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Ennui; monotonie; spleen

2 . LA CORRESPONDANCE: LECTURE ET INTERPRÉTATION

3. L’UNIVERS DE LA VIE PRIVÉE DANS LA VISION DE GUSTAVE FLAUBERT GUSTAVE FLAUBERT

3.6. Ennui; monotonie; spleen

Non, je ne regrette rien de ma jeunesse… Je m’ennuyais atrocement, je rêvais de suicide, je me dévorais de toute espèce de mélancolie possible… non la maladie de nerfs n’a rien fait; elle a rapporté tout cela sur l’élément physique…

(Souvenirs, notes, pensées intimes)

Le sentiment de l’ennui ressenti douloureusement par Gustave Flaubert provient surtout du rythme monotone de sa vie. Il écrit à plusieurs reprises à ses destinataires quel est le petit train-train de sa vie:

Voici ma vie: je me lève à huit heures, je déjeune, je fume, je me baigne, je redéjeune, je fume, je m’étends au soleil, je dîne, je refume et je me recouche pour redîner, refumer, redéjeuner. (62)

Ce programme, presque toujours le même, lui donne le sentiment de la fatigue, de l’ennui, du spleen. Sa vie lui semble un lac, une mare stagnante que rien ne remue et où rien n’apparaît. Chaque jour ressemble au précédent, avoue Flaubert à son amie, Louise Colet, dans une lettre. (63)

Cet ennui quotidien – qui ne tue pas, comme il dit, - produit en échange la nausée. À cela s’ajoute un ennui moderne, croit Flaubert, une sorte d’ennui qui ronge l’homme dans les entrailles et, d’un être intelligent, fait une ombre qui marche, un fantôme qui pense. (64)

Ainsi, le problème, conclut l’écrivain, n’est-il pas de chercher le bonheur, mais d’éviter l’ennui. (65) En outre, c’est un phénomène qui nous apparaît extrêmement actuel, et il a été souligné depuis longtemps, si nous nous

rapportons, au moins, aux Pensées pascaliennes. Le moraliste explique la cause de l’ennui (à remarquer le seul substantif au pluriel, “passion”, comme suggestion d’une vie plus animée, si elle est nourrie de multiples passions):

Ennui. – Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. (66)

Gustave Flaubert ne se contente pas seulement de signaler ce problème, mais il montre que cet état d’esprit existe à l’échelle nationale. Dans sa vision, l’ennui touche même la mentalité des gens, influençant d’une manière décisive leur vie:

L’ennui qui nous ronge en France, c’est un ennui aigre, un ennui vinaigré qui vous prend aux mâchoires. – Nous vivons tous maintenant dans un état de rage contenu qui finit par nous rendre un peu fous. – Aux misères individuelles vient se joindre la misère; il faudrait être de bronze pour garder sa sérénité. Les hirondelles sont plus heureuses que nous; quand vient le temps du froid et des nuits longues, elles partent vers le soleil. (67)

Certes, Gustave Flaubert n’est pas de bronze, tout au contraire. Il est très vulnérable aux misères publiques et cherche toujours à se tenir à côté. Il affirme maintes fois que son pays ne le satisfait pas, qu’il aurait envie de le quitter, de vivre ailleurs. Il voudrait aussi vivre à une autre époque, car son siècle l’ennuie prodigieusement (l’adverbe lui appartient). - De quelque côté que je me tourne, je n’y vois que misère. (68)

Même si révolté, Flaubert accepte sa vie qui s’écoule tranquillement, comme la rivière qui passe sous les fenêtres de sa résidence de Croisset. Son existence, telle qu’il la décrit dans une lettre à Louise Colet (69), est comme un marais dormant – l’image revient souvent dans la Correspondance -; elle est si tranquille, que le moindre événement y tombant cause d’innombrables cercles. Georges Poulet, dans son livre Les Métamorphoses du cercle, parle d’un caractère circulaire de la représentation du réel chez Flaubert, aspect qui n’est pas métaphorique. Toute sa vie, l’écrivain a été hanté par la conscience de son

existence étroite, où une histoire, un événement sont comme des pierres jetées dans un lac. Selon Georges Poulet, ici se trouve même la nouveauté de Flaubert: il a conçu une nouvelle manière de présenter les rapports entre l’être et ses objets, une manière en tout cas plus sensible. Par exemple, Stendhal suivait tout simplement son héros dans son action, Balzac projetait l’action comme un foyer de forces, provenant d’un point initial, tandis que lui, Flaubert, il est le premier qui abandonne cette conception monolinéaire ou monocentrique, en construisant son roman comme une suite de foyers. Le reflet de sa conviction, exprimée souvent dans ses lettres, réside dans le fait que la conscience humaine apparaît comme un centre toujours reconstitué. Par conséquent, le roman flaubertien, issu d’une telle conception, est un roman d’ambiance, où les éléments sensibles et affectifs sont disposés dans un courant circulaire. (70)

Gustave Flaubert a donc une vision aquatique de sa vie, et il aime contempler ses souvenirs comme des cailloux qui déboulent, par une pente douce, vers un grand gouffre d’amertume, qu’il porte en soi. La vase remuée et toutes sortes de mélancolies comme des crapauds, interrompus dans leur sommeil, passent la tête hors de l’eau et forment une étrange musique. Un examen sincère de la conscience lui révèle sa profonde tristesse, l’attachement au passé et la réticence à l’égard de l’avenir. Ce spleen incessant ne peut être apaisé que par la grande voie de l’Art.

La vie de Flaubert, si plate et tranquille, n’offre que le spectacle de la création littéraire, les phrases étant pour lui des aventures. À George Sand il écrit qu’il n’attend plus rien de la vie qu’une suite de feuilles de papier à barbouiller de noir. Il lui semble qu’il traverse une solitude sans fin et qu’il est à la fois le voyageur et le chameau. (71)

L’expression “je m’ennuie à crever” apparaît à Flaubert trop faible pour décrire son état. La vie menée à Croisset, apparemment si paisible, est une agonie. Pourtant, le domaine de Croisset c’est son foyer, son oasis, et l’écrivain subira un “coup mortel” lorsqu’il verra les affaires de sa nièce compromettre même sa modeste félicité, car la ruine l’écrasera, en effet. Dorénavant, l’avenir n’aura aucun intérêt pour lui, la vie lui semblant “intolérable”.