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HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'OEUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT

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HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'OEUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT

(étude sur la Correspondance)

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(3)

Diana Rînciog

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'OEUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT

(étude sur la Correspondance)

EDITURA UNIVERSITĂŢII DIN PLOIEŞTI

2002

(4)

Copyright © 2002, Editura Universităţii din Ploieşti

Toate drepturile asupra acestei ediţii sunt rezervate editurii

Control ştiinţific:

Certcet. pr. I dr. Cornelia Ştefănescu Prof. dr. Dolores Toma

Prof. dr. Ion Bălu Redactor:

Mihail Radu Tehnoredactare:

Diana Rînciog Director editură:

Prof. dr. ing. Iulian Nistor

Adresa: Editura Universităţii din Ploieşti Bd. Bucureşti 39, cod 2000 Ploieşti, România

Tel. 044-17 31 71, Fax. 044- 17 58 47 Descrierea CIP a Bibliotecii Naţionale a Romaniei RÎNCIOG, DIANA

Histoire et mentalités dans l'oeuvre de Gustave Flaubert : (étude sur la correspondance) / Diana Rînciog. - Ploieşti :

Editura Universităţii din Ploieşti, 2002 174 p.; 250 x 170 x 2cm.

Bibliogr.

ISBN 973-8150-49-3 821.133.1.09 Flaubert, G.

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SOMMAIRE

SOMMAIRE ...5

DÉCLARATION D’INTENTION ...7

1. L’HISTOIRE DES MENTALITÉS: CONCEPTS ET MÉTHODES...9

1.1.ARGUMENT...9

1.2. L’APPARITION DE LHISTOIRE DES MENTALITÉS...10

1.3. LES MENTALITÉS CONCEPT ET OBJET DÉTUDE...11

1.4. FONCTIONS DES MENTALITÉS...13

1.5. LA PSYCHOLOGIE DES MASSES...15

1.6. LA FORMATION DES MENTALITÉS...17

1.7. MENTALITÉ ET CADRE DE VIE...18

1.8. ÉVOLUTION ET CHANGEMENT DES MENTALITÉS; LA RÉSISTANCE DES MENTALITÉS AU CHANGEMENT. ...19

1.9. L’ÉTUDE DES MENTALITÉS...20

1.10. LA NOUVEAUTÉ DE LHISTOIRE DES MENTALITÉS...21

1.11. LES MENTALITÉS UN DIALOGUE DE LHISTOIRE AVEC LE TEMPS (44) ...25

1.12. L’HISTOIRE DES MENTALITÉS ENTRE LE HÉROS QUOTIDIEN ET LE MYTHE DE LA VIE PRIVÉE (45) ...27

1.13. L’UTILITÉ ET LES LIMITES DE LHISTOIRE DES MENTALITÉS POUR NOTRE ÉTUDE...31

NOTES ...33

2. LA CORRESPONDANCE: LECTURE ET INTERPRÉTATION ...35

UNE NOUVELLE APPROCHE DE LA CORRESPONDANCE DE GUSTAVE FLAUBERT...35

NOTES ...41

2.1. SITUATION STATISTIQUE DES DESTINATAIRES DES LETTRES FLAUBERTIENNES...42

2.2. PRÉSENTATION GÉNÉRALE DE LA CORRESPONDANCE DE GUSTAVE FLAUBERT...44

2.3. VERS UNE CONQUÊTE DE LA VIE PRIVÉE PRÉMISSE DE LA CORRESPONDANCE AU XIXE SIÈCLE...60

NOTES ...66

3. L’UNIVERS DE LA VIE PRIVÉE DANS LA VISION DE GUSTAVE FLAUBERT ...68

3.1. AMITIÉ...68

3.2. AMOUR; FEMMES; MARIAGE; ENFANTS. ...69

3.3. ARGENT...75

3.4. BONHEUR /VS/ MALHEUR...76

3.5. DÉSIR; RÊVE; EXCÈS...84

3.6. ENNUI; MONOTONIE; SPLEEN. ...88

3.7. LARMES; TRISTESSE; SOLITUDE...91

3.8. NATURE; VOYAGE. ...94

3.9. RELIGION; MORALITÉ /VS/ IMMORALITÉ... 107

3.10. VIEILLESSE; MORT. ... 113

NOTES ... 120

4. REPRÉSENTATIONS DE LA VIE PUBLIQUE DE L’ÉPOQUE... 124

4.1. BANAL(ITÉ); MÉDIOCRITÉ; BÊTISE; LIEUX COMMUNS. ... 124

4.2. CHANGEMENT DES MENTALITÉS... 133

4.3. ÉDUCATION; ENSEIGNEMENT. ... 136

4.4. GUERRE... 138

4.5. HISTOIRE; PASSÉ /VS/ AVENIR. ... 140

4.6. MASSES; FOULE. ... 141

4.7. MOEURS; FAITS QUOTIDIENS. ... 143

4.8. PARIS; VIE MONDAINE. ... 145

4.9. POLITIQUE... 150

4.10. PRESSE... 152

4.11. SOCIÉTÉ... 153

(6)

4.12. THÉÂTRE. ... 155

4.13. TOLÉRANCE /VS/ INTOLÉRANCE... 155

NOTES ... 157

5. RÉFLEXIONS ET SENTIMENTS SUR LE MONDE ARTISTIQUE ET PHILOSOPHIQUE 160 5.1. CONTEMPORAINS; CONFRÈRES. ... 160

5.2. CORRESPONDANCE DES AUTRES ÉCRIVAINS... 164

5.3. LIVRE; LECTURES FORMATRICES... 171

5.4. PHILOSOPHIE; PHILOSOPHES... 179

5.5. REJET DES ÉCOLES LITTÉRAIRES... 182

5.6. TRAVAIL DE LARTISTE... 183

NOTES ... 190

CONCLUSIONS... 193

BIBLIOGRAPHIE ... 197

(7)

Déclaration d’intention

Lorsque nous avons choisi d’étudier l’oeuvre de Gustave Flaubert, nous avons pensé tout d’abord au privilège de lire (ou de relire) les romans de cet écrivain tellement soucieux du style, sachant qu’il est un vrai classique de ce point de vue. En effet, c’est la qualité de la langue française qui le préoccupe par-dessus tout; le mot écrit ou prononcé était élevé par Flaubert au rang de cérémonial sacré et tout le monde connaît la fameuse “épreuve du gueuloir”.

En plus, nous avions l’occasion d’approfondir aussi les écrits de jeunesse ou les textes moins connus, c’est-à-dire la Correspondance, Bouvard et Pécuchet, Le Sottisier et Le Dictionnaire des idées reçues.

Mais au-delà de ces oeuvres flaubertiennes et de la vaste exégèse qu’on leur a consacrée depuis leur parution, notre révélation a été de découvrir la Correspondance de Gustave Flaubert, un vrai trésor d’observations, de commentaires (souvent critiques) sur quoi que ce soit, bref, nous avons eu la surprise de lire des lettres d’une sincérité incroyable, doublées, à l’opposé des romans, d’un manque absolu de souci concernant les normes de l’art littéraire.

Du périmètre épistolaire l’épreuve du gueuloir est chassée, et toute contrainte stylistique est annulée en faveur de l’idée spontanée, du style naturel; nous avons donc un Flaubert épistolier qui dévoile un autre aspect de l’écrivain, cela ne signifiant point que la Correspondance n’a pas de beauté, bien au contraire. Les lettres de Flaubert sont incroyables par leur densité d’idées, dépassant les cadres habituels de la notation quotidienne. C’est un dialogue avec ses destinataires les plus divers (comme au cas de Voltaire, qui est un esprit congénère de Flaubert à distance d’un siècle). Tout est à discuter dans ces lettres: l’époque et les contemporains, le changement d’attitude ou de sentiments, les institutions, la manière dont on fait la littérature, les voyages ou les lectures, la nécessité de se marier ou de rester célibataire, de vivre en France ou ailleurs, en ville ou a la campagne…

D’ici notre changement de perspective, rafraîchissante croyons-nous, c’est-à-dire l’option d’étudier Bouvard et Pécuchet, Le Sottisier, Le

(8)

Dictionnaire des idées reçues, en insistant notamment sur la Correspondance) du point de vue de l’histoire des mentalités, considérant ces textes des documents-témoignage de l’époque de Flaubert. Cela explique aussi pourquoi nous avons senti le besoin d’éclaircir l’horizon de notre thèse, en ajoutant un sous-titre au titre initialement choisi (cela nous a donné la chance de lire tout ce que nous avons pu trouver sur Flaubert, y compris sur ses romans); en outre, Flaubert lui-même a mis des sous-titres à deux de ces romans les plus lus actuellement, Madame Bovary (Moeurs de province) et L’Éducation sentimentale (Histoire d’un jeune homme), fait qui nous a semblé très significatif pour notre étude, car les deux sous-titres mentionnés ci- dessus contiennent deux mots-clé: “moeurs” et “histoire”.

(9)

1. L’HISTOIRE DES MENTALITÉS: CONCEPTS ET MÉTHODES

L’histoire signifie deux choses:continuité et changement.

( Jacques Le Goff ) (1)

1.1. Argument

Dans l’étude présente nous allons essayer de réaliser une nouvelle lecture des documents littéraires, c’est-à-dire une interprétation du point de vue de l’histoire des mentalités de l’oeuvre flaubertienne, là où cela est possible.

Une nouvelle perspective historique est également la prémisse de cette recherche, conformément à laquelle l’historien doit s’adresser à la littérature en tant que document révélateur pour la connaissance de la vérité.

Cette attitude représente un progrès important pour la “mentalité de l’historien”, si nous pensons aux positivistes qui s’arrêtaient “à l’épiderme des manifestations humaines”, enregistrant seulement les événements.(2) En plus, le temps n’est pas unitaire, comme avaient dit les positivistes. Il s’agit plutôt de plusieurs couches successives, la société étant une “géologie morale”, selon l’expression d’Henri Focillon. Chaque société a aussi son imaginaire qui dépasse le réel, et qui intéresse surtout l’écrivain. Celui-ci, en voix sonore de son époque, s’efforce de pénétrer dans la profondeur des mentalités.

Dans son ouvrage intitulé Comment on écrit l’histoire, Paul Veyne véhiculait le syntagme de l’histoire totale, en le justifiant par la juxtaposition qui se réalise, de nos jours, entre les domaines les plus divers: démographie, économie, mentalités. Par conséquent, selon l’auteur, tout est histoire, l’histoire n’existe pas. C’est le non-événementiel, dont nous n’avons pas conscience, qui fait désormais la substance de cette nouvelle extension de l’histoire, orientation que le génie de Balzac avait saisie, même sous la forme d’un reproche adressé aux historiens: en 1842, dans l’avant-propos à la Comédie humaine, l’écrivain observait, avec raison, que ceux-ci avaient négligé l’histoire des moeurs.

La conclusion de Paul Veyne est qu’il s’agit d’une extension de l’histoire, ce qui ne signifie pas du tout que l’histoire diplomatique de Louis XIV sera

(10)

remplacée par la description des émotions du peuple parisien lors des rentrées solennelles du roi /…/. (3)

En outre, remarque Dolores Toma, la nouvelle discipline, l’histoire des mentalités, se veut une histoire des profondeurs (4):

Et, come celles-ci ne sont pas visibles, elle se propose de les reconstituer par la force de l’intelligence, de la science, comme la paléontologie qui fascinait Balzac par sa capacité de reconstituer l’animal à partir d’une dent.

1.2. L’apparition de l’histoire des mentalités

L’histoire des mentalités a été fondée et illustrée en France par un grand médiéviste (le Marc Bloch des Rois Thraumaturges) et un seiziémiste (le Lucien Febvre de la Religion de Rabelais).

Il y a eu des prédécesseurs bien avant qu’on parle de l’histoire des mentalités: un Pierre Caron dans les Massacres de Septembre, un Georges Lefebvre dans la Grande Peur, un Albert Soboul dans les Sans-Culottes parisiens.

Mais la découverte des mentalités collectives est dérivée des analyses d’histoire sociale qui furent assez fouillées pour faire apparaître qu’une partie de la culture inconsciente de la psychologie (et des façons d’être coutumières) des gens avait leur propre rythme d’évolution, distinct à la fois de l’évolution de la condition matérielle objective et l’évolution de la culture intellectuelle ou politique apprise.

Maurice Agulhon affirme que l’histoire des mentalités cesse d’être un sous-secteur de l’histoire sociale. Dès lors, la réalité “mentalités” est reconnue comme spécifique et donc on pouvait lui consacrer des études exclusives.

Certains historiens sont arrivés à l’histoire des mentalités par d’autres voies d’accès que celle du social. L’une de ces voies d’accès est dans le prolongement de la démographie historique (dans ce domaine le pionnier pour le XXe siècle est Philippe Ariès). Une autre voie d’accès est dans le prolongement de l’ethnologie. À partir du moment où les coutumes, les rites familiaux et sociaux, les fêtes, les jeux, les loisirs, les lectures de nos contemporains sont objets d’études scientifiques, pourquoi – s’interroge Maurice Agulhon – l’historien du XIXe siècle n’irait pas chercher lui-même dans

(11)

les documents la trace des réalités matérielles et mentales que le folkloriste observe?

Alors se pose le problème suivant: quelles archives y a-t-il pour les mentalités? Rien d’aussi spécifique que pour l’économie ou la religion, la politique ou le social. Ce qu’on cherche effectivement, c’est qu’à partir des traces matérielles de la vie quotidienne, des témoignages visuels du décor de la vie on découvre tout un univers mental des individus, une manière commune de réagir devant telle ou telle réalité de la vie de tous les jours, qui, apparemment, n’aurait rien de sensationnel, ne mériterait point d’être retenue.

1.3. Les mentalités – concept et objet d’étude

D’habitude, le concept de mentalité s’utilise au pluriel, pour désigner un vaste panorama susceptible de former la matière de toute une histoire, en tant que discipline plutôt récente de l’étude. En effet, l’histoire des mentalités est une direction de recherche nouvelle, qui s’est développée pendant la moitié du XXe siècle. Elle montre que nos ancêtres, ou tout simplement nos prédecesseurs, voyaient le monde d’une façon tout à fait différente de la nôtre, qu’ils avaient d’autres sentiments, une autre perception du temps et de leur propre corps, d’autres croyances et valeurs. Elle révèle des mondes inconnus, étranges, comme une sorte de science-fiction tournée non pas vers l’avenir mais vers un passé qui s’avère être tout aussi surprenant.(5)

Une définition du terme mentalité nous est donnée par Alex Mucchielli, au début de son ouvrage destiné à l’éclaircissement du problème de cette nouvelle approche:

Une mentalité est façonnée par l’éducation, par toutes les expériences de la vie sociale, par la participation de tous les instants à divers groupes qui ont leurs habitudes de jugement et de comportement.(6)

Pour mieux déceler le terme de mentalité, il faut le rattacher à la notion sociologique de culture, qui, dans le même ouvrage, est vu comme un ensemble d’acquis communs aux membres d’un groupe (plus ou moins vaste).

Ces acquis servent de références permanentes et inconscientes pour la perception des choses, pour les évaluations faites et interviennent dans

(12)

l’orientation des conduites. Alors, la culture, reprend l’auteur, c’est ce qui reste, en commun avec ceux de notre groupe, lorsque l’on a tout oublié. (7)

En ce qui nous concerne, l’accent tombe surtout sur l’idée d’acquis inconscients, désignant plus ou moins des tranches de population, mais formant en tout cas la prémisse de l’étude basée sur l’histoire des mentalités.

“Notre culture” est finalement une richesse que nous partageons avec les autres, c’est-à-dire les habitudes de raisonner, de penser, nos réactions surprises dans le rythme quotidien de la vie.

Pourtant, il y a toujours une sélection qui s’impose, car, tout comme affirme l’anthropologue R. Benedict (8), une culture est un choix d’éléments, c’est-à-dire d’activités, de coutumes et de rituels, de croyances, d’institutions, etc., fait dans l’énorme éventail de toutes les possibilités. C’est là qu’intervient la personnalité de base (terme proposé par Kardiner, en 1945): une configuration psychologique particulière propre aux membres d’une société donnée, et qui constitue <<la matrice dans laquelle les traits de caractère individuel se développent.>> (9)

De cette manière, la mentalité est - pour le sociologue – le système construit de valeurs, auquel il peut rattacher la vision du monde, les attitudes envers les objets nodaux et les comportements typiques d’un groupe d’individus. (10)

Le terme de mentalité peut entrer en relation avec celui d’idée, mais il faut clairement souligner qu’il ne s’agit guère d’une synonymie, ni même partiale. Les idées peuvent caractériser un individu, une famille, une génération, une communauté religieuse. Pour que le phénomène du changement de mentalité intervienne, il est nécessaire que certaines idées se rattachent à un grand nombre de personnes et, surtout, qu’elles soient résistantes, qu’elles s’imposent, qu’elles influencent la capacité des gens de se comporter, de prendre des décisions.

Dans le chapitre L’humanité se décline au pluriel, Alain Finkielkraut affirme qu’il y a une pluralité des cultures. En donnant l’exemple de la France – qui ne se réduit pas à la francité! -, l’auteur de ce beau livre, La défaite de la pensée, parle d’une “fidélité à l’universel”, c’est-à-dire au siècle des

(13)

nationalismes, la France a eu le mérite et l’originalité de refuser “l’enracinement de l’esprit”. (11)

Ainsi, les nations européennes se transforment-elles en “sociétés multiculturelles”, où les principes fondamentaux seraient: le droit à la différence, le métissage généralisé et le droit de chacun à la spécifité de l’autre. (12) Le nouveau modèle idéal, issu de cette théorie, serait, à son tour, “l’individu multiculturel”.

En tout cas, cette vision plurale de la culture (toutes les cultures sont également légitimes, tout est culturel) évite le grand danger de l’ethnocentrisme, c’est-à-dire celui de se centrer sur sa propre ethnie.

Dans un autre livre fameux, La Culture au pluriel, Michel de Certeau explique les mécanismes de l’évolution de chaque culture, qui prolifère sur ses marges. Il s’agit d’un “pullulement créateur”, l’innombrable variante qui pullule, telle une moisissure, dans les interstices des ordres micro- et macro-physiques c’est notre culture.

Certeau nous avertit qu’il faut cesser de supposer une césure entre l’acte de lire et celui d’écrire, car le premier représente une créativité silencieuse, tandis que l’autre est la créativité d’un nouveau texte.

Selon lui, l’ancienne conception sur la culture - qui séparait l’élite des masses – s’est dirigée vers l’idée que “le nombre se mit à vivre”.

Bref, Michel de Certeau se défie de la vision, si répandue, qui concevait l’action culturelle et sociale comme une pluie bienfaisante, apportant à la classe populaire les miettes tombées de la table des savants et des puissants.

1.4. Fonctions des mentalités

Selon A. Mucchielli, une mentalité fonctionne comme une idéologie et cherche à expliquer tout phénomène, car elle est porteuse d’une vision du monde. (13) Ainsi engendre-t-elle une explication du réel, influence constamment le raisonnement, en étant une composante essentielle de l’identité culturelle d’un groupe, mais aussi une source de cohésion du groupe.

(14) En conclusion, la mentalité représente la trame psychique de référence commune à un groupe d’hommes.

(14)

Cela veut dire que rien n’est éternel ou universel. L’homme n’a pas été toujours le même, il a changé continuellement en ce qui concerne les sentiments et les attitudes fondamentaux. Dans le chapitre de son livre, Dolores Toma montre que les études du type “la modernité de Villon” ou bien “Rabelais, notre contemporain” sont issues d’une illusion, d’un moderno-centrisme plutôt naïf, orgueilleux. Il faut, tout au contraire, lire et comprendre la littérature d’une époque révolue comme un univers à part, déchiffrable uniquement par la grille des mentalités de cette époque-là. Une telle approche semble être celle de Salammbô, le roman carthaginois de Gustave Flaubert. D’ailleurs, l’écrivain avait avoué qu’un livre n’a jamais été pour lui qu’une manière de vivre dans un milieu quelconque. Pourtant, la critique littéraire ne va pas goûter ce roman, à cause du préjugé suivant: on la restitue, l’Antiquité, on ne la ressuscite pas.

Sainte-Beuve lui-même n’aimait pas du tout la psychologie des personnages, qui lui apparaissaient vulgaires, grossiers; Salammbô lui semblait irréelle, sans aucune logique. Certes, le maître de la critique du XIXe siècle, un esprit éclairé que Flaubert respectait d’ailleurs, ne pouvait pas comprendre un roman historique hors la restitution faite par le regard de son époque. Se situer dans l’espace antique, juger selon les sensibilités de ce temps ancien, tout cela lui semblait impossible, incompréhensible, inutile ou même erroné.

Pour expliquer son point de vue, Flaubert écrit à Sainte-Beuve (décembre 1862), en répondant ainsi aux allusions et aux accusations au sujet du procès intenté à Madame Bovary, de même qu’aux considérations sur Salammbô, où l’on dénonçait “le mauvais goût”, “l’érotisme”, visant surtout le chapitre intitulé Sous la Tente, ou bien les “obscenités” de la scène du

“Serpent”, comme autrefois à l’épisode du “fiacre” de Madame Bovary:

Madame Bovary est agitée par des passions multiples; Salammbô, au contraire, demeure clouée par l’idée fixe.C’est une maniaque, une espèce de sainte Thérèse? N’importe! Je ne suis pas sûr de sa réalité. Car ni moi, ni vous, ni personne, aucun Ancien et aucun Moderne ne peut connaître la femme orientale par la raison qu’il est impossible de la fréquenter. (15)

(15)

Cette lettre, écrite dans l’esprit d’une parfaite sincérité, a été envoyée par Flaubert à son maître, après lui avoir offert “avec tremblement” son roman carthaginois, en attendant plein d’impatience le verdict du critique.

1.5. La psychologie des masses

Le titre de ce sous-chapitre est aussi le titre d’un ouvrage devenu classique (16), écrit par Gustave Le Bon (1841-1931), le fondateur de la psychosociologie. Son principe est que les seuls changements importants d’où proviennent le renouvellement des civilisations sont dans les opinions, les conceptions et les croyances.

Le concept fondamental chez Le Bon est la foule. En expliquant la typologie des foules (pieuses, criminelles, héroïques), l’auteur affirme que les individus d’une foule se rassemblent par les éléments inconscients qui constituent l’âme de la race et se distinguent par les éléments conscients (éducation, hérédité).

Selon Gustave Le Bon, la foule est toujours médiocre, inférieure du point de vue intellectuel à l’individu isolé. Tout comme les sauvages ou les enfants, la foule croit à l’invraisemblable. Du moment où ils font partie de la foule, et le savant et l’homme inculte deviennent incapables d’observation.

Les événements les plus douteux sont ceux qui ont été observés par le plus grand nombre de personnes. Les foules sont impressionnées par les héros. Gustave Le Bon constate que, dans la foule, l’imbécile l’ignorant et le jaloux sont délivrés du sentiment de leur impuissance. Les foules respectent les tyrans, n’aiment pas les nouveautés et admirent les traditions.

Si les idées ont besoin de beaucoup de temps pour se fixer dans la conscience des foules, elles ont besoin de beaucoup plus de temps pour disparaître. C’est ainsi que les foules sont toujours en retard - quant aux idées - avec plusieurs générations, par rapport aux savants et aux philosophes.

Les foules sont attirées par le miraculeux et par l’apparence, car ce qui compte aux yeux des gens ne sont pas les faits, mais la manière dont on leur présente les faits. Sans traditions, aucun peuple ne peut exister. La difficulté est de trouver l’équilibre entre la stabilité et la variabilité.

(16)

Les idées sont, selon l’expression de Gustave Le Bon, “les filles du passé” et “les mères du futur”, tandis que les institutions ne créent pas une époque, mais sont créées par une époque: elles n’ont pas de valeur en elles- mêmes, étant adéquates pour un certain moment et détestables pour un autre.

Ce n’est pas la raison qui touche les foules, mais les images, pas la vérité, mais l’illusion.

Quant aux dirigeants des foules, ce sont des gens d’action, doués d’une grande volonté. Savoir l’art d’impressionner l’imagination des foules signifie gouverner. Celui qui sait illusionner les foules est leur maître, celui qui les désillusionne – leur victime.

Les moyens d’action utilisés pour maîtriser les foules sont l’affirmation et la répétition, le prestige du leader étant acquis (nom, fortune, réputation) ou personnel (comme au cas de Napoléon). Ce prestige disparaît avec le succès.

Les révolutions qui commencent sont des croyances qui finissent à cause d’être mises en discussion. En tout cas, Gustave Le Bon met en exergue cette idée: Déclencher une révolution est toujours plus facile que la mener à terme.

Une classification des foules serait la suivante: hétérogènes (anonyme – celles de la rue – et fameuses – Cour d’Assises, Parlement) et homogènes (sectes politiques, religieuses; castes militaires, sacerdotales, ouvrières;

classes – bourgeoise et paysanne). En tout cas, la foule est un “personnage”

important dans la Correspondance de Flaubert, de même que dans certains de ses romans (notamment dans Salammbô), et nous avons prévu un commentaire séparé, consacré à ce sujet.

Pour expliquer plus largement la liaison qui existe entre la littérature et l’histoire des mentalités, nous mentionnons aussi une étude de Michel Crouzet, Passion et politique dans l’Éducation sentimentale (17). Il y a dans le roman deux séries d’événements, avec leurs “sièges” – sentimentaux (le coeur) et politiques (la cité). Michel Tournier disait que le problème du roman historique c’est d’intégrer une histoire d’amour à un contexte historique (n’est- ce pas le cas de Salammbô?).

(17)

Mais est-ce aussi L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert un roman historique, celui de la révolution de 1848? Chose certaine, remarque Crouzet, il y a “le vague des passions” inséparable du “vague des politiques”.

L’enfant du siècle est tout le siècle, tandis que la bêtise est le trait fondamental de ’48.

Gustave Flaubert voulait représenter dans son roman un état psychologique, mais aussi un état historique. Le mot le plus fréquent de la Correspondance flaubertienne est “sentir”, ce qui signifie à la fois “exister” et

“savoir”. Dans L’Éducation sentimentale, il y a une sorte d’illusion collective qui doit se dissiper. Le roman est fait de coïncidences. Par exemple, la République et Madame Arnoux ont en commun la “nature idéale”, ou bien le fait que le jour même où éclate la Révolution est aussi celui où l’”aimable”

Rosanette devient la maîtressse de Frédéric.

La conclusion est significative pour notre démarche: on cherche l’explication des événements par la clé des sentiments. C’est effectivement le sentiment qui met en état de fonctionnement le mécanisme de la société, c’est le sentiment qui engendre des calculs intérieurs (le cas de Frédéric Moreau, un Julien Sorel dans la variante flaubertienne, est bien illustratif).

L’Éducation sentimentale est un roman des apparences: tout le monde trahit tout le monde, mais tous prétendent avoir de bons sentiments. Au cas de Frédéric Moreau, la critique a parlé d’une “passion inactive”. Dans son ouvrage, L’économie des biens symboliques (18), Pierre Bourdieu considère le personnage “l’héritier qui refuse l’héritage”, incarnant l’aliénation spécifique de la bourgeoisie, l’espoir désepéré d’être un autre (Sartre croyait que Flaubert lui-même savait vivre comme un autre sa propre vie, en sachant aussi se retrouver dans la vie d’un autre).

1.6. La formation des mentalités

La formation des mentalités serait en étroite liaison avec les premières étapes de la vie de l’homme. À sa naissance, l’homme, bien que possédant quelques instincts biologiques, est plutôt une tabula rasa. Ce sont les expériences de vie qui vont écrire sur cette page vierge et façonner l’individu qui sera le résultat conditionné de son passé. (19)

(18)

Par enculturation (le processus au travers duquel l’individu acquiert la culture de son groupe, de sa classe, de son segment ou de sa société) se forment les modèles de comportement, c’est-à-dire le langage, le métalangage, les coutumes, les valeurs.

En ce qui concerne les jugements de valeur, les philosophes et les moralistes les ont catégorisés comme suit: bon (valeur sociale), bien (valeur morale), saint (valeur religieuse), vrai (valeur théorique), beau (valeur esthétique), juste (valeur juridique), rare (valeur économique), puissant (valeur politique), agréable (valeur sensible), utile (valeur pratique), sain (valeur vitale). (20)

Une autre coordonnée de la formation des mentalités pour Sigmund Freud serait la situation oedipienne, c’est-à-dire la situation affective de l’enfant, vers 3 à 5 ans, âge ou apparaissent les désirs amoureux de l’enfant envers le parent de sexe opposé et, de l’autre part, une hostilité jalouse, avec voeux de mort, envers le parent de même sexe (21) par exemple, la mentalité du contestataire a été expliquée par les psychanalistes, à partir de son complexe d’Oedipe, qu’il n’a pas résolu et a donc des problèmes avec l’autorité, en s’opposant à toutes les autorités et figures paternelles. Le contestataire est “narcissique” et manque de confiance:

Dans ses relations amoureuses et sexuelles son narcissisme est un obstacle aux relations profondes et durables. Ses relations avec les figures maternelles sont souvent complexuelles. (22)

Le cas du personnage Charles Bovary pourrait en offrir un exemple, car si la petite fille s’identifie tout de suite à sa mère, le petit garçon s’aperçoit qu’il est différent de sa mère et que, pour exister, il doit s’en différencier, créer son identité en dehors d’elle.

1.7. Mentalité et cadre de vie

Dans son livre, Mucchielli exprime l’idée qu’il faut évoquer Montesquieu et sa célèbre théorie des milieux, quand il s’agit de la psychologie des peuples.

Montesquieu croyait que le milieu physique, et en particulier le climat, exerce par l’intermédiaire du corps une action déterminante sur la psychologie

(19)

des populations. Au début du XIXe siècle, Madame de Staël avait, elle aussi, des opinions pareilles quant aux peuples du nord de l’Europe, et c’était à partir de ces idées qu’elle commentait leurs littératures, en les comparant avec celles du sud. Au XIXe siècle, l’école dite de “la science sociale” pousse à l’extrême le déterminisme géographique, remarque Mucchielli.

Ainsi, le milieu urbain forme-t-il la mentalité du citadin, car la ville est un

“foyer de sollicitations” et l’homme manifeste un recul protecteur, une distanciation nécessaire face à toutes ces sollicitations. La ville est l’espace de prédilection pour former des attitudes de mise à distance, d’intellectualisation, de compétition. (23)

1.8. Évolution et changement des mentalités; la résistance des mentalités au changement.

L’étude des mentalités présente une importance capitale pour la compréhension de tous les phénomènes de changement dans les sociétés.

Sans l’examination des changements culturels, des mentalités, nous ne pouvons pas étudier les changements de type économique, législatif, etc.

(d’ailleurs ceux-ci sont concomitents, fonctionnent ensemble à l’intérieur de la société).

Les phases du changement de mentalité seraient les suivantes (24):

unfreezing (la mise en question des croyances et des attitudes), la crise culturelle (la phase de malaise), la nouvelle croyance (une phase d’élaboration) et une dernière phase, freezing (systématisation des valeurs nouvelles qui sont clairement saisies, celles que les élites les promeuvent et les défendent, en explicitant pour tous la nouvelle vision du monde qu’il faut désormais avoir. L’un des types qui forment cette élite est, sans doute, l’écrivain. Il est celui qui, quelquefois, réagit contre cette apathie du groupe désireux de préserver son identité quand il est confronté à une civilisation qui veut l’anéantir en l’assimilant.

Pourtant, le rythme naturel de l’évolution des mentalités suppose au moins un siècle pour qu’une rupture décisive apparaisse dans les mentalités des descendants. (25) L’écrivain, lui, il ne peut qu’anticiper ce changement, en avoir l’intuition; ce sont les générations jeunes qui l’accomplissent.

(20)

Par exemple, pour les sociétés occidentales contemporaines, c’est plutôt la liberté qui nourrit les mentalités, en développant surtout celle du refus (de la technique du progrès scientifique, coupable d’avoir périclité la vraie communication avec l’autrui. Au cas des populations immigrées, le phénomène est plus visible, car si les parents gardent les moeurs et les coutumes, la religion et la langue de leur pays d’origine, les enfants scolarisés avec les enfants du nouveau pays subissent l’impact des mass media, adoptent une autre mentalité qui les oppose bientôt à leurs parents.

Dans son livre, L’Ère du vide (26), Gilles Lipovetsky caractérise l’âge

“postmoderne” comme étant celui de l’individualisme, par ce droit, vivement affirmé, d’être absolument soi-même. Ce droit de “l’accomplissement personnel” provient, en effet, du respect de la singularité subjective, de la personnalité incomparable. La conclusion de l’étude offre l’image de la société moderne, où l’autonomie du privé va de soi, le nouveau est accueilli comme l’ancien, l’innovation est banalisée.

1.9. L’étude des mentalités

L’étude des mentalités se fait par des questionnaires concernant les attitudes, sous forme d’échelles d’attitudes.C’est ainsi que on teste une prédisposition psychologique envers un “objet”.

Si la méthode de l’observation reste la plus difficile, car on ne peut tout voir, et donc on ne peut pas se fier au hasard, le recueil d’informations se fait souvent par la méthode de l’interview, une sorte de “commentaires provoqués”. (27)

Dans la conclusion générale de l’ouvrage d’Alex Mucchielli sur les mentalités, nous pouvons déceler l’idée de l’utopie en ce qui concerne une société égalitaire ou idéologiquement unitaire. Dans une société complexe, les différences de mentalités sont inévitables, surtout dans la civilisation occidentale, où l’on se confronte à une vraie crise de valeurs. Il y a même un danger sérieux pour ces sociétés qui manquent de tolérance, car pour reprendre des slogans révolutionnaires, il n’y a pas de tolérance pour les fanatiques, pas de pitié pour les sans-pitié, pas de liberté pour les ennemis de la liberté. (28)

(21)

D’ici la préoccupation de certains auteurs pour une histoire des sensibilités à l’environnement. Une telle “quête des émotions perdues” réalise Alain Corbin, dans Le Temps, le Désir et l’Horreur, où il essaie de dresser un inventaire des sensations, une analyse plus serrée des discours, afin de mieux dénouer le réel de l’imaginaire. D’ailleurs, cette étude de la psychologie collective, baptisée, un peu vite, “histoire des mentalités”, était déjà le sujet d’intérêt proposé par Lucien Febvre, à la fin de la première moitié du siècle.

Étudier une “anthropologie historique des sens” était, sans doute, chose difficile, l’obstacle le plus évident résidant, affirme Corbin, dans “la fugacité de la trace”. (29) Selon lui, les historiens savent, en outre, fort peu de choses sur l’évolution des systèmes d’appréciation, ils connaissent mal les configurations respectives de l’agréable et du désagréable, du fascinant et du repoussant, du recherché et du refusé, du toléré et de l’intolérable, au sein de la culture qu’ils étudient.

L’exemple donné par Alain Corbin dans le livre cité est celui du matelot, dont la sensibilité s’est perdue petit à petit:

Chez cet être inférieur, le goût et l’odorat se trouvent pervertis par l’usage du tabac; la délicatesse du toucher est détruite, par la proximité de l’artillerie, celle de la vue par la salinité de l’environnement. En un mot, le marin a perdu l’essentiel de son acuité sensorielle; il est donc devenu insensible. (30)

Dans un autre livre, Le Territoire du vide (L’Occident et le désir du rivage 1750-1840), Alain Corbin explique la démarche de l’histoire des mentalités: il n’y a d’autre moyen de connaître les hommes du passé que de tenter d’emprunter leurs regards, de vivre leurs émotions.

1.10. La nouveauté de l’histoire des mentalités

Certes, les dernières décennies, la recherche historique n’a cessé de repousser ses frontières, d’étendre son domaine, en explorant de nouvelles contrées. Il y a maintenant d’autres sources d’information que les documents et les archives. Les époques d’autrefois nous intéressent d’un autre point de vue, pour leurs mythes, l’histoire des mentalités ou la pensée politique. (31)

(22)

Par conséquent, cette nouvelle histoire préfère la longue durée à l’événement, car celui-ci lui semble le symbole de l’histoire superficielle, du récit circonstanciel.

L’histoire des mentalités s’adresse plutôt au vécu collectif, aux aspects immatériels, tels que les opinions, les aspirations, les faits de culture, le comportement des individus. Reconstituer l’opinion pour les temps où les sondages n’existaient pas encore, cela intéresse vraiment le chapitre le plus récent de l’évolution historiographique. mentaliste

Si les écrivains et leurs lecteurs ont privilégié longtemps les “grandes biographies”, l’histoire des mentalités se propose de réparer cette injustice envers les exclus, les étrangers, les marginaux, les groupes écartés du pouvoir, de la richesse, les gens de la rue.

Émile Zola, en parlant des travailleurs des mines, Flaubert, en parlant de la vie de province, tout comme Balzac, ne cherchaient-ils pas à y aboutir?

En effet, en France au moins, comme nous avertit Michel Vovelle, l’auteur d’une ample étude – Idéologies et mentalités – l’histoire des mentalités est devenue une locomotive de l’histoire, semblant avoir détrôné l’histoire économique, voire l’histoire sociale. (32)

Si cette nouvelle histoire se propose de réaliser l’inventaire des différences (Paul Veyne), ou bien une histoire des visions du monde (Robert Mandrou), nous ne serons pas surpris si, par exemple, l’univers mental de la sorcière intéresse aujourd’hui plus que celui du magistrat – devenu trop limpide peut-être. (33)

Dès l’apparition de l’histoire des mentalités, Lucien Febvre, l’un des fondateurs de la revue Annales (en 1929, avec Marc Bloch, à Strasbourg), se demandait: Qui nous écrira une histoire de la méchanceté, de la mort, de l’amour…?

Plus tard, Pierre Chaunu écrivait que toute société se juge ou s’apprécie d’une certaine façon selon son système de la mort. (34) Il y a, en effet, plusieurs aspects: la mort subie, vécue, acceptée, “naturelle”, c’est-à-dire acceptée sereinement, sans crainte ni appréhension (comme celle de Roland,

(23)

le chevalier médiéval des chansons de geste), que Voltaire croyait possible uniquement pour les animaux. (35)

Pourquoi parle-t-on d’une mort magique au siècle des Lumières, d’une mort ensauvagée, selon l’expression de Philippe Ariès (L’homme devant la mort), ou même du refus constant de certains peintres (Delacroix, Ingres, Manet) de figurer la mort? Vovelle a une remarque qui peut signifier à la fois une réponse: l’histoire de la mort est tissée de silences involontaires et volontaires. (36)

Nous allons analyser la conception sur la mort, telle qu’elle apparaît dans la correspondance et les oeuvres de Gustave Flaubert, comme un reflet principal de sa mentalité et de celles qui désignent ses personnages. En tout cas, il nous semble avoir saisi, en germes, les symptômes de la désacralisation de la mort à l’époque moderne, dont parle Ariès aussi, en montrant la succession de la mort médiévale égoïste, de “moi” et de “toi” (celle- ci touchant surtout les romantiques inconsolés d’avoir perdu l’irremplaçable objet de leur amour). Lamartine est désespéré d’avoir perdu sa bien-aimée, Julie Charles (Elvire, dans son célèbre poème, Le Lac). Charles Bovary, résiste-t-il à la disparition de sa femme?

Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. (L’Isolement) – ce vers de Lamartine incarne toute une mentalité de l’adoration, du culte de l’irremplaçable, de l’unique.

Dans son ouvrage intitulé Le Territoire de l’historien, Emmanuel Le Roy Ladurie nous rappelle que l’homme affrontait la mort avec plus de sérénité qu’aujourd’hui. Ladurie met en revue certaines observations de ses confrères.

Pierre Chaunu parle d’une désocialisation de la mort en Occident, à partir de l’année 1750. Michel Vovelle observe la contestation des pompes, car on demande davantage de simplicité dans les obsèques. La mort se désolidarise ainsi de la société urbaine et englobante. Elle se replit sur l’univers familial. (37) En plus, la mort est devenue auhourd’hui un “phénomène hebdomadaire”, une sorte de diable irrépressible (les Français nomment “les dimanches noirs” les jours où les accidents de voiture sont plus fréquents pendant le week-end).

(24)

Pierre Chaunu affirme qu’il y a un “divorce” entre le village des vivants et celui des morts, prouvant une “désocialisation du décès”. (38)

Vovelle a une thèse relative à l’histoire sérielle des testaments en Provence; selon lui, le testament n’est pas un documents mineur, mais un document-miroir des mentalités sur la mort.

Mais l’étude, devenue classique, sur les attitudes de l’homme devant la mort est celle de Philippe Ariès (L’homme devant la mort). Les quatre thèmes fondamentaux sont: la conscience de soi, la défense de la société contre la nature sauvage, la croyance dans la survie et la croyance dans l’existence du mal.

La mort est vue comme une “brèche” dans le système de protection élevée contre la nature sauvage. Emprisonné dans des cérémonies transformées en spectacle, la mort est accompagnée d’une cérémonie qui marque la solidarité de l’individu avec la communauté. Quant à la croyance dans la survie, elle est une des plus vieilles mentalités. Ainsi, la mort est-elle apprivoisée (n’étant plus mal-heur!). (39)

Pourtant, de nos jours, il y a plutôt une nouvelle attitude devant la mort:

elle devient sale, médicalisée. En Occident, on peut parler, affirme Ariès, d’une dissimulation du cadavre, d’une occultation du mort. Le visage du cadavre était exposé aux regards de la communauté et l’est resté longtemps dans les pays méditerranéens et l’est encore aujourd’hui dans les cultures byantines. À présent, le visage du cadavre est recouvert et enfermé, cette occultation, de même que l’usage très prolongé du testament sont les deux éléments significatifs du modèle de la mort de soi.

Philippe Ariès indique la résistence de ce modèle de la mort de soi jusqu’au XVIIIe siècle.

À l’époque moderne, la mort dans ce qu’elle avait alors de lointain a été rapprochée et elle a fasciné, elle a provoqué les mêmes curiosités étranges, les mêmes imaginations, détours pervers que le sexe est à l’érotisme. Ce modèle, différent des autres, a été nommé la mort longue et proche d’après un mot de Madame de La Fayette, cité par M. Vovelle. (40)

(25)

Au XIXe siècle, où triomphe les techniques de l’industrie, de l’agriculture, de la nature et de la vie, nées de la pensée scientifique de la période antérieure, le romantisme (Ariès caractérise ce mot “commode”) fait surgir une sensibilité de passions sans limites, ni raison. Une série de réactions psychologiques parcourent l’Occident et le boulversent comme il ne l’avait jamais été.(41)

Entre les deux limites, “nous mourrons tous” et “la mort de soi” se trouve la mort de l’autre (l’être aimé). Cela provoque une crise dramatique, dans certains cas, insurmontable. De cette façon, l’attitude devant la vie est dominée par la certitude de l’échec. En revanche, l’attitude devant la mort devient l’hypothèse impossible de la réussite.

Au XIXe siècle, la mort de l’autre est plus importante que la mort de tous ou de soi (dans les lettres de Flaubert cette chose est vraiment très visible). Un type original de sensibilité apparaît, celui de la vie privée (bien exprimée par l’anglais “privacy”). La peur de la mort, germée dans les fantasmes du XVIIe et du XVIIIe siècle, fut deviée de soi vers l’autre, l’être aimé. (42)

Au XIXe siècle triomphe une autre représentation de l’au-delà, le lieu des retrouvailles de ceux que la mort a séparés et qui n’ont jamais accepté cette séparation.

La dernière phrase du livre d’Ariès nous offre une perspective significative:

On se propose toujours de réconcilier la mort avec le bonheur. La mort doit seulement devenir la sortie discrète, mais digne, d’un vivant apaisé, hors d’une société secourable que ne déchire plus ni ne boulverse trop l’idée d’un passage biologique, sans signification, sans peine ni souffrance, et enfin sans angoisse. (43)

1.11. Les mentalités – un dialogue de l’histoire avec le temps (44)

L’histoire des mentalités, ce dernier chapitre de l’historiographie, ne s’intéresse plus à ce qui se passe, mais à ce qui demeure, car cette nouvelle orientation a complètement délaissé les faits et les dates, pour se consacrer à l’étude de l’homme et de son environnement matériel. Perspective séduisante:

(26)

on cherche l’explication de l’événement par la clé des sentiments. On s’intéresse désormais aux structures du quotidien (il y a, en ce sens, un livre écrit par Fernand Braudel), aux significations du banal, aux sensibilités communes, toujours conservant la conviction que les mentalités sont “des prisons à longue durée” (F. Braudel). Selon Marc Bloch, l’un des fondateurs de l’histoire des mentalités, le bon historien est comme l’ogre: où il sent l’odeur de l’homme, il trouve sa proie.

Par conséquent, l’intérêt de l’histoire des mentalités est suscité par toutes les traces matérielles de la vie quotidienne; les correspondances privées, par exemple, représentent un témoignage à double reflet: sur le temps de l’auteur, mais aussi sur son époque. Le journal intime, lui aussi, devient le grand marqueur du temps individuel.

Pour éclaircir davantage la relation qui existe entre le temps et l’histoire, il faut citer le moins connu des livres de Philippe Ariès (comme l’affirme Roger Chartier, dans la préface du recueil paru en France en 1954, quand l’auteur avait 40 ans) – Le temps de l’histoire. Conformément à la théorie développée dans cet ouvrage, l’histoire est un dialogue des différentes structures d’où le présent ne manque jamais, histoire totale et collective, qui n’est ni la somme ni la moyenne des histoires particulières. Dans la vision d’Ariès – que ses confrères ne partageaient pas vraiment - , l’homme est accablé par l’histoire;

c’est pourquoi, l’homme moderne doit prendre ses distances quant à l’histoire collective et son propre passé. Ainsi, ne s’agit-il plus d’une histoire académique morne, présentant l’enchaînement sec des événements, mais de l’histoire de l’individu, identifiée au devenir collectif. C’est une histoire qui pourrait finalement aider chacun d’entre nous à comprendre la configuration du présent. C’est une interrogation sur la société contemporaine, sur ses conceptions concernant la famille ou l’attitude devant la mort (comportement qui, affirme Ariès, caractérise foncièrement une société).

Dans une interview réalisée avec Philippe Ariès par Michel Vivier (le 23 avril 1954), dialogue annexé à la fin du volume Le temps de l’histoire, l’historien avoue sa conviction absolue que l’histoire n’est pas orientée dans un sens ou dans l’autre. Rien de plus faux que l’idée d’un progrès continuel, d’une

(27)

évolution permanente. L’histoire avec une seule flèche n’existe pas. Pour lui, l’histoire est le sentiment d’une tradition vivante, qui permet la reconstitution de ce qui a été vécu spontanément et, en fin de compte, inconsciemment.

La plupart des historiens ont vu deux histoires: une scientifique et l’autre politique. Il y a eu des époques où la vie privée, emmurée comme elle était, ne perçait pas le temps de l’histoire, l’homme étant trop ancré au milieu de son temps. Après le moment 1940, une autre histoire s’est développée, celle que Philippe Ariès nomme particulière, car elle pénètre dans la cité de la famille, en lui modifiant la structure affective. C’est la raison pour laquelle l’histoire contemporaine n’est plus une comparaison entre le passé et le présent, et, par conséquent, l’historien du présent doit s’écarter de son temps, pour ne pas être l’homme d’un certain temps, mais pour être celui d’un autre temps. Bref, l’histoire est devenue pour l’homme de nos jours une manière de vivre dans le temps.

Et, qu’est-ce que c’est le présent, sinon plus de la moitié d’un passé qui s’obstine à survivre? Et, n’est-il pas le passé – par ses différences et ses ressemblances – la clé indispensable de toute compréhension correcte du présent? Ces interrogations parcourent, comme un souffle initiatique, le livre de Fernand Braudel, Le temps du monde, dont la conclusion est la suivante:

“aujourd’hui” ne nie pas “hier”; tout au contraire, le premier éclaircit l’autre et vice versa, dans une dialectique de la durée, une multiplicité des temps.

Enfin, l’histoire des mentalités privilégie l’univers affectif des gens, et c’est ainsi que le temps de l’histoire devient le temps de l’individu, le temps de chacun et de tous à la fois.

1.12. L’histoire des mentalités entre le héros quotidien et le mythe de la vie privée (45)

Un changement important explique la réserve de quelques-uns et la fascination des autres, beaucoup plus nombreux, quand il s’agit de l’histoire des mentalités. Chose sûre: l’élitisme de l’histoire traditionnelle est rejeté. Les mentalistes ne s’intéressent plus aux héros exceptionnels, aux grandes personnalités, mais à l’étude des gens simples – bergers, fromagers, artisans, usuriers, sorcières, ménagères, etc. Ce qui préoccupe désormais les historiens

(28)

c’est la vie quotidienne des gens, leurs comportements, leur imaginaire. La culture savante est laissée de côté pour privilégier la culture populaire, les dimensions collectives de l’individu.

Dans un livre intitulé d’une manière suggestive L’invention du quotidien, Michel de Certeau démontre que l’homme ordinaire témoigne d’une créativité quotidienne, que le quotidien est devenu un art et une science, qu’il est parsemé de merveilles, écume aussi éblouissante que celle des écrivains ou des artistes…

En outre, seuls les historiens des mentalités, les anthropologues et les mythologues comprennent que “rien n’est naturel, tout est culturel”. Les sentiments de l’homme n’ont pas été toujours les mêmes, et c’est pourquoi ils sont devenus un objet d’étude pour les mentalistes. Il y a, en effet, une relativité des sentiments qui se produit, un respect de l’autrui et de sa culture, de façon qu’on constate finalement une pluralité: Cultures et non Culture, toutes les cultures sont légitimes, comme affirme Alain Finkielkraut, dans son livre séduisant, La Défaite de la pensée.

Ainsi, tout est culturel: et la bande dessinée, et le best-seller, et le slogan publicitaire, et le poème, et le clip, et la musique de Verdi. Une paire de bottes vaut bien Shakespeare, serait la conclusion de Finkielkraut. En effet, la mentalité moderne a renoncé aux hiérarchies. Cette dissolution de la culture dans le tout culturel ne met fin ni à la pensée ni à l’art, c’est une autre constatation rassurante de Finkielkraut, qui ajoute, avec sagesse, que, pourtant, ce n’est plus l’âge d’or où les chefs-d’oeuvre se ramassaient à la pelle, l’écrivain soulignant ainsi la réalité culturelle, beaucoup plus éclectique, de notre époque.

Il est vrai que cette uniformisation des produits culturels peut inquiéter certaines gens: les grandes créations ne suscitent plus l’intérêt, car le sport, la mode, l’industrie du divertissement ont chassé la grande culture. Alain Finkielkraut est plus optimiste que ses confrères: il y a des historiens traditionnels qui voient que le verre est vide, tandis que les historiens des mentalités le voient, au contraire, plein – tout peut les attirer: et Shakespeare, et les pratiques culinaires ou hygiéniques d’autrefois. On peut compter déjà des

(29)

centaines de livres passionnants pour le grand public, qui désignent ces nouvelles préoccupations de l’histoire: Histoire des larmes, Histoire de la pudeur, L’Apparition du sentiment moderne de la famille, Mourir autrefois, La Naissance de l’intime, La Peur en Occident, Le Mangeur du XIXe siècle, L’Imaginaire de la haute montagne, Le Propre et le sale, Ethnologie de la chambre à coucher, Le mâle Moyen Âge, etc.

C’est intéressant, par exemple, d’apprendre que le rouge dominait les intérieurs des salons de la France du XVIIe siècle, et le vert au XVIIIe siècle, mais l’histoire des mentalités ne se borne pas à le constater en fouillant les statistiques; elle cherche les significations là où les autres n’en trouveraient aucune. Dans les meilleurs de ses livres, observent les critiques, la Nouvelle Histoire est une discipline interprétative.

En 1957, un livre écrit par Roland Barthes – Mythologies – démontre que les mythes sont consommés inconsciemment, qu’ils sont quotidiens, collectifs, anonymes. Seul le mythologue doit s’écarter délibérément pour accomplir son étude. Prendre ses distances c’est une chose absolument nécessaire pour “la mentalité de l’historien des mentalités”, qui marque, par son attitude, la disparition du narcissisme juvénile. Donc, il n’est plus fasciné par lui- même, par sa propre culture (moderno-centrisme), mais ouvert à l’autrui et à sa culture, intéressé à la différence. En plus, il y a une “attitude écologique”

envers les cultures anciennes, en les protégeant et en retrouvant leur charme perdu.

Roland Barthes fait aussi un commentaire très intéressant sur le dernier livre de Flaubert, Bouvard et Pécuchet, dans la perspective de la sémiologie.

Dans le chapitre intitulé “Le mythe aujourd’hui”, l’auteur parle d’une situation particulière, où le mythe devient artificiel, c’est-à-dire on arrive à mythifier le mythe. C’est ce que Flaubert réalise dans son dernier ouvrage, par la vaste, mais inutile entreprise de ses héros – un mythe expérimental, au second degré.

Bouvard et Pécuchet sont les représentants d’une certaine bourgeoisie. Leur discours constitue déjà une parole mythique. La rencontre du sens et du concept forme, dans ce premier système, une signification qui est la rhétorique de Bouvard et Pécuchet. La rhétorique de Bouvard et Pécuchet va devenir la

(30)

forme du nouveau système; le concept sera produit par Flaubert lui-même, par le regard de Flaubert sur le mythe que s’étaient construit Bouvard et Pécuchet:

ce sera leur velleité constitutive, leur inassouvissement, la “bouvard- pécuchéité”. Quant à la signification finale de l’oeuvre, selon Barthes, c’est le pouvoir du second mythe, celui de fonder le premier en naïveté regardée.

Flaubert s’est livré à une véritable restauration archéologique d’une parole mythique:c’est le Viollet-le-Duc d’une certaine idéologie bourgeoise. Mais moins naïf que Viollet-le-Duc, il a disposé dans sa reconstitution des ornements supplémentaires qui la démystifient; ces ornements (qui sont la forme du second mythe) sont de l’ordre subjonctif; il y a une équivalence sémiologique entre la restitution subjonctive des discours de Bouvard et Pécuchet, et leur velléitarisme.

Le mérite de Flaubert (et de toutes les mythologies artificielles), conclut Roland Barthes, c’est d’avoir donné au problème du réalisme une issue franchement sémiologique. C’est un mérite certes imparfait, car l’idéologie de Flaubert, pour qui le bourgeois n’était qu’une “hideur esthétique”, n’a rien de réaliste. Mais du moins a-t-il évité le péché majeur en littérature, qui est de confondre le réel idéologique et le réel sémiologique. Comme idéologie, le réalisme littéraire ne dépend absolument pas de la langue parlée par l’écrivain.

La langue est une forme, elle ne saurait être réaliste ou irréaliste. Tout ce qu’elle peut être, c’est mythique ou non, ou encore, comme dans Bouvard et Pécuchet, contre mythique. Nous avons ajouté aussi ce commentaire appartenant à un sémiologue réputé (46), pour souligner l’importance de la différence des points de vue, la nouveauté de la démarche analitique dans l’étude d’une oeuvre littéraire.

L’historien des mentalités s’intéresse aussi aux pratiques de la lecture d’autrefois: Roger Chartier est l’auteur d’une ample et subtile étude intitulée Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime. Il montre que l’individu lisait à sa manière un livre, en fonction de sa condition sociale et que la lecture n’est pas du tout un invariant. Selon les inventaires réalisés par le notaire après le décès de l’individu, on pourrait savoir comment il avait

(31)

employé le livre, quelle avait été sa bibliothèque (la quantité et la qualité des livres possédés).

Nous apprenons donc que “la lecture d’intimité”, “la lecture élitaire du for privé”, que nous pratiquons à présent, en la croyant l’unique possible ou la meilleure, ne s’est généralisée qu’après le XVIIIe siècle. Jusqu’à cette époque- là, la lecture avait été collective: livres religieux, lus au sein de la famille, selon un rituel consacré. À partir de 1602, il y avait aussi la célèbre “bibliothèque bleue”, comprenant des livres religieux, romans de chevalerie, contes de fées, etc.

Nous apprenons, par exemple, que sauf la Bible ou Imitatio Christi, Ars moriendi a été, sans doute, le plus répandu et le plus lu des livres. Se préparer pour la mort était chose essentielle si l’on espérait la rédemption. En tout cas, il ne fallait pas ignorer la perspective de la mort, attitude qui se trouve à l’opposé à l’égard de celle de nous jours, où la mort est devenue “objet d’interdit innommable”, tabou.

L’attitude moderne, après avoir passé par la grille “la mort de toi”, a un nouvel aspect: l’amnésie volontaire, le silence. Les conséquences? Disparition du deuil. Répression de la souffrance (pleurer en cachette). Interdiction des larmes. Expédition discrète et sommaire des corps, même maquillage du cadavre pour donner l’illusion de la vie. Escamotage du final, évacuation de la mort hors de la vie quotidienne.

Voltaire, dans son célèbre Candide, nous conseillait à cultiver – chacun – notre jardin. Mais c’était toujours lui qui proposait le motif de l’étranger, le sauvage arrivé à Paris, pour connaître le quotidien au XVIIIe siècle, un autre mode de vie. Loin d’être une simple curiosité, son attitude nous semble aujourd’hui une sagesse prémonitoire, un vrai signe de modernité, “la mentalité de l’historien des mentalités” en germes.

1.13. L’utilité et les limites de l’histoire des mentalités pour notre étude Afin d’achever ce premier chapitre – théorique et introductif -, il faudrait mentionner que l’intérêt de cette nouvelle discipline, l’histoire des mentalités, est majeur pour notre étude, car dans les textes flaubertiens (la Correspondance, Bouvard et Pécuchet, Le Dictionnaire des idées reçues

(32)

et Le Sottisier) nous avons toujours recherché les traces de son temps, c’est- à-dire de la vie privée de l’écrivain, mais aussi de l’époque où il a vécu.

En vrai précurseur de l’esprit de l’historien des mentalités, Flaubert ne considère jamais son époque un sommet de la civilisation ou de la morale. Le moderno-centrisme, cette tendance que l’histoire des mentalités combat fortement, ne se manifeste jamais chez Flaubert quand il formule ses observations ou ses jugements.

Pourtant, il faut tenir compte de certaines limites de l’histoire des mentalités dans cette approche de l’oeuvre de Flaubert: les observations de l’écrivain ne sont ni exhaustives ni toujours objectives, parce qu’il y a un degré de subjectivité involontaire, chose due à la mentalité de Flaubert lui-même (c’est pourquoi nous avons délimité notre étude, en s’occupant seulement des textes où la fiction n’intervient pas).

En outre, Gustave Flaubert a vécu assez isolé du phénomène social, il ne lisait pas les journaux, ne s’intéressait pas à la politique, à la vie mondaine (sauf quelques exceptions notables, comme c’était le salon de la princesse Mathilde ou son propre salon). Il émet de idées qui nous permettent de connaître sa mentalité annonçant l’écrivain du XXe siècle, ou tout simplement l’attitude de l’homme qui s’opposait nettement aux clichés. Ce sont aussi les croyances des autres que nous devons déceler dans les textes de Flaubert, leurs préjugés, leurs attitudes différentes, leur grille de valeurs. Ce qui est commun retenu dans les commentaires de Gustave Flaubert.

Les concepts que nous avons utilisés le plus souvent sont: “croyances”,

“idées”, “mentalités”, “sentiments”, “représentations”, “imaginaire”,

“comportements”, “différences”, “lieux communs”, etc. Le critère choisi pour l’exposition des thèmes étudiés à l’intérieur des chapitres 3, 4, 5 est purement alphabétique, pour éviter que la taxinomie proposée devienne en quelque sorte subjective, comme une hiérarchie des valeurs.

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