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2 . LA CORRESPONDANCE: LECTURE ET INTERPRÉTATION

3. L’UNIVERS DE LA VIE PRIVÉE DANS LA VISION DE GUSTAVE FLAUBERT GUSTAVE FLAUBERT

3.4. Bonheur /vs/ malheur

Gustave Flaubert, tempérament romantique clairement dévoilé dans ses écrits de jeunesse, essaie de définir, dès le début, le concept de bonheur correspondant à sa vision. Après sa crise nerveuse, survenue en cabriolet, sur la route de Pont-l’Évêque (janvier 1844), Flaubert commence sa vie recluse, consacrée à la littérature. Le jeune Gustave, condamné au repos, renonce à ses études de droit, à la vie parisienne, à la vie sociale, en général. Il se dédie dorénavant au travail littéraire, qui l’avait séduit depuis toujours.

Dans une lettre, envoyée à son cher ami Alfred Le Poittevin, mort prématurément, il décrit sa nouvelle vision du bonheur, une perspective sage, portant le cachet de ses lectures philosophiques de prédilection (mentionnons, une fois de plus, que les soulignements en caractère gras, présents à l’intérieur des citations, appartiennent à Flaubert):

Enfin je crois avoir compris une chose, une grande chose. C’est que le bonheur, pour les gens de notre race, est dans l’idée, et pas ailleurs. Cherche quelle est bien ta nature, et sois en harmonie avec elle. <<Sibi constet>>, dit Horace. (32) tout est là. Je te jure que je ne pense ni à la gloire, et pas beaucoup à l’art. Je cherche à passer le temps de la manière la moins ennuyeuse et je l’ai trouvée. Fais comme moi. Romps avec l’extérieur, vis comme un ours – un ours blanc /…/ (33)

La citation donnée ci-dessus contient une sorte de révélation de Flaubert à l’égard du bonheur, sur laquelle il fonda le sien. L’expérience fut bénéfique et il la recommande chaleureusement à tous les gens de sa “race”, c’est-à-dire aux personnes qui se livrent au travail littéraire comme à un grand amour. La condition sine qua non serait l’isolement, le renoncement à toute vie mondaine. Ainsi, Gustave Flaubert a-t-il découvert une nouvelle fraîcheur du monde et des choses, au point de s’en étonner des plus simples et des plus naturelles. Dans la même lettre, il dit qu’il y a un grand intervalle entre lui et le reste du monde, que le mot le plus banal le tient parfois en singulière admiration. Il y a même des gestes, des sons de voix dont il ne revient pas, qui lui donnent presque le vertige. Il avoue même qu’à force de vouloir tout comprendre, tout le fait rêver.

Par conséquent, pour être heureux, il suffit de voir le monde d’un nouveau regard, tout frais, et d’avoir un grand pouvoir de concentration. – Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps. (34)

En tout cas, une “éducation sentimentale” n’est pas achevée sans avoir éclairci la notion de bonheur. Cette idée est exprimée par Flaubert toujours dans une lettre adressée à Alfred Le Poittevin. Cette fois, Flaubert ne lui donne point de conseils, mais l’invite à réfléchir au bonheur, tout en lui fournissant ses conclusions:

As-tu réfléchi, cher et tendre vieux, combien cet horrible mot <<bonheur>> avait fait couler de larmes? Sans ce mot-là, on dormirait plus tranquille et on vivrait plus à l’aise. Il me prend encore quelquefois d’étranges aspirations d’amour, quoique j’en sois dégoûté jusque dans les entrailles. Elles passeraient peut-être inaperçues, si je n’étais pas toujours attentif et l’oeil tendu à épier jouer mon coeur. (35)

Il faut remarquer les épithètes qui accompagnent des mots-clé chez Flaubert: “horrible bonheur” et “étranges aspirations d’amour”. L’écrivain s’adresse à Alfred Le Poittevin en ami intime (la preuve – les autres épithètes, “cher et tendre vieux”), mais derrière sa sincérité se cache un autre Flaubert, le double de l’épistolier, celui qui guette toujours sa vraie nature. Flaubert, le romantique guetté par le classique, le jeune censuré par le vieux, le révolté par le sage, etc. Ainsi, certaines aspirations semblent-elles normales ou étranges, en fonction de celui qui les observe. Le dégoût ressenti jusqu’aux entrailles c’est une autre image fréquente dans les lettres de l’écrivain, surtout dans celles où il se rapporte à son époque et à ses contemporains.

À un autre ami, Ernest Chevalier, Flaubert écrit que si le bonheur est quelque part, il est dans la stagnation, car, dit-il, les étangs n’ont pas de

tempêtes. (36) La métaphore revient en maintes occasions, dans sa

Correspondance, et l’écrivain affirme clairement sa théorie: le bonheur, pour lui, signifie être calme, tranquille – chose pratiquement impossible pour quelqu’un comme lui, agité par les diverses passions.

Déçu, Gustave Flaubert décèle les trois conditions du bonheur: Être bête, égoïste, et avoir une bonne santé, voilà les trois conditions voulues pour être heureux. (37) Certes, cette “recette” ne concerne pas son bonheur, mais plutôt le bonheur commun, “bourgeois”. Aucune de ces trois conditions nécessaires (et suffisantes, on dirait) ne s’applique à lui. D’où l’amertume de Flaubert, dans le final d’une lettre à Louise Colet:

Le bonheur est un mensonge dont la recherche cause toutes les calamités de la vie, mais il y a des paix sereines qui l’imitent et qui sont supérieures peut-être. (38)

À ce désenchantement, qui caractérise Flaubert le réaliste, c’est lui-même qui propose “la guérison” - il s’agit d’un précepte selon lequel a été guidée sa propre vie:

Pour vivre, je ne dis pas heureux (ce but est une illusion funeste), mais tranquille, il faut se créer en dehors de l’existence visible, commune et générale à tous, une autre existence interne et inaccessible à ce qui rentre dans le domaine du contingent, comme disent les philosophes. (39)

Ce fragment expose une théorie de Gustave Flaubert qui plaide pour une double existence: sociale et intime. Chez lui, la dernière arrive à s’emparer de la première, en la minimisant progressivement, jusqu’à l’éliminer presque totalement.

Dans une lettre à Élisa Schlésinger – son grand amour utopique - , Flaubert émet une idée à peu près mystique: Le bonheur n’étant pas de ce monde, il faut tâcher d’avoir la tranquillité. (40) Nous pourrions même y voir une allusion à cette aspiration douloureuse que l’écrivain a toujours eue (former avec Élisa un couple), et dont le reflet littéraire se trouve dans L’Éducation sentimentale, plus précisément dans la relation de Madame Arnoux et de Frédéric Moreau (celui-ci étant une sorte d’inacarnation de l’écrivain à l’âge jeune). Mais tous, écrivain et personnages, semblent être atteints par la même mélancolie invincible de Madame Bovary; ils préfèrent l’illusion à la réalité decevante du rêve accompli… Le bovarysme est une attitude stéréotypée que Flaubert a seulement particularisée dans ses romans et dans sa propre vie privée.

Ailleurs, Flaubert se montre à peu près cynique: Le bonheur est comme la vérole: pris trop tôt, il peut gâter complètement la constitution. (41) Cela pourrait s’interpréter de nouveau comme une allusion à soi-même, et même à la liaison orageuse qu’il a eue avec la “Muse”, Louise Colet. La comparaison “comme la vérole” soutient cette supposition et renvoie également à l’époque agitée de la jeunesse de Flaubert, celle des voyages et des différentes expériences érotiques à valeur d’initiation.

En outre, le bonheur peut constituer le sujet de la contemplation. Flaubert prend le cas des jeunes qui sont dégoûtés des félicités vulgaires, celles-ci leur donnant “la nausée de la vie”. – On aime mieux crever de faim que de se gorger de pain noir. (42)

Quant aux lieux qui sont restés les témoins silencieux des instants passés de bonheur, la voix de Flaubert a des accents lamartiniens, lorsque le souvenir se déroule, devant les yeux de son esprit:

Il n’y a rien de plus triste que de revoir après longtemps les endroits où l’on a été joyeux. S’ils sont restés les mêmes, leur tranquillité vous semble une injure; s’ils ont changé au contraire, cela vous paraît un oubli. (43)

Une mémoire des lieux le pousse également vers la plage de Trouville, où il avait rencontré la première fois Élisa Schlésinger, pour situer l’action de sa première oeuvre biographique, Novembre, ou du conte Un coeur simple.

Le sentiment de la douleur est en quelque sorte synonyme avec la vie de Flaubert, le bonheur étant sûrement moins fréquent et plutôt théorique. L’ermite de Croisset perd assez tôt des personnes chères de son entourage – amis, membres de sa famille, confrères.

L’une des épreuves les plus dures qui l’aient jamais frappé durant sa vie a été la perte cruelle de sa soeur, Caroline, qui meurt après avoir accouché d’une fille (elle sera baptisée comme sa mère, Caroline).

Si Madame Flaubert est, selon l’expression de son fils, la douleur incarnée, Gustave, lui, se sent comme un pavé de grande route, le malheur marche sur lui et piétine à plaisir. (44)

Et les comparaisons se succèdent, l’écrivain essayant de dissocier entre les douleurs fictives et réelles:

Et moi j’ai les yeux secs comme du marbre. C’est étrange, autant je me sens expansif, fluide, abondant et débordant dans les douleurs fictives, autant les vraies restent dans mon coeur âcres, dures; elles s’y cristallisent à mesure qu’elles y viennent. (45)

La série des adjectifs – “expansif, fluide, abondant, et débordant” /vs/ “âcres, dures” – nous semble mettre en évidence la dissociation écrivain /vs/ homme, chez Flaubert étant valable la théorie du dédoublement, l’indépendance des deux natures. Le temps présent des verbes accentuent la valeur d’autoanalyse objective, à peu près scientifique.

La disparition de sa soeur chérie lui provoque des moments d’amères réflexions: /…/ j’avais cru que j’obtiendrais, sinon le bonheur, du moins le repos. Erreur! Personne ne peut échapper à la douleur. (46)

Cette perte si atroce et injuste renforce sa conviction étrange qu’il est né avec peu de foi au bonheur. Il écrit même à Maxime Du Camp qu’il a eu, tout

jeune, un pressentiment complet de la vie. C’était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s’échappe par un soupirail. On n’a pas besoin d’en avoir mangé pour savoir qu’elle est à faire vomir, ajoute Flaubert dans une lettre à Du Camp. (47)

L’essayiste Jacques Chessex note dans son livre Flaubert ou le désert en abîme que l’ermite de Croisset fut caractérisé par un pessimisme organique et il explique cela par l’influence de Schopenhauer (visible aussi chez Maupassant):

L’influence de Schopenhauer est notoire, quoique diffuse, sourde en profondeur, - elle est plus explicite et avérée (Auprès d’un mort…) chez Maupassant. Le pessimisme théorique de Schopenhauer, ricanant et polémique, n’est pas le fait de Flaubert dans ses livres. Qu’il y ait lecture, c’est l’évidence, mais c’est plus obscurément tempéramentiel: il n’y a là nul système, nulle attitude, aucun code. Schopenhauer est irritant de cohérence, et brillant. /…/ Mais chez Flaubert le pessimisme se manifeste organiquement, c’est dans le corps des romans, c’est dans la chair vive de la Correspondance qu’il s’incarne au jour le jour. (48)

La conclusion de Jacques Chessex: Flaubert est monstrueusement ambitieux, démesurément exigeant, volontaire sans limite, parce qu’il est fondamentalement pessimiste.

En outre, ayant une sensibilité exacerbée, toujours mise à l’épreuve par les deuils successifs, les ingratitudes des journalistes, les problèmes d’argent, Flaubert arrive à formuler sa propre vision du malheur. Nous la trouvons dans une épistole destinée à Louise Colet:

Ce ne sont pas les grands malheurs qui font le malheur, ni les grands bonheurs qui font le bonheur, mais c’est le tissu fin et imperceptible de mille circonstances banales, de mille détails ténus qui composent toute une vie de calme radieux ou d’agitation infernale. On n’a que faire journellement des grandes vertus ni des beaux dévouements. Le caractère est tout. (49)

Selon Gustave Flaubert, ce ne sont pas en effet les grands malheurs qui sont à craindre dans la vie, mais les petits. C’est pourquoi il s’effraie davantage

des piqures d’épingle que des coups de sabre, écrit-il dans une lettre à Louise Colet. (50)

Si la douleur n’exempt personne, il faut alors en tirer une leçon de chaque malheur et rebondir après les chutes, serait la philosophie de vie de l’ermite de Croisset. Cela d’autant plus que la douleur, dit-il, nous fait trop sentir la vie. (51)

Au-delà de la douleur rencontrée dans la vie quotidienne, il y en a une autre, plus fréquente encore pour Gustave Flaubert: la douleur provoquée par l’effort, quelquefois aride, d’écrire. La sagesse de l’écrivain est d’accepter la corvée:

Rien ne s’obtient qu’avec effort; tout a son sacrifice. La perle est une maladie de l’huître et le style, peut-être, l’écoulement d’une douleur profonde. N’en est-il pas de la vie d’artiste, ou plutôt d’une oeuvre d’Art à accomplir, comme d’une grande montagne à escalader? (52)

Les phrases qui suivent sont comme un éloge du sacrifice, une image symbolique grandiose, perspective de la voie difficile vers l’Art absolu. Le fragment mérite d’être cité aussi pour la beauté stylistique, mais sa valeur réside surtout dans le message serein, dans l’exhortation brillante d’espoir et de noblesse qu’il communique, chose assez rare dans la Correspondance de Flaubert:

Dur voyage, et qui demande une volonté acharnée! D’abord on aperçoit d’en bas une haute cime. Dans les cieux, elle est étincelante de pureté, elle est effrayante de hauteur, et elle vous sollicite cependant à cause de cela même. On part. Mais à chaque plateau de la route, le sommet grandit, l’horizon se recule, on va par les précipices, les vertiges et les découragements. Il fait froid et l’éternel ouragan des hautes régions vous enlève en passant jusqu’au dernier lambeau de votre vêtement. La terre est perdue pour toujours, et le but sans doute ne s’atteindra pas. C’est l’heure où l’on compte ses fatigues, où l’on regarde avec épouvante les gerçures de sa peau. L’on n’a rien qu’une indomptable envie de monter plus haut, d’en finir, de mourir. Quelquefois, pourtant, un coup de vents du ciel arrive et dévoile à votre éblouissement des perspectives innombrables, infinies, merveilleuses! À vingt mille pieds sous soi

on aperçoit les hommes, une brise olympienne emplit vos poumons géants, et l’on se considère comme un colosse ayant le monde entier pour piédestal. Puis, le brouillard retombe et l’on continue à tâtons, à tâtons, s’écorchant les ongles aux rochers et pleurant dans la solitude. N’importe! Mourons dans la neige, périssons dans la blanche douleur de notre désir, au murmure des torrents de l’Esprit, et la figure tournée vers le soleil!

Ce texte est spécial, en se prêtant parfaitement à une étude sémantique. Quelques champs lexicaux sont visibles dès la première lecture: difficulté – “dur (voyage)”, “(volonté) acharné”, “s’écorchant”, “gerçures (de sa peau)”; inaccessible – “précipices”, “vertiges”, “indomptables”, “hauteur”, “perspectives innombrables, infinies, merveilleuses” (la suite des épithètes au pluriel représente un moyen technique de choix dans la poétique flaubertienne, c’est-à-dire la structure ternaire). À tout cela s’ajoute le paradigme verbal, englobant la connotation de l’hésitation et de l’amplification (“grandit”, “se recule”, “emplit”), de même que le champ lexical du monumental: “(brise) olympienne”, “(poumons) géants”, “colosse”, “piédestal”.

Finalement, ce fragment nous apparaît comme un tour de force, une superbe métaphore déployée sur “la blanche douleur de notre désir”, la neige devenant non seulement le symbole de la Beauté inaccessible, mais aussi la prémisse de l’insatisfaction humaine.