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Les correspondances familières de Gustave Flaubert

Xueqing Geng

To cite this version:

Xueqing Geng. Les correspondances familières de Gustave Flaubert. Journée d’études des jeunes

chercheurs de l’ELH ”Le familier : de l’écriture de l’intime à la transgression du langage”, Université

de Toulouse Jean Jaurès, Toulouse, 29 mars 2018, 2018, Toulouse, France. �hal-02133087�

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Les correspondances familières de Gustave Flaubert

Xueqing GENG

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Les correspondances familières de Gustave Flaubert

Comment peut-on définir la correspondance ? Étymologiquement, la correspondance signifie d’abord le « rapport logique entre un terme donné et un ou plusieurs termes déterminés par le premier

1

 ». Dans ce cas-là, le mot

« correspondance » est le synonyme des mots « liaison » et « relation ». Quand on lie ce mot avec « la lettre » ou « le geste d’écrire », le mot correspondance signifie « relation par écrit entre deux personnes ; échange de lettres

2

 ». C’est-à-dire elle est d’abord un texte écrit, voire quelques lignes écrites à un destinataire précis ; c’est l’échange de lettres. Sylvie Chaput (biographe de Margaret Fuller et romancière saluée pour Les cahiers d’Isabelle Forest) et Marc Chabot (parolier et essayiste, auteur notamment de Don Quichotte ou l’enfance de l’art et de En finir avec soi : les voix du suicide) apportent cependant une autre explication de la définition d’une lettre :

« Un morceau de notre vie pour une autre personne. Une pensée pour l’autre. Un autre visage de ce que nous sommes. Et cet autre visage tente de s’approcher de l’autre. Je me suis toujours demandé ce que pourrait écrire un animal.

Une lettre est le résultat de plusieurs siècles de travail sur le langage. Et ce langage, il nous permet de briser la distance entre les êtres. Bien plus qu’un appel téléphonique. Ce n’est pas la même voix, ce n’est pas tout à fait une voix. C’est d’abord un geste. Celui d’une plume qui griffonne sur bout de papier.

Une lettre c’est un geste, un décor, et, si c’est une voix, elle est celle qu’on n’entend pas, celle des grandes occasions.3 »

La lettre se présente comme « un morceau de notre vie », et dans une lettre on montre

« un autre visage de ce que nous sommes ». L’échange épistolaire entre les êtres peut briser la distance entre eux. Le temps passé pour écrire, le geste d’écriture et ce qu’est écrit dans des lettres dans cet échange deviennent donc un espace clos d’une conversation entre l’épistolier et son correspondant. L’identité des deux personnes qui font l’échange de lettres peut être variée : ils sont sans doute des amis, des membres de famille, ou bien ils ont une relation plus « officielle » comme conseiller et client, éditeur

1 Le Petit Robert, nouvelle édition du Petit Robert par Paul Robert, texte remanié et amplifié sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey, Paris, LeRobert, 2016, p. 551.

2 Ibid.

3 http://www.instantmeme.com/ebi-addins/im/ViewBooks.aspx?id=2974. Voir aussi Marc Chabot et Sylvie Chaput, Manuscrits pour une seule personne, Québec, Édition de L’instant même, 2002, p. 11-12.

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et écrivain, etc.

En passant de la définition de la correspondance à la définition d’une lettre, citons Éric Francalanza : il explique que la lettre définit son champ générique propre « dont la limite se dessine à la tangente du public et du privé

4

 ». Car la lettre, pour l’ensemble de l’épistolier et son destinataire par rapport aux autres qui ne lisent pas cette lettre, est privée ; cependant, cet échange de messages est public de l’épistolier à son destinataire.

Elle n’est certainement pas un journal intime (même si elle « reflète des convictions profondes

5

 ») ni une autobiographie « car elle se dispose dans l’instant, n’ambitionne pas foncièrement la publication et attend souvent du destinataire l’impulsion qui nourrira la suite

6

 ». L’approche classique des lettres consiste à les lire « comme des documents révélant des manières de vivre, l’existence quotidienne, des habitudes et éventuellement des sentiments ou des opinions

7

 ». Cette approche est donc généralement thématique et descriptive. Cependant, pour une étude textuelle, cette approche n’est pas suffisante.

Dans cette étude nous tentons de traiter la correspondance comme un récit : c’est un récit écrit destiné à une personne précise, si l’on adopte le premier sens du récit de Genette (et c’est, selon Genette, le sens le plus évident) dans son Discours du récit : un

« énoncé narratif, le discours oral ou écrit qui assume la relation d’un événement ou d’une série d’événements

8

 ». Et la spécificité de la relation « épistolier-destinataire » d’une lettre qualifie une intimité. Le récit n’est pas forcément écrit : il peut être à la fois une élocution et une écriture. Antoine Compagnon atteste qu’on peut exercer une extension de la notion de « littérature », car la littérature varie selon les époques et les cultures et elle se lie avec l’histoire et la société. Peut-on poser la correspondance d’un écrivain dans le cadre du récit ? Si l’on examine les caractéristiques d’une lettre, on trouvera à la fois l’oralité et la littéralité. L’oralité affirme l’intimité et la littéralité montre le style. À travers les vers, nous pourrons entendre le discours de l’épistolier à une autre personne, enregistré et immobilisé

9

sur le papier. La correspondance d’une

4 Éric Francalanza, De la lettre à l’œuvre : approches épistolaires de la notion d’œuvre au XIXe siècle, in La Lettre et l’Œuvre : perspectives épistolaires sur la création littéraire et picturale au XIXe siècle, textes réunis et publiés par Pascale Auriax-Jonchière, Christian Croisille et Éric Francalanza, Clermont-Ferrand, Presse Universitaires Blaise-Pascal, 2009, p. 6.

5 Ibid. Un journal intime est souvent privé,

6 Ibid.

7 Cécile Dauphin, La « mise en scène » épistolaire : Cas d’une correspondance familiale (France, 19e siècle), in La lettre et l’intime : L’émergence d’une expression du for intérieur dans les correspondances privées (17e-19e siècles), Paul Servais et Laurence Van Ypersele avec la collaboration de Françoise Mirguet, Louvain-la-Neuve, Bruylant- Academia, 2007, p. 23.

8 Gérard Genette, Discours du récit (1972), Paris, Seuil, 2007, p. 13.

9 « La correspondance est l’immobilisation d’une voix ». La correspondance devient un espace clos de l’intimité où

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personne se présente donc comme un ensemble de récits d’enregistrement dont le narrateur est présupposé par « je », qu’il partage avec son correspondant, et à partir des correspondances l’on peut apercevoir non seulement l’environnement et des événements passés lorsque l’épistolier écrit, mais aussi le type de narrateur et le nouveau rapport entre narrateur et auteur de ce récit d’enregistrement.

Comme tout le monde, beaucoup d’écrivains au XIX

e

siècle tels que Gustave Flaubert, ont l’habitude d’écrire des lettres. À partir de l’année 1831 jusqu’à l’année 1880, l’année de sa mort, Flaubert a rédigé des milliers de lettres. Cette abondance de lettres a bien entendu suscité beaucoup de critiques. Il y a des différentes perspectives de recherches : génétique, chronologique, historique, biographique, éthique et ainsi de suite. Comme ce que j’ai indiqué précédemment, la correspondance sert d’un récit d’enregistrement du quotidien de son scripteur. Martine Reid, dans son ouvrage sur la correspondance de Flaubert, atteste aussi que Flaubert énonce son quotidien sans relâche dans ses correspondances : « éreintant, plat, énervant ; l’état de son corps, appréhendé tantôt dans le détail, tantôt dans sa totalité

10

 ». La lettre de Flaubert

« montre son scripteur et insiste, autoportrait ponctuel, systématique, inlassablement recommencé

11

 ». De ce point de vue, la correspondance de Flaubert montre un autoportrait de lui — tantôt dans le détail, tantôt dans la totalité. Thierry Poyet atteste, dans son ouvrage Flaubert ou une Conscience en formation : éthique et esthétique de la correspondance, 1830-1857, que même si les correspondances de Flaubert « ne présentent pas toutes une recherche stylistique achevée, digne du travail harassant qui a prévalu au moment des romans

12

 », « un style épistolaire existe, qui s’évolue et s’affirme au long des lettres ; et ce style se transforme même en fonction des destinataires

13

 ». Le style épistolaire de Flaubert change au moment du changement de destinataires : la façon d’écrire, le langage, etc. Par conséquent, son autoportrait peut être varié selon le destinataire de sa correspondance. Cécile Dauphin, dans son étude sur la relation entre la lettre et l’intime indique que parmi toutes les correspondances,

« la correspondance familiale se situe du côté de la démesure, du foisonnement et de la proximité, feignant d’ignorer le code de la distance sociale

14

 ». La correspondance

les voix, la conversation de l’épistolier et son correspondant sont immobilisées sur le papier. Ce papier devient donc un intermédiaire d’enregistrement. Cf. Jacques Derrida, La Carte Postale, Aubier-Flammarion, 1980, p. 493.

10 Martine Reid, Flaubert Correspondant, Paris, SEDES, 1995, p. 9.

11 Ibid.

12 Thierry Poyet, Flaubert ou une Conscience en formation : éthique et esthétique de la correspondance, 1830-1857, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 12.

13 Ibid.

14 Cécile Dauphin, La « mise en scène » épistolaire : Cas d’une correspondance familiale (France, 19e siècle), op.

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familiale montre donc une relation intime domestique entre l’épistolier et son correspondant, où l’on peut sortir provisoirement du cadre social entre les personnes et

« parler » comme chez soi. À noter que la famille est aussi un cadre social. On utilise le langage plus familier et la forme est plus privée qu’une lettre officielle ou commerciale. Nous nous interrogeons donc sur l’autoportrait de Flaubert dans ses correspondances familiales, qui sont à la fois une écriture et une expression épistolaire qui qualifient l’intimité et le familier.

Cette étude repose sur deux correspondances, à sa mère et à sa nièce, afin de tracer l’image de l’autoportrait dans la sphère de la famille de Flaubert et de justifier le familier et l’intimité entre eux. La lettre à sa mère a été rédigée pendant ses voyages en Égypte en 1849, tandis que l’autre à sa nièce était écrite chez lui, à Croisset, en Normandie le 15 décembre 1861. Les récits dans les lettres montrent deux autoportraits différents de Flaubert : fils voyageant et oncle en mauvaise condition de santé. Pourtant, ces deux autoportraits ne sont pas montrés exprès par Flaubert lui-même — ils sont mis en relief par le récit dans les correspondances. C’est-à-dire, à partir de ce que Flaubert a écrit, les lecteurs comme nous peuvent avoir une impression de l’image de Flaubert au moment de son écriture, sans que Flaubert écrive directement « je suis malade » ou bien « je suis actuellement en voyage ». Comme Michel Beaujour indique dans Miroirs d’encre sur l’autoportrait :

L’autoportrait est d’abord un objet trouvé auquel l’écrivain confère une fin d’autoportrait en cours d’élaboration. […] L’autoportraitiste ne sait jamais clairement où il va, ce qu’il fait.

Mais sa tradition culturelle le sait bien pour lui : et c’est elle qui lui fournit les catégories toutes faites qui lui permettent de ventiler les miettes de son discours, de souvenirs et de fantasmes15.

Bien qu’il y ait des éléments à rajouter par Flaubert dans ses lettres qui peuvent mieux montrer telle ou telle image de lui à sa mère ou à sa nièce (par exemple il évoque plusieurs fois que tout va bien pendant son voyage pour réconforter sa mère qui s’inquiète de lui), son récit de voyage et du quotidien exprime naturellement son identité (comme fils ou comme oncle) et son état mental. Par conséquent, à partir d’une lettre familiale, au lieu de dire que Flaubert « faire sortir son autoportrait », il vaut

cit., p. 24.

15 Michel Beaujour, Miroirs d’encre : Rhétorique de l’autoportrait, Paris, Seuil, 1980, p. 10.

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mieux dire que l’autoportrait de Flaubert « se sortir » de son récit. Commençons par le premier autoportrait : Flaubert, fils-voyageur ; puis nous passerons au deuxième : Flaubert, oncle aîné.

Flaubert, fils-voyageur

Flaubert est parti voyager en Orient avec son ami Maxime Du Camp pendant les années 1849 et 1851. Quand il était à Alexandrie, une ville près du Caire, il écrivait au total quatre lettres, et toutes ces lettres étaient destinées à sa mère, Caroline Flaubert.

J’ai choisi ici la lettre la plus longue parmi ces quatre lettres, dans laquelle Flaubert enregistre beaucoup de détails de son séjour. Cette lettre est composée de deux parties, dont la première est du 22 novembre 1849, et la deuxième est du 23 novembre 1849.

Les récits étaient commencés d’une manière similaire : l’évocation vestimentaire :

« Je t’écris, chère vieille, en grande tenue, habit noir, gilet blanc, escarpins, etc., comme un homme qui vient de faire une visite à un premier ministre. Nous sortons à l’instant de chez Hartim [Artin]— Bey, ministre des affaires étrangères, auquel nous avons été présentés par le consul et qui nous a parfaitement bien reçus.16 »

« Nous sommes partis à la pointe du jour dernier, sellés, bottés, enharnachés, armés, avec quatre hommes qui nous suivaient à pied en courant, notre drogman monté sur son mulet chargé de nos manteaux et de nos provisions, et nos trois chevaux qui se conduisaient à l’aide d’un simple licol.17 »

Flaubert évoque son costume lors qu’il recevait le permet pour son voyage en sortant de chez ministre des affaires étrangères. Il est en costume et cravate. C’est l’image de Flaubert bien habillé dans une circonstance officielle. Mais ses vêtements changent le lendemain : ils se sont transférés à la selle (sur le cheval), aux bottes et aux armes. C’est évidemment un costume pour voyager, ou au moins, pour des personnes qui sont prêtes au départ. La présentation de soi en différentes tenues signale un changement de situation : Flaubert a obtenu son permet de voyage (comme le Visa d’aujourd’hui) hier, et il est prêt à partir aujourd’hui. Une autre présentation de silhouettes apparaît quand

16 Gustave Flaubert, Correspondance, t. I, édition établie, présentée et annotée par Jean Bruneau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973, p. 530-531.

17 Gustave Flaubert, Correspondance, t. I, op, cit., p. 532.

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il évoque des moustiquaires :

« À propos de moustics [sic], j’en suis tigré. Du reste je ne les sens nullement, ce qui est le principal. J’y suis actuellement inaccessible. Ma peau en est tannée, mais ce qui me désole, c’est que je ne me bronze pas du tout, tandis que Max est déjà aux trois quart nègre.18 »

Flaubert ne fait ces descriptions de costumes ou de silhouettes pendant son voyage en Orient qu’avec sa mère. Si l’on les considère comme l’incipit d’un récit, ces descriptions font entrer le lecteur dans l’espace de son récit. La mention du lieu d’écriture « opère une sorte de retraite par rapport au monde des affaires

19

 » ; tandis que l’évocation du costume marque « une opposition entre l’intérieur et l’extérieur, entre ce qu’on peut dévoiler au correspondant et ce qu’on doit cacher au public

20

 ». C’est aussi une manière pour faire séparer l’espace du récit et l’espace du monde réel. Flaubert le narrateur met en scène ses deux habits différents au commencement du récit. De cette sorte, il invite sa mère d’entrer dans l’espace de son récit, en lui présentant son costume et le lieu où il est.

Ensuite, Flaubert introduit son projet de voyage pour montrer qu’il est possible qu’il ne reçoive pas les lettres de sa mère pendant son absence. Il réconforte sa mère à plusieurs reprises avec une évocation familière :

« chère mère, ne t’inquiète pas… 21»

« pauvre vieille. Elles [les lettres de sa mère qu’il a reçues] me font bien du plaisir !22 »

« Ne me cache rien, chère mère…23 »

« Oh, pauvre chérie…24 »

« Tu vois que tout va bien, pauvre mère.25 »

« Adieu, pauvre mère adorée.26 »

À noter que Flaubert a eu une grave crise d’épilepsie en 1844, donc il est naturel que sa mère s’inquiète de lui et de sa condition de santé dans un long voyage. Flaubert

18 Gustave Flaubert, Correspondance, t. I, op, cit., p. 534.

19 Cécile Dauphin, La « mise en scène » épistolaire : Cas d’une correspondance familiale (France, 19e siècle), op.

cit., p. 25.

20 Ibid., p. 25-26.

21 Gustave Flaubert, Correspondance, t. I, op, cit., p. 531.

22 Ibid., p. 531.

23 Ibid., p. 531.

24 Ibid., p. 535.

25 Ibid., p. 536.

26 Ibid., p. 536.

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connaît cette inquiétude, donc il introduit l’itinéraire, les détails du voyage et son costume pour dire « je vais bien, ne t’en fais pas ».

Dans la deuxième partie de cette lettre, après la description du costume que j’ai déjà mentionnée tout à l’heure, Flaubert commence le paragraphe suivant ainsi :

Dès les portes d’Alexandrie le désert commence : ce sont des monticules de sable couverts ça et là et palmiers, puis des grèves qui n’en finissent [pas]. De temps à autre, il vous semble voir à l’horizon des grandes flaques d’eau avec des arbres qui se reflètent dedans et tout au fond, sur la ligne extrême qui paraît toucher le ciel, une vapeur grise qui passe en courant comme un train de chemin de fer. C’est le mirage. Tout le monde l’éprouve, Arabes et Européens, ceux qui sont habitués au désert, comme ceux qui le voient pour la première fois.27

C’est le récit du mirage que Flaubert rencontre dans le désert. À remarquer que Flaubert utilise le pronom « vous » au lieu de « te » quand il présente la scène du mirage. Ainsi, il n’adresse non seulement à sa « chère vieille » qui lit la lettre, mais aussi ceux qui lisent ce récit. C’est ce que dit Genette sur le récit d’un événement — quel que soit le mode, le récit d’un événement est la transcription du non-verbal en verbal. Flaubert transcrit la scène du mirage — qui est non-verbal — en verbal. Quelques phrases après, Flaubert met entre parenthèses une phrase :

« Car j’ai tué du gibier, moi ! – oui ! moi ! voilà du nouveau, hein, pauvre vieille ?28 »

Afin d’expliquer les lévriers blessés dans les mains des Arabes, Flaubert écrit comme il « parle ». Avant et après cette phrase, ce sont des descriptions. C’est un discours direct à sa mère mis entre parenthèses. Et ce discours est un autre indice de l’intimité — il peut s’exprimer comme dans une conversation avec autrui. Dans cette lettre, cet

« autrui » s’agit de la « pauvre vieille ». Dans les théories du récit, le narrateur présuppose son lecteur — il le profile en quelque sorte. Si l’on considère que la lettre de Flaubert est un récit, cette « pauvre vieille » deviendra donc un narrataire. Le narrataire est donc l’image d’une vieille mère du narrateur, qui s’inquiète de son fils qui voyage dans un pays lointain. À part cette phrase, Flaubert consacre une page entière au récit de ce jour. Et la vision du lecteur suit le passage du cortège de

27 Gustave Flaubert, Correspondance, t. I, op, cit., p. 532.

28 Ibid., p. 533.

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voyage avec les indications suivantes :

« Dès les portes d’Alexandrie le désert commence… Vers 11 heures nous avons déjeuné près d’Aboukir, dans une forteresse gardée par des soldats qui nous ont offert d’excellent café et refusé le batchis… À une demi-lieue plus loin environ nous chevauchions tranquillement côte à côte… Le surlendemain, en revenant de Rosette… Le soir à 6 heures… nous arrivâmes à Rosette… Nous avons traversé les bazars…29 »

Avec ces indications, Flaubert nous fait suivre son itinéraire. On peut apercevoir un personnage-voyageur curieux en poursuivant la vision de celui-ci.

Ce qui distingue un récit de voyage d’une lettre, c’est qu’une lettre assume la responsabilité de la connexion intime. Nous trouverons des phrases de « paroles » de temps en temps : tel que la phrase présentée tout à l’heure, ou bien la phrase comme « à un endroit que tu trouveras sur ta carte

30

 », « je pense à eux, va, et bien souvent

31

 ». Le mode d’écriture épistolaire justifie un échange de message, quoiqu’il ait un écart de temps pour envoyer et pour recevoir. C’est-à-dire il faut du temps (le temps d’envoie) pour que la lettre soit envoyée à la personne destinée et que le message soit bien transféré à cette personne. Et la personne qui reçoit la lettre, c’est-à-dire, le lecteur du récit, ne peut pas voir opportunément ce que l’épistolier. Par conséquent, on trouvera beaucoup de descriptions détaillées, puisque l’épistolier veut « faire voir » son lecteur en narrant ce qu’il voit — ce que Barthes appelle un effet de réel ; et il attend une réponse pour ces messages. Je précise ici entre parenthèses brièvement l’effet de réel de Barthes : c’est un élément nommé et théorisé par Roland Barthes, dont la fonction est de donner au lecteur l’impression que le texte littéraire décrit le monde réel. Cécile Dauphin montre que la rhétorique épistolaire s’est traditionnellement nourrie de l’art de la conversation. Écrire comme parler, c’est de « se laisser aller à la confidence, donner les signes d’intimité

32

 ». C’est aussi « pouvoir couper court, résister à l’épanchement, présenter le récit avec modestie

33

 ».

Vers la fin de son récit, j’ai remarqué un détail. Quand Flaubert décrit la cuisine turque, il barre le mot « biscuits » et rajoute entre parenthèses précisément les détails

29 Ibid., p. 532-535.

30 Gustave Flaubert, Correspondance, t. I, op, cit., p. 533.

31 Ibid., p. 535.

32 Cécile Dauphin, La « mise en scène » épistolaire : Cas d’une correspondance familiale (France, 19e siècle), op.

cit., p. 29.

33 Ibid.

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des biscuits : beignets, gâteaux, plats sucrés, etc. C’est aussi la manière de « faire voir » ce qu’il mange. La fin de sa lettre est toujours une description du costume en réconfortant la « pauvre vieille » :

« Tu vois que tout va bien, pauvre mère. Nous sommes couverts de flanelle des pieds à la tête. Le moral et le physique sont bons. Maxime me surveille et me soigne comme son enfant.

Je crois qu’il me mettrait sous le verre, s’il le pouvait, de peur qu’il ne m’arrive quelque chose. Dans ma prochaine lettre il t’écrira.

Adieu, pauvre mère adorée. Bon soir. Embrasse Lilinne pour moi. Toi je t’embrasse à t’étouffer.34 »

Flaubert termine la lettre (il écrit encore un peu comme post-scriptum pour les informations complémentaires) après une dernière description du costume. Cette dernière description annonce la fin de son récit de voyage, et donc la fin du temps de récit. Il ressort du récit et redevenir un fils fragile de sa « pauvre mère », au lieu d’être un voyageur curieux (comme il écrit que Maxime s’occupe de lui soigneusement).

En parlant du temps de récit, la temporalité particulière de la lettre construit aussi l’intimité. Le temps, dans le cas d’une correspondance, c’est un temps clos d’échange de message, entre l’épistolier et son correspondant ; et dans le cas d’un récit, le temps du récit se présente comme une période où il n’y a que le narrateur et son (ses) narrataire (s).

Nous pouvons donc voir le premier autoportrait de Flaubert, un fils-voyageur : il est en même temps un curieux voyageur en Orient et un fils fragile ; il est aussi sensible à l’inquiétude de sa mère en la réconfortant à plusieurs reprises dans sa lettre. Si on admet que l’autoportrait de Flaubert dans cette première lettre est un fils-voyageur, on verra dans la deuxième lettre à sa nièce une image de Flaubert comme un oncle aîné dans la sphère domestique.

Flaubert, oncle aîné

Flaubert commence la lettre à sa nièce Caroline Commanville avec une appellation

« mon Bibi

35

 ». L’appellation « bibi » est souvent utilisée par une personne plus âgée

34 Gustave Flaubert, Correspondance, t. I, op, cit., p. 536.

35 Gustave Flaubert, Correspondance, t. III, édition établie, présentée et annotée par Jean Bruneau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991, p. 189.

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pour s’adresser à une personne plus jeune, et ici, c’est le cas d’un oncle et sa nièce. Par rapport à la lettre à sa mère, « mon Bibi » ici est la seule appellation familière qui qualifie l’intimité entre Flaubert et sa nièce.

Dans le premier paragraphe, Flaubert s’excuse pour sa lettre qui est bien courte (c’est évidemment beaucoup plus court que sa lettre écrite à Alexandrie) — il est

« harassé d’écrire

36

 » ; son moral est un peu remonté, mais le départ de Louis Bouilhet, son ami, lui a influencé quand même. Flaubert souligne le mot « vieil » à la fin de lettre, et ce soulignement peut souligner de même son âge et sa condition morale. Déjà par cette présentation de soi, nous apercevons une image de Flaubert moins actif que la lettre de l’année 1849.

Dans cette lettre, le récit est fragmentaire. Nous ne voyons presque pas une série d’événements continus : chaque phrase est un petit récit particulier. Il écrit :

« Je suis bien content de savoir que Maisiat a été content de tes travaux. Il me tarde de te voir avec la boîte à couleurs. Mais j’ai peur qu’il ne cède trop tôt à cette envie.37 »

Joanny Maisiat est peintre de fleurs et professeur de dessin de Caroline Commanville, dont le nom de jeune fille est Hamard. Nous pouvons voir que Caroline a donné quelques informations sur ses travaux (peintures) donnés à Maisiat dans sa lettre précédente à Flaubert, et voici la réponse de Flaubert pour ces informations. Ensuite il évoque Édouard, qui lui a écrit que la famille de Caroline était absente lors de sa visite.

Puis il pose la question à la disparition de Feydeau et sur l’identité d’une Madame Delahaye :

« Édouard m’a écrit qu’il s’était présenté deux fois chez vous sans rencontrer personne. Il a carillonné à la porte, vainement, et le concierge n’était point dans sa loge.

Je ne comprends rien à la disparition de Feuydeau ? Il est malade, sans doute ?38 »

Ensuite, Flaubert utilise le temps présent : « Je passe aujourd’hui mon dimanche complètement seul

39

 ». Cette phrase énonce la temporalité et l’environnement au moment de l’écriture : c’est un dimanche, où il a déjà passé quelques heures et il passera

36 Ibid.

37 Ibid.

38 Gustave Flaubert, Correspondance, t. III, op.cit., p. 189.

39 Gustave Flaubert, Correspondance, t. III, op.cit., p. 190.

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encore plusieurs heures, tout seul. Le déterminant possessif « mon » devant le mot qui désigne le jour « dimanche » souligne le choix de Flaubert d’être seul. Donc après quelques questions et quelques remarques sur la lettre précédente de Caroline, Flaubert commence son récit de cette journée (il écrit « je passe » au lieu de « j’ai passé », cela dit que la journée n’est pas encore finie). Il se souvient de l’invitation de Madame Achille pour dîner en ville « mardi prochain

40

 » et ce qu’écrit Madame Achille des invités inconnus à Flaubert. Il charge Caroline de trois « missions » dont deux sont notées comme note d’agenda avec des chiffres, numéro 1 et numéro 2 (1 ° , 2 ° ). Et la première mission concerne son petit neveu, Ernest Rocquigny qui « a maintenant 7 dents

41

 » : Flaubert demande à Caroline de chercher un beau joujou pour petit Ernest.

Ainsi, les exemples du quotidien de Flaubert abondent dans cette lettre. Au lieu d’analyser ce texte comme récit d’événements, je préfère ici le traiter comme récit de paroles. Le récit d’événements s’agit de la transcription (ou « imitation » au sens de Platon) du non-verbal en verbal, et le récit de paroles ferait du langage une réduplication du monde réel. C’est la réduplication des paroles de Flaubert à sa nièce (c’est-à-dire que Flaubert fait recopier

42

ses paroles et il les écrit sur papier), et la lettre sert d’un intermédiaire. L’idée de Cécile Dauphin sur la conversation épistolaire rejoint celle de Genette :

« Un autre motif fréquent sous-tend la construction du texte des lettres, celui de la conversation. […] Dans la correspondance familiale du 19e siècle, l’exercice consiste à décalquer cette pratique essentielle de sociabilité ; la communication écrite en emprunte certaines formes. […] Elles [les expressions récurrentes] suggèrent l’abondance de paroles, l’absence de contrôle, la légèreté et la relation informelle. […] En situant l’échange épistolaire dans l’ordre du bavardage, les épistoliers peuvent aussi remplir les silences, relancer la conversation, jouer sur une large palette de thèmes et de tons, bref déployer une activité, un affairement qui semble apprivoiser le vide et l’absence.43 »

Les fragments de conversation tels que « Édouard m’a écrit qu’il s’était présenté deux fois chez vous… » attestent donc l’intention de Flaubert à remplir la distance et le vide entre lui et Caroline. Dans cette lettre, Flaubert utilise beaucoup d’abréviations de mots.

40 Ibid.

41 Ibid.

42 Cf. Gérard Genette, Discours du récit, op.cit., p. 172.

43 Cécile Dauphin, La « mise en scène » épistolaire : Cas d’une correspondance familiale (France, 19e siècle), op.

cit., p. 28-29.

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Par exemple il écrit « pr » au lieu de « pour », et le signe « & » au lieu d’écrire « et ».

En plus, ces abréviations et les notes avec des chiffres montrent la façon de parler familière de Flaubert avec Caroline. Car dans une lettre de famille, on tend à utiliser les mots moins sérieux, comme des abréviations, des signes, etc. Et cette utilisation des mots moins sérieux se présente comme le justificatif de l’intimité : on n’est pas obligé de réfléchir sur la grammaire et sur le vocabulaire, il suffit d’écrire à l’aise, comme on bavarde ou discute avec les membres de famille.

En somme, nous avons vu une autre image d’autoportrait de Flaubert dans cette lettre : un membre aîné dans la famille, un oncle aîné de Caroline, qui ne peut même pas écrire une lettre bien longue à cause de mauvaise condition de santé.

Conclusion

L’idée de traiter la correspondance de Flaubert comme récit de son voyage et de son quotidien est venue tout d’abord d’une lecture des Exercices de théorie littéraire de Sophie Rabau et Florian Pennanech. Les deux auteurs envisagent tout ce qui est possible pour une nouvelle théorie, basée sur les théories existantes telles que celles de Genette ou de Barthes. La théorie, d’après Rabau, ne se contente pas de décrire ce qui est, mais tout ce qui est possible. C’est-à-dire, une extrapolation

44

des conceptions littéraires.

Je m’interroge dans cette communication sur la possibilité de traiter des textes écrits, quelque soit son genre (ici il s’agit du genre épistolaire et du genre narratif), avec une même approche : analyser la lettre familiale comme récit à la première personne, et envisager de trouver un style ou bien une manière d’écrire qui qualifie l’intimité et une écriture qui présente l’image d’autoportrait de Flaubert. Philippe Lejeune a précisé le lien entre le récit et le genre d’autoportrait dans son ouvrage Le pacte autobiographique : en sens littéraire, l’autoportrait est la combinaison de la forme du langage « récit » et la perspective rétrospective du récit

45

. Donc effectivement, le genre d’autoportrait prend la forme d’un récit, et enregistre rétrospectivement du monde où

44 Sophie Rabau propose la notion d’extrapolation littéraire comme l’exportation « des concepts hors des champs dans lesquels ils ont créés au départ » (Rophie Rabau et Florian Pennanech, Exercices de théorie littéraire, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2016, p. 8). Par exemple, nous pouvons reprendre des catégories forgées pour le roman et essayer de les appliquer au théâtre. Ici, c’est le cas d’appliquer les catégories forgées pour le genre narratif au genre épistolaire.

45 Cf. Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, nouvelle édition augmentée de l’édition de 1975, Paris, Seuil, 1996.

(15)

vit une personne. Nous avons vu dans cette étude un fils-voyageur et un oncle aîné dans la sphère domestique dans ces deux lettres choisies. Dans sa lettre à sa mère, Flaubert évoque les détails vestimentaires, les détails du voyage et il les enregistre comme un récit d’événements — il enregistre ce qu’il porte et ce qu’il voit pendant le voyage. Il y a de plus une oralité dans cette lettre, qui présente un vocabulaire plus familier et une manière d’écriture plus intime. Dans sa lettre à sa nièce, on voit moins un récit d’événements, mais un récit de paroles qui sert d’une réduplication des paroles de Flaubert à sa nièce. C’est Flaubert lui-même qui recopie tout ce qu’il veut dire à sa nièce et l’enregistre sur le papier. De cette manière, on peut trouver aussi l’oralité et le langage informel qui qualifient l’intimité. Et cette fois-ci c’est encadré dans une sphère domestique (au lieu d’un endroit à l’extérieur comme dans un voyage) où d’autres proches de famille et des amis sont évoqués.

En définitive, étudier la correspondance de Flaubert c’est aussi étudier les textes-

récits de Flaubert. Si l’on adopte la proposition de Sophie Rabau et Florian Pennanech,

nous pourrons encore étendre notre champ d’études. Par exemple, nous pourrons

reprendre le récit dans la correspondance de Flaubert et essayer d’analyser l’image

d’autoportrait de Flaubert comme une photo ou une pièce de théâtre.

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