédés au fil de l’histoire. En effet, pour François Hartog, chaque communauté se doterait d’un mode d’être au temps propre, d’une manière de donner sens à son expérience, de la réfléchir, en mettant en relation une mémoire et un devenir dans

45 « Il y a trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses présentes, et le présent des choses futures. Car je trouve dans l’esprit ces trois choses que je ne trouve nulle part ailleurs : un souvenir présent des choses passées, une attention présente des choses présentes, et une attente présente des choses futures » (Augustin, Confessions, livre XI, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1993, p. 429).

46 Paul Ricœur, Temps et récit II : la configuration dans le récit de fiction, Paris, Seuil, 1984, coll. « Points essais », p. 158. 47 Voir François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 2003.

(21)

le présent. Ce n’est pas dire que la narrativité est « déterminée » par le régime d’historicité : les pratiques narratives entretiennent des rapports complexes, parfois indirects, avec les ordres du temps qui leur sont contemporains. Comme l’écrit François Hartog, la notion n’équivaut pas à une épistémè, qui délimiterait le cadre des représentations du temps à une époque donnée, mais s’apparente plutôt à un idéal-type : il devient ainsi possible de reconstituer les régularités et récurrences d’un moment historique, mais aussi ses différences et ses tensions48. Ainsi chaque

époque poserait une question aux écrivains, à laquelle plusieurs réponses narratives sont possibles : c’est une telle dialectique de la question et de la réponse, du problème et de la résolution, que nous retenons avant tout de la méthode de Paul Ricœur. Comme l’écrit Jean-François Hamel, commentant cette dialectique, « [l]’invention de nouvelles configurations narratives constituerait la conséquence vraisemblable, sinon nécessaire, d’une transformation de l’expérience temporelle.49 »

Le premier chapitre de notre thèse met ainsi en évidence la question du posthume telle qu’elle se présente à Flaubert et telle qu’elle se manifeste dans son œuvre de jeunesse : comment représenter dans le déroulement du roman une expérience à la limite de la sortie du temps ? Le chapitre suivant détaille la solution que trouve le romancier, à savoir de commencer le roman par une fin ; il expose cette formule de Madame Bovary aux Trois contes, en s’appuyant sur la définition d’un horizon d’attente pour montrer dans les débuts de l’existence fictionnelle des personnages la présence de dénouements reconnaissables pour le lecteur. Les troisième et

48 François Hartog, Régimes d’historicité, p. 15.

49 Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2006, p. 27. Jean-François Hamel fait d’ailleurs une critique historienne du modèle de Paul Ricœur, où les variations que connaissent les arts du récit seraient minimisées, et l’expérience temporelle donnée pour immuable, presque une « forme a priori de la sensibilité » (p. 220). « En voulant confirmer la pertinence transhistorique de sa conception du récit, Temps et récit finit en quelque sorte par la soustraire à l’histoire en la préservant des transformations et des pertes dont le récit a pourtant fonction de rendre compte. » (p. 218-219)

(22)

quatrième chapitres développent les conséquences de ce nouveau temps du roman, en offrant une réponse aux questions suivantes, découlant de la toute première : en quoi consiste le temps qui reste, après la fin ? et comment peut-il finir ?

Cette thèse fait donc le pari d’une lecture panoramique des romans de Flaubert, appréhendée comme un mouvement vers l’expression narrative du posthume. Il ne s’agit pas de soutenir que l’œuvre n’obéit à aucun élan, ne répond à aucune autre impulsion, mais de révéler une préoccupation à longue durée, une solution se trouvant peu à peu, selon un travail interne de développement. Ainsi notre thèse se donne pour objectif de faire ressortir la continuité d’une œuvre souvent envisagée, suivant les déclarations du romancier lui-même, comme scindée en deux (l’impersonnel et le lyrique ; le réalisme contemporain et l’historique-mythologique ; et ainsi de suite). Nous avons, pour des raisons d’appartenance générique, reproduit malgré nous cette scission dans la délimitation du corpus, en excluant La Tentation

de saint Antoine : il en est allé de même avec le reste de l’œuvre dramatique de Flaubert, qui

trouve mal sa place dans une étude d’histoire du roman, obéissant à d’autres impératifs temporels. Nous avons également fait un recours minimal à Salammbô, étant donné son caractère historique — le posthume ayant tout l’air de se situer dans le choix du sujet, d’une époque révolue, plus que dans les structures50. À la relecture, il nous apparaît que le roman

pourrait être mieux intégré dans une version ultérieure de ce travail, mais nous ne croyons pas que son absence, ici, empêche de saisir le mouvement que nous avons voulu faire ressortir dans l’œuvre flaubertienne : soit la prise en charge, par les structures mêmes du récit, de l’expérience d’avoir sa vie derrière soi.

50 Selon l’analyse de Georg Lukács, qui y voit une manière de couper le passé du présent historique. Voir « The Historical Novel and the Crisis of Bourgeois Realism », dans The Historical Novel, traduction de Hannah et Stanley Mitchell, Harmondsworth, Penguin, 1962.

(23)

U

NE VIEILLESSE SINGULIERE

CHAPITRE UN

« Encore une fin ! » Pour Flaubert, la décennie 1870 est marquée par le deuil : la mort de Louis Bouilhet inaugure toute une série de pertes dès 1869, notamment celle de sa mère en 1872 et, quatre ans plus tard, celle de George Sand ainsi que celle de Louise Colet, à laquelle fait référence ci-dessus le correspondant d’Edma Roger des Genettes (15 mars 1879, C5, p. 27). La disparition de ses proches semble entraîner Flaubert et reléguer sa vie, à lui aussi, dans le passé. Mais le deuil ne se limite pas au domaine privé. Il s’étend aux événements historiques qui se déroulent au même moment : l’humiliation du siège de Paris en 1870-1871 et de la défaite contre les forces prussiennes, comme on le sait, affecte durement Flaubert et finit de le convaincre que le monde qui a été le sien est en voie de disparition, sinon déjà disparu. Dans sa correspondance, le romancier se dit généralement usé par le nombre de petites fins subies — malgré Bouvard et Pécuchet en chantier — et renonce à suivre le temps qui continue d’avancer, s’installant pour de bon dans une période révolue dont il serait l’un des uniques survivants, voire le dernier témoin. Le romancier se détourne de l’époque qui s’ouvre, de cet « autre monde1 » qu’il sent en train de s’établir. Trop vieux selon lui pour s’en

accommoder et changer ses habitudes, il se considère en somme « [d]e plus en plus intempestif », comme il l’écrit en post-scriptum à une lettre du 31 mars 1872 à Léonie Brainne (C4, p. 507). La contemporanéité n’est pas simplement refusée : elle semble impossible pour le vieil homme,

1 « Quoi qu’il advienne, un autre monde va commencer. Or je me sens bien vieux pour me plier à des mœurs nouvelles. » (à George Sand, 7 septembre 1870, C4, p. 232) Voir aussi la déclaration suivante, plus radicale encore : « Nous n’habitons pas le pays qui nous convient. Nous ne sommes pas de ce siècle ! Ni peut-être de ce monde ? » (à Edma Roger des Genettes, 22 décembre 1878, C5, p. 479)

(24)

ce qui se manifeste le plus nettement par la métaphore du fossile, récurrente dans la correspondance tardive2. Le 21 mai 1870, Flaubert écrit à George Sand : « Il me semble que je

deviens un fossile, un être sans rapport avec la création environnante. » (C4, p. 190) L’image dit bien la coïncidence perdue de Flaubert avec le présent, en divisant le temps court de son existence en strates : la vraie vie serait derrière lui, ou plutôt sous lui, enfouie en profondeur. La comparaison au fossile suggère non seulement la fin d’une époque, mais son basculement rapide dans le passé et son éloignement démesuré, alors que l’histoire d’un seul homme se soumet à la longue durée géologique. Les délais se sont raccourcis et la vieillesse de Flaubert, dont il se lamente sans cesse dans les dernières années, semble dépasser celle de l’homme de 59 ans qu’il sera à sa mort, en 1880 : « je souhaite crever le plus vite possible car je suis fini,

vidé et plus vieux que si j’avais cent ans », écrit-il dans une autre lettre à George Sand, datée du

18 août 1875 (C4, p. 947). La correspondance de la dernière décennie donne à voir une existence s’étant allongée au-delà de la strate à laquelle elle appartenait — au-delà de son terme, de son aboutissement véritable et nécessaire. Le 29 juillet 1874, six ans avant sa mort, Flaubert conclut : « Il est temps de disparaître. » (à Ivan Tourgueneff, C4, p. 844)

Or la vieillesse de Flaubert n’est pas jeune, pour ainsi dire : elle a une longue histoire dans la correspondance et le contexte immédiat de ces lettres ne suffit pas à l’expliquer. Si elle se trouve exacerbée par les événements de la décennie 1870, il faut voir qu’elle est revendiquée — ou déplorée — bien plus tôt. La vieillesse a finalement peu à voir avec l’accumulation des années : l’homme de 59 ans peut bel et bien sentir qu’il a vécu un siècle. L’âge véritable excède les repères chronologiques habituels et récuse toute définition

2 Il y a peut-être là une vague réminiscence du titre le plus célèbre de son ami récemment disparu, Louis Bouilhet. Voir aussi la lettre à Edma Roger des Genettes du 5 octobre 1872 (C4, p. 584) et la lettre à Guy de Maupassant du 16 février 1879 : « Il est vrai que je suis un fossile et ne comprends rien au monde moderne, mais le monde moderne me rend la pareille. » (Gustave Flaubert, Correspondance, texte établi par Jean Bruneau, choix et présentation de Bernard Masson, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1998, p. 725)

(25)

strictement comptable. Ainsi le vieil homme se caractérise moins par sa date de naissance que par sa manière de subir le temps, de se tenir dans l’histoire. C’est pourquoi, en tant que figure, il peut apparaître à tout âge dans la correspondance, où il a, en effet, une certaine pérennité. Plus exactement, la vieillesse se donne pour la vérité intime de l’épistolier, une vérité de tout temps, mais risquant cependant de ne pas être reconnue. Dès le milieu des années 1840, dans sa première correspondance avec Louise Colet, Flaubert ne cesse de mettre en cause l’état-civil : « J’ai passé l’âge où l’on aime comme tu voudrais. […] Sous mon enveloppe de jeunesse gît une vieillesse singulière », écrit-il le 20 décembre 1846 (C1, p. 420). À plusieurs reprises, Flaubert prétend détromper son amante qui le pense dans la fleur de l’âge alors qu’il ne l’est déjà plus. Il orchestre ainsi la révélation : « Tu m’as cru jeune et je suis vieux. » (8-9 août 1846,

C1, p. 282) Quelques mois plus tard, il expose toujours l’illusion par la même formule

accusatoire : « tu as cru que j’étais jeune, que j’étais frais, que j’étais pur. Il y a des gens frisés, cors[et]és et fardés qui ont encore l’air jeune. Au lit ce sont des vieillards décrépits. — Il y a des cœurs pareils, que des maladies ont usés et que de grands excès ont rendus invalides. » (7 mars 1847, C1, p. 446) Le « vieillard », qui n’a pas encore atteint la trentaine, insiste sur la nature intime du décalage dans ces nombreux portraits de soi esquissés tout au long de la correspondance. Ce serait sa vie propre qui se situerait dans le passé, plus encore que son « monde » ou son « époque », libérant davantage la métaphore du contexte biographique ou historique.

Jusqu’ici, la « vieillesse » de Flaubert n’a pas reçu de la part de la critique une attention sérieuse3. Il s’agira, dans ce chapitre, de montrer qu’elle n’a rien d’un trait de caractère

3 À l’exception de Jean-Paul Sartre dans L’Idiot de la famille : Gustave Flaubert de 1821 à 1857, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1971-1973, 3 tomes (et de Jonathan Culler qui reprend Sartre dans Flaubert.

The Uses of Uncertainty, Ithaca, Cornell University Press, 1974), ouvrage auquel nous reviendrons au cours de ce

(26)

idiosyncratique, ce à quoi on la réduit le plus souvent dans les cas où l’on en prend note4.

Plutôt, elle sera abordée comme reprise et variation d’une figure héritée des deux premières générations romantiques, permettant de formuler une expérience vive de l’histoire. Nous fournirons ainsi une première étude exhaustive, et en situation, du rapport au temps flaubertien tel qu’il se formule dans la périphérie de l’œuvre romanesque. Du même coup, nous ferons le pari que c’est là que réside la principale médiation permettant d’articuler l’œuvre à l’Histoire : la « vieillesse » de la correspondance, ou plus précisément la structure temporelle qu’elle présente, permettra d’appréhender une histoire spécifiquement romanesque de la littérature après 1848.

I.L’INVENTION DU JEUNE-VIEUX

La vieillesse de la décennie 1870 n’est pas jeune dans un sens second, qui dépasse les pages de la correspondance. En effet, elle précède l’entrée en écriture de Flaubert : l’expérience du temps ouverte par le régime d’historicité moderne, telle qu’incarnée par deux générations littéraires, a laissé ses traces en lui. La vieillesse permettrait donc de revenir sur le romantisme de Flaubert pour mieux dégager la continuité des postures sous la rupture affirmée5. Dès le

début du XIXe siècle, Chateaubriand reconnaît l’expérience précoce des civilisations avancées.

Il me reste à parler d’un état de l’âme, qui, ce nous semble, n’a pas encore été bien observé : c’est celui qui précède le développement des grandes passions, lorsque toutes les facultés, jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente ; car il arrive alors une chose fort triste : le grand nombre d’exemples qu’on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l’homme et de ses sentiments, rendent habile, sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ;

4 Par exemple, Yvan Leclerc remarque à propos de Bouvard et Pécuchet que, « [c]omme Flaubert, ils sont vieux depuis toujours », sans cependant développer l’idée (La Spirale et le monument, Paris, SEDES, 1988, p. 75). 5 Nous suivons Paul Bénichou dans son utilisation plurielle du terme, Romantismes français, afin de permettre une historicisation de Flaubert aux vues larges.

(27)

il reste encore des désirs, et l’on n’a plus d’illusions. L’imagination est riche, abondante et merveilleuse, l’existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite, avec un cœur plein, un monde vide ; et sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout.6

Ici, la vieillesse est un problème historique, auquel le siècle se trouverait confronté comme nul autre avant lui7. Plus on progresse dans l’histoire, plus il devient difficile de se délester du

passé : les jeunes gens, nés trop tard, portent sur leurs épaules le poids des siècles. L’expérience accumulée par les ancêtres, loin de représenter une ressource, fait entrave dans le chemin vers le monde, que l’on ne peut plus découvrir comme nouveauté. Un an plus tard, dans Les

Méditations du cloître, Nodier associe également à « l’état actuel de la civilisation » le sentiment

d’être « [s]i jeune et si malheureux, désabusé de la vie et de la société par une expérience précoce8 ». On trouve dans les lettres d’Oberman le même constat fatal : « j’ai eu le malheur

de ne pouvoir être jeune9 ».

Aux lendemains de 1830, le sentiment de vivre dans des « sociétés expirantes10 », pour

reprendre la formule de Balzac, s’accentue. Le XIXe siècle tout entier semble « fatigué11 »,

« comme si l’humanité en léthargie avait été crue morte par ceux qui lui tâtaient le pouls12 ». Il

6 François-René de Chateaubriand, « Du vague des passions », dans Essai sur les révolutions. Le Génie du christianisme, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 714.

7 On trouve, évidemment, de telles déclarations avant le XIXe siècle, notamment chez La Bruyère : « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et meilleur est enlevé ; l’on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d’entre les modernes. » (Les Caractères, ou les Mœurs de ce siècle, édition d’Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1975, p. 21) Mais nous posons l’hypothèse que le sens n’est pas tout à fait le même : la formulation tragique de l’être venu au monde trop tard se donne à partir de Chateaubriand pour l’expérience d’une génération, située plus précisément dans les bouleversements de l’histoire.

8 Charles Nodier, Les Méditations du cloître, dans Œuvres, t. II, Genève, Slatkine Reprints, 1968, p. 118.

9 La citation provient de la toute première lettre du roman épistolaire. Étienne Pivert de Senancour, Oberman, Paris, Bibliothèque 10/18, 1965, p. 32.

10 Honoré de Balzac, « Préface de la première édition », La Peau de chagrin, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Les Classiques de Poche », 1995, p. 57.

11 Alfred de Vigny, Journal d’un Poète, dans Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1266. La citation est donnée dans José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire : scénographies auctoriales à l’époque

romantique, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 605.

(28)

devient lui-même « un pâle vieillard […] à l’agonie13 ». Cette deuxième génération du

romantisme se définit dans le legs, s’appuyant sur le discours des prédécesseurs pour exprimer son expérience propre. José-Luis Diaz note d’ailleurs que Musset, Sainte-Beuve, Gautier et leurs contemporains sortent de l’ombre le roman de Senancour pour en faire un « symbole commun de reconnaissance14 ». La vieillesse du monde frappe tout particulièrement le jeune

homme, sujet de l’Histoire aux lendemains des journées de Juillet. Sans multiplier les exemples, pensons au narrateur du Rolla de Musset, porte-étendard de sa génération, déclarant mémorablement : « Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux.15 » Par la symétrie de la

formule, le redoublement de l’adverbe, Musset montre le jeune homme subissant la situation qui le voit naître. Dans La Comédie de la mort, Gautier insiste comme le fera Flaubert sur la contradiction entre l’âge réel et l’âge ressenti : « Je suis jeune et je sens le froid de la vieillesse16 ».

Quinet emploie les mêmes termes dans son Avertissement à la Monarchie de 1830. « Notre jeunesse est devenue vieillesse en quelques mois, et c’est de nous qu’on peut dire que nos cheveux ont blanchi en une nuit. L’espérance manque en nos âmes.17 » Ainsi, après 1830, le

jeune-vieux tend à s’incarner plus concrètement. La littérature fournit un magasin de têtes grises, sinon blanches, et de crânes dégarnis. Certains critiques ont pu faire le rapprochement avec le puer senex étudié par Ernst Robert Curtius dans l’Antiquité latine, mais il faut constater que, tout en le réactualisant, le type romantique du jeune-vieux est loin d’offrir un équilibre

13 Théophile Gautier, La Comédie de la mort, dans Poésies complètes, t. II, édition de René Jasinski, Paris, Nizet, 1970, p. 22.

14 José-Luis Diaz, « Génération Musset ? », Romantisme, n° 147, 2010, p. 12.

15 Alfred de Musset, Rolla, dans Poésies complètes, édition de Frank Lestringant, Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de Poche Classique », 2006, p. 370.

16 Théophile Gautier, La Comédie de la mort, p. 47.

17 Edgar Quinet, Œuvres complètes, Paris, Pagnerre, 1857, p. 165. Cité dans Claude Duchet, « Préface », dans Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, édition de Claude Duchet, Paris, Garnier, 1968, p. xv.

(29)

entre les facultés du jeune homme et la sagesse du vieillard18. Si Chateaubriand peut encore

avoir recours au topos avec les deux « respectables vieillards » qui accueillent la confession de René19, il en est autrement dans le second mal du siècle, où le jeune-vieux semble plutôt être

le produit d’un déséquilibre, d’une difficulté à coïncider avec son temps.

On reconnaîtra ici le double mal du siècle analysé par Pierre Barbéris : celui, autour de 1800, d’une aristocratie exilée du pays, mais aussi du mouvement de l’Histoire ; celui d’une jeunesse bourgeoise privée d’avenir par la gérontocratie issue de la Révolution française et de l’Empire 20. Pour Pierre Barbéris, la mélancolie d’un René correspond bien à « la tristesse d’une

classe21 », que la Révolution française a dispersée et réduite à l’impuissance, et pour qui la

Restauration ne sera que déception. Le mal du siècle est d’abord un phénomène propre à l’aristocratie, contemplant les ruines laissées par les événements révolutionnaires. Le second romantisme se distingue du premier (ou pré-romantisme, selon les catégories du critique) par la politisation qu’il opère. En effet, la génération de 1830 donne une détermination encore plus précise à son mal : c’est la société présente, plus que l’Histoire en général, qui ferait du jeune homme un proscrit. Pierre Barbéris explique que la Révolution française a ouvert des possibilités et libéré des désirs qu’elle n’a pas su confirmer : c’est là « le double caractère de la révolution bourgeoise, à la fois libératrice et incomplète22 ». À ce moment, la société est perçue

comme étant trop étroite, à la fois dans ses idéaux et dans les places qu’elle offre aux

18 C’est la conclusion de Lloyd Bishop, dans The Romantic Hero and his Heirs in French Literature, New York, Peter Lang, 1984, p. 115 ; et de Maria Piwinska, « Le vieillard désespéré et l’histoire », Romantisme, n° 36, 1982, p. 3-14.

19 Ces vieillards, au cœur apaisé, sont les destinataires du récit de René, dont le jeune cœur est encore tourmenté : ce sont eux qui encadrent le récit et en tirent la leçon à la fin. Au sujet du grand âge dans les scénographies auctoriales des Lumières, voir José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire, p. 264-271. Il cite à titre d’exemple Chênedollé : « pour être poète, il faut avoir beaucoup vu » (p. 271).

20 Pierre Barbéris, « Définitions et perspectives », dans Balzac et le mal du siècle. Contribution à une physiologie du monde

moderne, t. I, Paris, Gallimard, 1970, p. 29-139.

21 Ibid., p. 62. 22 Ibid., p. 49-50.

(30)

« postulants23 » surnuméraires. Une fois installée au pouvoir, la bourgeoisie bloque les élans de

ses fils, d’abord en maintenant en place la gérontocratie, ensuite en défendant le gouvernement du Juste-milieu24. Se répand, dans la littérature de la décennie 1830 surtout, le thème de la

jeunesse volée. Gautier évoque ainsi une société où toutes les places sont prises d’avance : Car nous n’étions pas faits pour cette époque immonde,

Et nous avons manqué notre entrée dans le monde Où nos rôles étaient joués.25

La brièveté du dernier vers, la rupture de rythme avec les alexandrins qui précèdent, disent bien l’existence arrêtée de ceux qui viennent au monde déjà au bout de ce qu’ils peuvent espérer de la vie. Comme l’écrit dans son journal Joseph Delorme, alter ego de Sainte-Beuve : « Qui ne le plaindrait de cette cruelle impuissance où il [le jeune homme] est d’atteindre sa destinée !26 » Dans ce que Paul Bénichou a appelé, à la suite de Balzac, l’école du

désenchantement27, le romantisme « conquérant » des aînés n’est plus. « Les jeunes gens qui

eurent vingt ans en 1830 n’avaient pas connu l’éveil progressif des esprits sous la Restauration, les formes renouvelées de l’espérance28 ». Au contraire, puisqu’elle n’a pas été longuement

conquise contre le monde, l’espérance retombe vite chez les cadets atteignant l’âge adulte avec la révolution confisquée de Juillet. Le désenchantement s’installe, plus profond, plus assumé aussi. Ainsi cette deuxième génération donne corps à sa vieillesse et extériorise son

23 Ibid., p. 44-45.

24 Ibid., p. 34.

25 Théophile Gautier, « À Jehan Duseigneur, Sculpteur — Ode », dans Poésies complètes, t. III, p. 139.

26 Charles-Augustin Sainte-Beuve, Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, édition de Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, Paris, Bartillat, 2004, p. 48.

27 Honoré de Balzac, « Lettres sur Paris », lettre XI, 9 janvier 1831, dans Œuvres complètes, t. XXXIX, Paris, Conard, p. 114-115. Voir Paul Bénichou, L’École du désenchantement, Romantismes français II, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2004, p. 1477-1478.

(31)

désenchantement en une figure-type, avec l’intention, davantage politisée, d’exposer au regard de tous ce qu’un monde en ruines a fait d’eux29.

Or la vieillesse romantique, par les termes mêmes qu’elle emploie pour s’exprimer, pose avant tout la question du temps. En se définissant à rebours de la chronologie attendue, la figure du jeune-vieux traduit une difficulté non seulement à être dans son temps (dans son époque, dans sa société), mais aussi à habiter le temps. Judith Schlanger et Marielle Macé ont mis en relief l’idée d’une posture temporelle de l’écrivain, entendue comme une situation volontaire de soi-même, visant à établir un rapport entre ce qu’on est et où on est, entre l’identité et le moment30. Si leurs travaux portent principalement sur le positionnement des écrivains au

sein de l’histoire littéraire, il n’est pas inconcevable d’étendre la réflexion à un rapport à l’histoire plus général, qui serait construit dans tout un ensemble de textes en marge des œuvres fictionnelles. Yves Vadé a proposé le terme de « chronotype » pour dire la manière dont les individus « ressentent, sur un mode non conceptuel, leur situation et celle de leur époque31 ».

Les postures temporelles, ou chronotypes, seraient le résultat d’un processus de singularisation d’une expérience historique partagée, d’un régime d’historicité. Elles se déclineraient ainsi comme les diverses manifestations d’un ordre du temps qui s’impose collectivement, mais qui ne peut s’exprimer autrement qu’infléchi, réfracté, par une subjectivité. C’est cette histoire des

29 Comme le remarque Pierre Barbéris, « [c]e sera l’une des contradictions majeures du romantisme et de la littérature du mal du siècle, que d’insister sur le thème du vieillissement des hommes et de la civilisation, alors même que, selon le vocabulaire de l’époque, tout venait d’être regénéré. » (« Définitions et perspectives », p. 94, note 3)

30 Voir Judith Schlanger, « Le Précurseur », dans Jacques Neefs (dir.), Le Temps des œuvres. Mémoire et préfiguration, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Culture et société », 2001, p. 13-26 ; Marielle Macé, « Situations, attitudes », dans Vincent Debaene, Jean-Louis Jeannelle, Marielle Macé et Michel Murat (dir.),

L’Histoire littéraire des écrivains, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2013, p. 27-78. L’idée de « posture »

est empruntée aux travaux de Jérôme Meizoz, notamment Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007.

31 Yves Vadé, « Formes du temps : introduction aux chronotypes », dans Alain Corbin et al. (dir.), L’Invention du

XIXe siècle. Le XIXe siècle par lui-même (littérature, histoire, société), Paris, Klincksieck & Presses de la Sorbonne

Références

Documents relatifs

Correspondance entre George Sand et Gustave Flaubert (éd. René Descharmes), Édition du Centenaire, Librairie de France, 4 vol., 1922-1925.. Lettres inédites à la princesse

À la mort de Flaubert, nombreux sont ceux qui se souviennent de cette bonté et qui regrette le caractère de l’homme, mais l’auteur compte davantage : « Certes,

Si on admet que l’autoportrait de Flaubert dans cette première lettre est un fils-voyageur, on verra dans la deuxième lettre à sa nièce une image de Flaubert comme un oncle aîné

En voyant cee femme qui ne se dérangeait pas, le conducteur se dressa par-dessus la capote, et le postillon criait aussi, pendant que ses quatre chevaux qu’il ne pouvait

Mme Bovary est un roman médical puisque son sujet : la névrose d’Emma baigne dans une piscine de médecins qui n’ont pas plus de compétence pour

Gustave Flaubert né à Rouen le 12 décembre 1821 et mort le 8 mai 1880 en Seine-Maritime, est un écrivain français du XIX e siècle, époque où se sont succédé en littérature

D’ailleurs, le fait que Karain le décrive ainsi n’est pas dépourvu d’intérêt : « he was the chief of many villages round the great lake that is in the middle of our country

Mais au-delà de ces oeuvres flaubertiennes et de la vaste exégèse qu’on leur a consacrée depuis leur parution, notre révélation a été de découvrir la Correspondance