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Religion; moralité /vs/ immoralité

2 . LA CORRESPONDANCE: LECTURE ET INTERPRÉTATION

3. L’UNIVERS DE LA VIE PRIVÉE DANS LA VISION DE GUSTAVE FLAUBERT GUSTAVE FLAUBERT

3.9. Religion; moralité /vs/ immoralité

D’où vient que je veux que Jésus-Christ ait existé et que j’en suis certain? C’est que je trouve le mystère de la

Passion tout ce qu’il y a de plus beau au monde.

(Souvenirs, notes, pensées intimes)

Ce thème nous a été suggéré par une phrase d’une lettre de Flaubert, envoyée à George Sand, où l’écrivain évoquait les mots de son ami, Louis Bouilhet, qui était comme un double de soi-même:

Mon pauvre Bouilhet me disait souvent: <<Il n’y a pas d’homme plus moral ni qui aime l’immoralité plus que toi: une infamie te réjouit.>> Il y a du vrai là-dedans. Est-ce un effet de mon orgueil? ou par une certaine perversité? (138)

L’appréciation de Bouilhet est bien illustrative pour la personnalité de Flaubert, malgré ses apparences paradoxales. L’ange et la bête, attiré par la moralité, mais aussi par l’immoralité (qui peut le réjouir!). L’auteur de Madame Bovary est, sans doute, un orgueilleux qui veut tirer connaissance de toute expérience, si scandaleuse qu’elle soit! Et l’immoralité (par exemple, celle de l’héroïne du roman cité ci-dessus, ou bien de Frédéric Moreau, le personnage principal de L’Éducation sentimentale), l’attire comme le fruit interdit du jardin de l’Éden. D’ici une “certaine perversité” qui peut être attribuée également à d’autres écrivains, tels que Baudelaire ou Gide.

Flaubert représente un cas de nonconformisme, y compris au sujet de la moralité, et le procès causé par son livre Madame Bovary prouve le fait que sa logique fonctionne. Comme le croyaient les philosophes autrefois, on ne peut comprendre les choses que par leur contraire, donc la moralité est parfaitement comprise en l’opposant à l’immoralité. Ainsi, un roman comme

Madame Bovary peut-il s’adresser aux femmes sages, vertueuses. Par rapport au XIXe siècle, le XXe siècle sera plus intéressé à l’immoralité, car, comme le disait jadis Pascal, il faut plutôt s’habituer à tirer leçon du mal, pour la simple raison qu’il est beaucoup plus fréquent que le bien. C’est ce que Maupassant, lui aussi, soutient dans son ouvrage consacré à Flaubert, Étude sur Gustave Flaubert (1884) :

Les grands écrivains ne sont préoccupés ni de morale ni de chasteté. Exemple: Aristophane, Apulée, Lucrèce, Ovide, Virgile, Rabelais, Shakespeare et tant d’autres.

Si un livre porte un enseignement, ce doit être malgré son auteur par la force même des faits qu’il raconte.

Flaubert considérait ces principes comme des articles de foi. (139)

Sous l’étiquette “morale” figurent plusieurs citations du Sottisier, ce foudroyant livre du cliché, de la Bêtise. Par exemple, Flaubert reprend des phrases appartenant à des noms illustres de la littérature française classique, Descartes et Rousseau:

Morale

Les souverains seuls ont le droit de changer quelque chose aux moeurs. Descartes, Discours de la méthode, dans Gérando, Histoire comparée des systèmes de philosophie, t. II, p.211 (140)

C’est toujours comme un désaccord, comme une critique ou bien comme une ironie que nous devons comprendre la reprise de la phrase suivante dans

Le Sottisier: Morale.

Le moindre changement dans les coutumes, fût-il même avantageux à certains égards, tourne toujours au préjudice des moeurs.

Rousseau, Préface du Narcisse (141)

Le changement des moeurs – l’apanage des souverains et, en général, la réticence devant tout changement de moeurs, cela paraît inconcevable à Flaubert, de même que les assertions suivantes visant le théâtre et le mariage:

Morale. Théâtre.

Quelle mère, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu honnête, n’aimerait pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre.

Bossuet, Maximes et Réflexions sur la comédie (142) Morale.

Le mariage est un désinfectant.

La plus surprenante phrase placée sous le signe de la “morale” est tirée de Rousseau:

Morale.

L’ institution des Académies <<maintient la pureté des moeurs et l’exige dans ses membres>>.

Rousseau, Discours sur les sciences et les arts (144)

Cet aspect de la spiritualité flaubertienne est peut-être le plus intéressant, voire paradoxal. Apparemment, la croyance religieuse de l’écrivain est une non-croyance, ou bien une croyance plus particulière par rapport à la tradition catholique. En tout cas, sa foi le distingue et l’écarte encore de ses semblables.

Dans un livre écrit sous la forme d’un essai, Jacques Chessex affirme que Flaubert a le fantasme de Dieu, comme il a les harems dans la tête, et l’Orient, la bêtise, la médecine, Paris, l’imposture littéraire et politique, et les moeurs de la province normande. Et J. Chessex fait concrètement référence à quelques textes flaubertiens – le roman L’Éducation sentimentale et le recueil

Trois Contes:

Mais l’énigme de Dieu reste troublante, dans Trois Contes, parce qu’au pessimisme absolu de L’Éducation, à son écriture déserte, s’est substitué un lyrisme de sympathie, une écriture à la fois tragique et charitable, - plus nue dans Un coeur simple, épique dans Julien, mimétiquement ornée et lyrique dans Hérodias, et toujours nourrie par un sentiment, par une implication de soi qui ressemblent étrangement à l’amour. Point d’espoirs, certes, et le terrible destin broyeur d’hommes. Mais l’âme? Mais la vision de l’abrupt? Trois Contes

nous propose une sorte de fantastique spirituel, qui ne cesse de se prolonger, de s’amplifier, à la fois dans chacun des trois textes et réciproquement, en écho, en miroir, en regard, dans la rumeur et le pectacle d’une trilogie

cohérente.

Phénomène d’accueil et de réfraction. La présence de Dieu est le trait commun des trois récits, incarnée dans l’humilité de Félicité, la lourde fatalité du meurtre et de l’ascèse chez Julien, la nécessité légendaire et prophétique dans le troisième texte: <<pour qu’il croisse, il faut que je diminue…>>

Or Flaubert, écrivant Trois Contes, est exactement le même pessimiste, le même rieur désabusé, le même témoin de Schopenhauer, le même collectionneur de bourdes, le même travailleur désertique et forcené que lorsqu’il écrit la Bovary ou L’Éducation. Le paradoxe divin? /…/ Je me demande si la hantise de Dieu, dans Trois Contes, n’est pas la preuve nostalgique de l’absence de Dieu dans Flaubert. Un plein pour un creux. Un langage amoureux, tendu, élégiaque, pour plaindre cette injustice métaphysique. (145)

La chose qui lui apparaît répugnante, c’est le dogme, et surtout le dogme d’une vie future, qui, selon lui, a été inventé par la peur de la mort ou l’envie de lui attraper quelque chose. (146)

Flaubert est plutôt tenté par l’oeucuménisme, en reconnaissant la nécessité et l’efficacité de chacune, car toute religion, croit-il, est issue d’un besoin naturel de l’homme de se sentir protégé. Dans une lettre à son amie si sage et sensible, Mademoiselle Leroyer de Chantepie, il exprime clairement son point de vue:

Et cependant, ce qui m’attire par-dessus tout, c’est la religion. Je veux dire toutes les religions, pas plus l’une que l’autre.Chaque dogme en particulier m’est répulsif, mais je considère le sentiment qui les a inventés comme le plus naturel et le plus poétique de l’humanité. Je n’aime point les philosophes qui n’ont vu là que jonglerie et sottise. J’y découvre, moi, nécessité et instinct; aussi je respecte le nègre baisant son fétiche autant que le catholique aux pieds du Sacré-Coeur. (147)

La dernière phrase du fragment cité ci-dessus nous semble bien significative pour l’intelligence de Flaubert, qui s’avère un esprit tolérant, respectant les différences, les appréciant même dans ses recherches de toutes sortes; celle-ci sera la “voie royale” de l’histoire des mentalités, telle qu’elle se développe au cours du XXe siècle. Gustave Flaubert, lui, a le mérite de saisir l’essentiel dans le commun, dans le quotidien. Évidemment, une pareille acceptation des réalités religieuses a dû provoquer un désaccord majeur entre l’écrivain de Croisset et ses contemporains, parmi lesquels certains de ses confrères. Henri Troyat insiste sur la similitude suivante: tout comme il rejette

l’idée d’embrasser une certaine religion, en dénigrant les autres, Flaubert n’a de “sympathie” pour aucun parti politique, car il a haine de tout despotisme. En effet, Gustave Flaubert se déclare un “libéral enragé”, préférant assister en spectateur à presque toutes les émeutes de son temps. (148)

Le critique Maurice Nadeau évoque la comparaison que Flaubert faisait entre lui-même et Voltaire. Comme pour Voltaire – qu’il admirait sans réserve – son ennemi principal reste le prêtre, maître ès-superstitions, professeur d’obscurantisme, allié traditionnel du pouvoir. (149) Gustave Flaubert se fait de Dieu une autre image, la même que s’en faisait Voltaire, qu’il tient un peu curieusement pour un “Saint” et dont il admire, contrairement à tous ses principes, le fanatisme anticlérical. Mais il ne faut oublier que, dès la première moitié du XIXe siècle, le catholicisme n’est plus ce qu’il était à l’époque de Voltaire. Le catholicisme s’est mis au goût du jour: “social” avec Lamennais, “évangélique” avec les réformateurs, bien qu’il se soucie avant tout de ne pas déplaire au pouvoir, quel qu’il soit, et de profiter des avantages que celui-ci lui concède, en particulier sous Napoléon III. Grâce à ses divers visages, il satisfait la religiosité renaissante des masses qu’ont lassées les entreprises de déchristianisation, colore les théories de ceux qui tiennent Jésus pour le premier “socialiste”.

Un courant néo-catholique gagne à ses vues quelques essayistes et écrivains, opère des conversions, fait figure d’idéologie neuve. Flaubert ne se lasse pas de dénoncer ce qu’il juge une supercherie et il en fait, curieusement, le produit de l’idéal “démocratique”. Être absolument cléricaux, tel est le fruit de la bêtise démocratique, selon Gustave Flaubert, qui suspecte “les soi-disant libéraux” de connivence avec “messieurs les ecclésiastiques”. Le néo-catholicisme d’une part et le socialisme de l’autre ont abêti la France, écrit Flaubert dans une lettre à George Sand.

L’ermite de Croisset estime “stupidité” une opposition qui, en 1868, s’attaque à l’empire où plutôt à l’empereur, au lieu de s’en prendre à la question religieuse qui est la seule importante. Et Nadeau conclut de la manière suivante (150):

Son anticléricalisme dix-huitiémiste est absolu: il abomine ceux qui font commerce de Dieu comme ceux qui adorent l’idée abstraite de peuple. Au nom de leurs croyances, qu’ils bâtissent des temples ou des casernes, c’est pour y enfermer l’intelligence critique, la raison, la nature, les facultés proprement humaines.

Flaubert a, sans doute, les qualités d’un visionnaire. Il prédit un nouveau sens historique, l’étude des idées comme si elles étaient des faits, une manière de disséquer les croyances comme des organismes. Quelle différence par rapport aux idées des bourgeois de son époque! Même Dieu est vu en bourgeois. (151) C’est une espèce d’éternuement qui leur est habituel, dit l’écrivain, en évoquant cette conception commune, bourgeoise sur la divinité: la bonté de Dieu, la colère de Dieu, offenser Dieu - voilà leurs mots, conclut-il, tout en soulignant ces expressions stéréotypées. La comparaison qu’il trouve est vraiment très suggestive:

On s’acharne encore à le décorer d’attributs, comme les sauvages mettent des plumes sur leur fétiche. Les uns peignent l’infini en bleu, les autres en noir. Cannibales que tout cela. /…/ l’idée que l’humanité se fait de Dieu ne dépasse pas celle d’un monarque oriental entouré de sa cour. L’idée religieuse est donc en retard de plusieurs siècles sur l’idée sociale, qui n’est pas déjà parfaite. (152)

Dans Le Sottisier figure une phrase qui a dû irriter Flaubert, même s’il avait une haine déclarée du dogme: Il n’y a de Dieu que pour les imbéciles. Genillier, professeur de mathématiques. Club de la Révolution, 24 avril 1848 (Ibid., pp.229-230) (153)

Pour la même raison, Flaubert avait peut-être choisi la considération suivante; ici, la bêtise est effectivement celle de vouloir conclure:

Religion

Le christianisme ne peut pas s’expliquer historiquement. Père Félix, Le Progrès par le christianisme /…/, p.314. (154)

Quant à la croyance personnelle, Flaubert la définit comme une non-croyance. Il affirme qu’il ne croit pas même en lui, qu’il ne sait plus s’il est bête ou spirituel, bon ou mauvais, avare ou prodigue; il flotte entre tout cela, comme

tout le monde, dit-il. Son mérite est peut-être de s’en apercevoir, et son défaut d’avoir la franchise de le dire.

D’ailleurs, reprend Flaubert dans cette lettre adressée à Louise Colet (155): est-on sûr de ce qu’on pense? de ce qu’on sent? est-on sûr de soi?

Même si Flaubert est convaincu de l’avenir catholique de la France - /…/ je vous prédis ceci: la France va devenir très catholique (156) - , il choisit une autre “religion”, la sienne, c’est-à-dire le stoïcisme du travail. Ainsi se voit-il un homme de la décadence, ni chrétien, ni stoïque, et nullement fait pour les luttes de l’existence. (157) Malgré le fait qu’il avait “arrangé” sa vie pour obtenir la tranquillité de l’esprit, sacrifiant tout dans ce but, refoulant ses sens, obligeant son coeur à se taire, Flaubert reconnaît avec amertume qu’il s’est trompé, car les prévisions les plus sages n’ont servi à rien et il se trouve “ruiné, écrasé, abruti”.

Ce sont des considérations qui font le bilan d’un homme ayant à peine l’âge de 54 ans, pour lequel la jeunesse s’est transformée prématurément en vieillesse.

Cependant, Flaubert n’accepte pas la solution pascalienne et refuse de parier sur l’existence de Dieu; en échange, tout comme Pascal, Flaubert voit dans la pensée la grandeur de l’homme: Il faut tâcher, je le sais bien, d’être par l’esprit aussi haut placé que les étoiles. (158)