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Larmes; tristesse; solitude

2 . LA CORRESPONDANCE: LECTURE ET INTERPRÉTATION

3. L’UNIVERS DE LA VIE PRIVÉE DANS LA VISION DE GUSTAVE FLAUBERT GUSTAVE FLAUBERT

3.7. Larmes; tristesse; solitude

Dans un ouvrage intitulé Histore des larmes, Anne Vincent-Buffault étudie le comportement des gens aux XVIIIe et XIXe siècles, en montrant le caractère historique et culturel des sentiments et leurs expressions. Selon l’auteur de ce livre, les larmes sont “un langage” et découvrent “une symbolique”. (72) L’idée principale serait que les larmes ne sont pas vraiment spontanées, mais culturelles, attestant une certaine civilisation, étant personnelles et sociales à la fois.

Les femmes semblent être plus penchées vers le comportement lacrymogène (nettement connoté du point de vue de leur nature passionnelle), mais on exagère si l’on croit que les larmes représentent une manifestation typiquement féminine, une sorte de crise hormonale ou nerveuse. Les femmes possèdent quelquefois un art de pleurer en public, par besoin d’attendrissement, ou bien ayant le désir secret de séduire.

Quant aux hommes, on pourrait parler d’un meilleur contrôle, d’une répression des émotions (au XVIIe siècle surtout), mais l’image du Romantique larmoyant est un lieu commun, auquel Flaubert s’oppose fortement. Dans son cas, nous voyons l’homme maîtriser ses pleurs, comme disait un personnage de Sainte-Beuve (73). En général, les larmes se versent en cachette, étant un indice de l’autonomie de la vie privée. Pour les hommes, seul le deuil autorise encore à pleurer en public. Quand il le font pourtant en public, c’est qu’ils veulent le faire, ce sont des larmes culturelles, versées à l’occasion d’un spectacle de théâtre, de film, par exemple.

Pour définir la sensibilité de l’homme Gustave Flaubert, il faut parler aussi de son attitude concernant les larmes, comme signe extérieur d’un état intérieur – tristesse, mélancolie de la solitude.

Nous constatons que les références aux larmes caractérisent plutôt la période initiale et finale de la vie de l’écrivain (surtout le premier et le troisième volume de la Correspondance).

Même s’il avoue le naturel des larmes – Les larmes sont pour le coeur ce que l’eau est pour les poissons (74) -, Flaubert préfère la discrétion, disant qu’il pleure trop en dedans pour verser des larmes au dehors (75). Il n’a pas donc

l’habitude de montrer ses larmes aux autres, car il trouve cela sot et indécent, comme de gratter son cautère en société. (76)

Il voudrait même que sa mort, son absence ne coûte pas une larme. (77) Pourtant, il comprend les personnes qui extériorisent leurs pleurs, et il le conseille même à Louise Colet, vu son tempérament et sa nature:

Ne retiens pas tes larmes. – ça vous retombe sur le coeur, vois-tu, et ça y fait des trous profonds. (78)

Cette attitude de compréhension de la sensibilité des autres - différemment manifestée – ne modifie pas du tout sa propre manière de souffrir. Fidèle au principe d’Épictète (“Cache ta vie”), Flaubert vit comme s’il était enterré, sans s’étonner point que beaucoup de Rouennais ignorent parfaitement son existence. D’ailleurs, comme Baudelaire, il a le sentiment de “pourrir” un peu avec chaque jour qui passe.

C’est pourquoi il ne regrette rien de sa jeunesse, ni même la maladie des nerfs qui a coupé si vite le fil de sa vie sociale.Tout au contraire, il est souvent tenté par l’idée du suicide (il le rêve même!), cela parce que, étant malade, la tête est restée “froide” et les phénomènes psychologiques lui ont été plus accessibles par rapport à d’autres personnes. L’écrivain met en évidence, par conséquent, une sensibilité exquise, un sens plus vif du psychique; d’où ses excellentes compositions des personnages. La maladie lui a donné la distance nécessaire, et une sorte de sang froid, afin de pouvoir contempler et analyser le spectacle dur, voire cruel, de l’existence.

L’ermite de Croisset, quelque “enterré” qu’il soit, lâche parfois la bride à la mélancolie (l’expression lui appartient et l’utilise dans une lettre à Louise Colet. (79) L’état de détresse devient aigu vers le crépuscule de la vie – en 1878, dans une lettre à sa nièce, il dit qu’il arrivera à ressembler au chanoine de Poitiers, (dont parle Montaigne), qui n’était pas sorti de sa chambre depuis plus de 30 ans, à cause de la mélancolie. (80) Son isolement - volontaire, mais aussi involontaire, si nous pensons aux soucis matériels qui s’étaient ajoutés à ceux d’ordre médical – lui provoque de vraies crises d’amertume très violentes, car Flaubert se sent fait pour goûter toutes les tendresses, dont il est dépourvu, malheureusement.

Alors, dit-il, la tristesse le ronge, et la solitude qu’il ressent acquiert des apparences concrètes, comme dans un film. C’est à George Sand (81) qu’il avoue sa sensation étrange de parcourir une solitude infinie, sans savoir sa destination, étant à la fois le désert, le voyageur et le chameau. Nous remarquons souvent le caractère pictural des explications de Flaubert concernant son état d’esprit, ses humeurs.

Quel serait alors le remède? Le travail, certes, comme il affirme en écrivant à sa sensible et dévouée correspondante, Mademoiselle Leroyer de Chantepie:

Pour ne pas me laisser aller à la tristesse, je me suis raidi tant que j’ai pu et je recommence à travailler. La vie n’est supportable qu’avec une ivresse quelconque. Il faut se répéter le mot de Goethe: <<Par-delà les tombes, en avant!>> (82)

En se répétant les mots de Goethe, il espère s’habituer à son “vide”, c’est-à-dire à son état un peu bizarre: sans affaires, occupant ses après-midi à lire des poètes, Gustave Flaubert constate qu’il est dans la même position sociale où il se trouvait à 18 ans, réalité douloureuse, avouée à sa chère amie et confidente, George Sand. (83)

L’épisode “noir” de la vie de Flaubert est lié à la faillite provoquée par le mari de sa nièce, Ernest Commanville, désastre qui menacera directement l’écrivain et son domaine de Croisset, mais aussi sa demeure parisienne. Un exemple: Flaubert est brutalement séparé de son décor familier, chose qui le blesse profondément:

Je n’ai presque plus de meubles. Tu ne saurais croire le mouvement de tristesse qui m’a pris, lundi, quand j’ai vu partir mon grand fauteuil de cuir, et mon divan. (84)

La lettre est envoyée à sa nièce, à l’occasion des préparatifs faits pour déménager, car il fut contraint de quitter l’appartement parisien du boulevard du Temple, où il laissait des souvenirs très doux.

À Croisset la solitude est encore plus douloureusement ressentie – il vit seul, avec sa vieille mère. Il ne veut que sa tranquillité. Le chant des poules, la vue de la rivière lui suffisent comme distraction, de même que retremper dans

les flots de la Seine, tous les soirs, avant le dîner. Il arrive même à un état de misanthropie furieuse; Paris l’assomme et la vue de ses semblables lui fait mal au coeur. Tout ce qui vient du dehors l’irrite. Alors, il se hâte de regagner la solitude à Croisset, où il se trouve le mieux, et l’amas de noir qu’il a au fond de l’âme se dissipera petit à petit, car il était devenu trop gros.

Cette vie “solitaire et farouche” lui donne l’impression de n’être qu’un fossile, parce que les autres sont partis (euphémisme pour “sont morts”), et il subsiste encore, égaré dans un monde nouveau, hostile. L’inadaptation à la vie de son temps sera constante chez Flaubert. Que faire, lui, seul, sans les autres? Il pourrait dire comme Hernani: “Tous mes amis sont morts”, et il n’a pas de doña Sol pour essuyer sur lui la pluie de l’orage. (85)

Flaubert n’est pas du tout gai; tout au contraire, il se sent atrocement lugubre, car au vide de la solitude se jointent les soucis de l’Art, constate-t-il dans une lettre à la princesse Mathilde. (86)

La perspective de l’avenir? Elle est foncièrement pessimiste pour l’auteur de Madame Bovary: Je ne vois plus qu’un grand trou noir. (87)

Le maximum est vraiment atteint; la tristesse comble Flaubert, au point de ne songer qu’à ceux qui sont morts. Ce qui lui reste c’est la contemplation des belles choses. Cela lui procure une espèce de tristesse créatrice, mais aussi une occasion pour se demander, à la manière de Villon, /…/ et les rêves où vont-ils, où vont-ils, mes amis? (88)