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II L’ EXISTENCE POSTHUME

Flaubert hérite des générations littéraires qui le précèdent, mais il faut tenir compte d’un certain déplacement des enjeux, qui est aussi un décalage par rapport au moment de la vie romantique. Le romancier porte en effet son attention aux années qui s’accumulent après celle-ci : c’est dans le temps qui ne compte plus qu’il se situe en tant que correspondant, ce temps au-delà de la jeunesse qui, elle, comptait double ou triple. Les influences de la correspondance recouvrent une transformation ; pour emprunter à Judith Schlanger, le « neuf » se pense à partir du « déjà-là61 ». La remotivation du cliché que nous évoquions à

l’instant pourrait aussi être lue comme une manière de s’identifier à ce qui est, dans les faits, une figure repoussoir pour la génération précédente. S’il arrive à la jeunesse de 1830 de se dire vieille, il reste qu’elle tient la vieillesse à bout de bras, comme un désenchantement qu’il faudrait se garder d’accepter sérieusement. Ainsi Octave, le héros de La Confession, demeure jusqu’au bout « enfant », et la tension du roman se maintient sur la possibilité même de se « guérir » de sa jeunesse, comme il le formule lui-même en reprenant le discours de ses contemporains

60 Jean-Paul Sartre, L’Idiot de la famille, t. I, p. 328.

61 « Le neuf est relatif à du déjà-là. » (Judith Schlanger, Le Neuf, le différent et le déjà-là. Une exploration de l’influence, Paris, Hermann, 2014, p. 162)

désespérés62. Encore à la toute fin du roman, au moment où il pense se tuer avec sa maîtresse,

il préfère mourir dans la fleur de l’âge que de voir blanchir ses cheveux : « Est-ce ta jeunesse qui t’arrête ? », se demande-t-il, « et ce que tu veux épargner, est-ce la couleur de tes cheveux ? Ne les laisse jamais blanchir63 ». En 1830, les jeunes ont l’air vieux, mais ils aspirent à la jeunesse

qui est, dans les faits, la leur. À la fin des années 1840, chez Flaubert, le vieux a l’air jeune, mais il est bel et bien vieux. La métaphore de la vieillesse se voit même radicalisée à quelques reprises dans la correspondance, au point d’évoquer une sorte de vie posthume, où le processus de vieillissement ne peut plus être inversé. Flaubert n’aurait pas simplement dépassé la jeunesse et mis derrière lui ces premières années impétueuses : il aurait véritablement terminé sa vie.

Ce sont, certes, les deux générations précédentes qui ont rendu possible l’expérience d’une mort au sein de la vie, d’une forme de survivance à soi : « qui vit trop, meurt vivant64 »,

comme le formule Chateaubriand. Dans l’épître de Byron citée plus tôt, cette expérience suit nécessairement le siècle brûlé en vingt-cinq ans :

Pour ce qui est de l’avenir, l’avenir de ce monde m’importe peu ; je me suis survécu à moi-même de plus d’un jour, ayant survécu à tant de choses qui ne sont plus65.

La vie tumultueuse s’est épuisée, et pourtant l’existence se poursuit. Le poète ne peut qu’exprimer son regret d’être encore, au-delà des temps forts du passé. Chateaubriand, qui se montre d’ailleurs sensible à la condition de mort-vivant de Byron dans les Mémoires d’outre-

tombe, écrit ainsi : « Je n’ai plus rien à apprendre, j’ai marché plus vite qu’un autre, et j’ai fait le

62 Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, p. 121. 63 Ibid., p. 336.

64 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. I, édition de Maurice Levaillant et Georges Moulinier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1947, p. 1020.

65 Lord Byron, « Épître à Augusta », p. 244. La version originale : « I have outliv’d myself by many a day,

tour de la vie.66 » La survivance, qui menace l’artiste plus que d’autres, s’explore tout

particulièrement dans la première moitié du siècle en lien avec l’idée de vocation. Comme l’a observé Isabelle Daunais, la puissance de l’imaginaire vocationnel au début du XIXe siècle ne

doit pas dissimuler les inquiétudes qui s’y rattachent :

l’être voué n’est pas à l’abri de l’épuisement de sa vocation, qui peut s’éteindre ou se trouver dépassée par ses propres réalisations. Certaines heures peuvent sonner plus juste, être plus marquantes, d’autres plus creuses, mais le cadran de l’horloge renvoie toujours à l’impossible concordance, ou à l’impossible maintien de la concordance, car les aiguilles ne cessent de tourner et, lorsqu’elles ont accompli leur révolution, il faut bien poursuivre ailleurs et sans repère la course du temps67.

Le problème posé ici est celui d’un temps en excès, d’une durée qui dépasse celle de la création — seule durée significative, vivante. Isabelle Daunais rappelle l’exemple de Rimbaud, dont l’adieu à la poésie a toujours plus compté pour la postérité que sa disparition réelle, qu’il a en quelque sorte rendue vaine68. Mais les termes de cette expérience sont posés beaucoup

plus tôt dans le siècle, notamment dans un échange entre Musset et Sainte-Beuve autour d’un article que ce dernier consacre au poète Millevoye. Sainte-Beuve écrit : « Il se trouve, en un mot, dans les trois quarts des hommes, comme un poète qui meurt jeune, tandis que l’homme survit. Millevoye est au-dehors comme le type personnifié de ce poète jeune qui ne devait pas vivre et qui meurt, à trente ans plus ou moins, en chacun de nous.69 » Dans un poème dédié

au critique, Musset réplique :

Et souviens-toi qu’en nous il existe souvent

66 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. I, p. 76-77. À propos de Byron, il écrit : « Byron n’est plus ce qu’il a été ; je l’avais trouvé de toutes parts vivant à Venise : au bout de quelques années, dans cette même ville où je trouvais son nom partout, je l’ai retrouvé effacé et inconnu partout. Les échos du Lido ne le répètent plus, et si vous le demandez à des Vénitiens, ils ne savent plus de qui vous parlez. Lord Byron est entièrement mort pour eux ; ils n’entendent plus les hennissements de son cheval : il en est de même à Londres, où sa mémoire périt. Voilà ce que nous devenons. » (t. I, p. 415)

67 Isabelle Daunais, Frontière du roman : le personnage réaliste et ses fictions, Montréal & Saint-Denis, Presses de l’Université de Montréal & Presses universitaires de Vincennes, 2002, p. 211.

68 Elle écrit : « cette vocation épuisée, c’est surtout la figure de Rimbaud, dont la vie terrestre dépasse radicalement en longueur la vie héroïque et identitaire, qui viendra l’incarner pour tout le siècle à venir. » (ibid., p. 211-212) 69 Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Millevoye », dans Portraits littéraires, t. I, Paris, Garnier, 1862, p. 415.

Un poète endormi toujours jeune et vivant.70

Musset substitue le sommeil à la mort, pour mieux affirmer la continuité de la vie de poète, que l’on n’aurait qu’à réveiller. Mais, pour Sainte-Beuve, le passage du temps entraîne une forme de décès partiel, venant couper la vie en deux. « La moitié d’une vie est le tombeau de l’autre71 », écrit-il encore dans un article portant sur Lamartine, reprenant ce qui est dans ses Portraits littéraires un véritable leitmotiv.

Cependant, le héros de la fiction romantique n’a que très rarement à subir cette existence dans le tombeau. Joseph Delorme meurt à l’âge justement où le poète doit mourir en l’homme selon Sainte-Beuve. Le posthume romantique doit être pensé en tension avec la représentation idéalisée de la vie courte, qu’elle soit intensément vécue ou rapidement consumée. Pierre Barbéris en a fait l’observation : le héros romantique doit mourir jeune car il ne peut réconcilier ses idéaux avec la réalité. « On n’échappe à la dégradation marchande et mondaine, à l’entrée dans leur monde, que par la dispersion, la dissipation, le suicide héroïque, rapide et immédiat […] qui refuse l’ordre et anticipe (peut-être) sur un autre ordre.72 » Les

scénographies auctoriales étudiées par José-Luis Diaz se lisent comme des variations sur la disparition avant l’heure, oscillant au cours de la première moitié du siècle entre le poète mourant (ou « poitrinaire », à la mort élégiaque) et le poète suicidaire (ou désenchanté, à la mort plus violente, sur le mode de l’imprécation contre le monde). L’artiste, explique le

70 Alfred de Musset, « À Sainte-Beuve. Sur un passage d’un article inséré dans La Revue des Deux Mondes », dans

Poésies complètes, p. 534.

71 Le vers se trouve dans un article daté du 1er octobre 1832, reproduit dans Charles-Augustin Sainte-Beuve,

Portraits contemporains, édition de Michel Brix, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, coll. « Mémoire de la

critique », 2008, p. 260. Gautier écrit à son tour que « Chacun est le cercueil d’une illusion morte », pour en conclure qu’il peut exister une mort « intérieure » (La Comédie de la mort, p. 6 ; p. 24).

72 Pierre Barbéris, Le Prince et le Marchand. Idéologiques : la littérature, l’histoire, Paris, Fayard, 1980, p. 376-377. Barbéris reconnaît aussi la possibilité du suicide « lent le long d’une vie » sans cependant développer l’idée, qui nous intéressera dans la suite de ce chapitre. Voir aussi l’entrée « Suicide » dans Alain Vaillant (dir.), Dictionnaire du

critique, est alors un « être pour la mort73 », s’effaçant nécessairement à l’orée de la vie. La

brièveté des vies romantiques suggère que c’est là l’unique manière de contourner, à défaut de pouvoir la surmonter, une contradiction trop grande avec le réel. La morbidité du discours romantique correspondrait avant tout à une « dimension imaginaire74 » de l’expérience, comme

l’a suggéré Jean Starobinski dans une étude du suicide chez Mme de Staël. La figuration de soi en cadavre — on pense à Gautier, décrivant Albertus dans les termes suivants : « À vingt ans l’on pouvait le clouer dans sa bière, / Cadavre sans illusions75 » — est impossible dans la durée

et se conjugue à une « hâte de mourir76 » : il faut savoir disparaître. Ainsi, la situation de

survivance, avant Flaubert, semble être évoquée pour mieux la conjurer. Dans l’école du désenchantement, mouvement d’une génération révoltée contre ses pères et empêchée par eux, la jeunesse correspond à l’identité réelle — comme au lieu de l’écriture77.

Flaubert, quant à lui, n’est pas simplement après le temps de la vocation ; plutôt, le temps de sa vocation vient après la vie. En effet, c’est dans la mort qu’il situe son présent,

73 José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire, p. 279. « Les vrais poètes sont des poètes morts, ou mieux encore, pris dans un processus d’évanescence. » (p. 281)

74 Jean Starobinski, « Suicide et mélancolie chez Mme de Staël », Preuves, n° 190, décembre 1966, p. 41-48. Dans une étude du spectre chez Musset, Aurélie Loiseleur montre ainsi que la mort demeure un « double » : si le héros donne corps à sa réalité de mort, il ne se confond tout de même pas avec lui. Voir « Spectre de Musset », dans Sylvain Ledda, Frank Lestringant et Gisèle Séginger (dir.), Poétique de Musset, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2013, p. 277.

75 Théophile Gautier, « Albertus, poëme », strophe LXXI, dans Poésies complètes, t. I, p. 162. Il écrit dans son Histoire

du romantisme : « Il était de mode alors dans l’école romantique d’être pâle, livide, verdâtre, un peu cadavéreux, s’il

était possible. » (Paris, Charpentier, 1874, p. 31)

76 Marie-Ève Thérenty, « ‘Une invasion de jeunes gens sans passé’. Au croisement du paradigme éditorial et de la posture générationnelle », Romantisme, n° 147, 2010, p. 48.

77 La jeunesse revendique en effet son importance en tant que jeunesse : après avoir été un phénomène de classe (l’aristocratie contre la bourgeoisie montante), le mal de siècle après 1830 « dessine un nouveau clivage, non plus entre hommes du passé et hommes du présent, mais entre deux générations de la même classe » (Pierre Barbéris, « Définitions et perspectives », p. 87). José-Luis Diaz a également soutenu que la jeunesse était « à inventer » en 1830, non seulement en tant qu’acteur historique, mais aussi en tant qu’imaginaire, porteur de valeurs particulières contre les figures d’autorité (« Génération Musset ? », p. 4). Rappelons la description de Gautier en ouverture de son Histoire du romantisme — en tension avec le cadavéreux : « Les soldats pour la plupart n’avaient pas atteint leur majorité, et le plus vieux de la bande était le général en chef, âgé de vingt-huit ans. » (p. 11)

lorsqu’il fait référence à un premier amour déjà lointain, quelques années avant de commencer la rédaction de Madame Bovary :

Il me semble même que ça s’est passé dans l’âme d’un autre homme. Celui qui vit maintenant et qui est moi ne fait que contempler l’autre qui est mort. J’ai eu deux existences bien distinctes. — Des événements extérieurs ont été le symbole de la fin de la première et de la naissance de la seconde. Tout cela est mathématique. Ma vie active, passionnée, émue, pleine de soubresauts opposés et de sensations multiples, a fini à 22 ans. À cette époque, j’ai fait de grands progrès tout d’un coup, et autre chose est venu. (à Louise Colet, 31 août 1846, C1, p. 322 ; nous soulignons)

L’âge avancé que s’attribue Flaubert peut alors être défini, de façon structurelle, comme une forme d’existence dans l’après-coup, au-delà de l’achèvement d’une « jeunesse » qui aurait été une première vie. Cette conception fragmentée de l’existence, composée d’une série de « moi » partiels ne pouvant coïncider avec la durée d’une vie, trouvera sa formulation la plus explicite quelques décennies plus tard dans À la recherche du temps perdu, où le narrateur évoque « [c]es morts successives, si redoutées du moi qu’elles devaient anéantir, si indifférentes, si douces, une fois accomplies, et quand celui qui les craignait n’était plus là pour les sentir78 ». De la

même manière, Flaubert découpe lui-même sa durée biographique en « existences bien distinctes », qui s’enchaînent sans solution de continuité, comme si un autre renaissait à chaque mort.

La chronologie ne disparaît pas tout à fait du récit de Flaubert, qui cherche à situer la discontinuité. Dans ses lettres à Louise Colet, en effet, le romancier suggère que le début de son existence posthume ait été délimité par un événement précis dans sa vie, départageant un « avant » et un « après ». Les allusions pointent le plus souvent vers la crise de 1844, où il s’effondre près de Pont-l’Évêque dans une voiture avec son frère, par exemple dans la lettre du 31 août 1846, que nous venons de citer. L’âge de vingt-deux ans permet de circonscrire une

date autour de 1843-1844, qui représenterait la fin de la première vie — une rupture rendue par l’expression de « grands progrès ». Plusieurs déclarations de la correspondance vont dans ce sens, à commencer par celle que fait Flaubert dans une lettre à Alfred Le Poittevin, environ un an après sa chute : « J’ai dit à la vie pratique un irrévocable adieu. Ma maladie de nerfs a été la transition entre ces deux états. » (13 mai 1845, C1, p. 22979) L’hypothèse est ainsi privilégiée

par la plupart des biographes de Flaubert, à commencer par Sartre dans L’Idiot de la famille et, plus récemment, Pierre-Marc de Biasi, qui fait de 1844 « la plus grande fracture de la vie de Flaubert80 ».

Cependant, un certain jeu est permis par les imprécisions de la chronologie fournie par Flaubert sur l’ensemble de la correspondance. Pour René Dumesnil, la fin est associée aux premières crises nerveuses, probablement en 184381 ; pour Jean Bruneau, la date serait plutôt

1845, après la première Éducation sentimentale82 ; dans une lettre du 2 décembre 1846 à Louise

Colet, c’est au moment de Novembre, dont la rédaction est habituellement datée de 1841-1842, que Flaubert situe « la clôture de [s]a jeunesse » (C1, p. 410). La durée de l’existence de Flaubert se voit sans cesse divisée en deux, sans que le seuil entre les âges (entre la vie et la mort) ne puisse être précisément situé. Les « fins » se multiplient, et il est, en fin de compte, difficile de réduire la vieillesse, ou l’existence posthume, au travail de deuil d’un événement biographique ou d’une époque particulière. En outre, la structure temporelle que Flaubert applique, dès 1845, à l’événement de sa chute, se trouve déjà dans les lettres de jeunesse à Ernest Chevalier et à Alfred Le Poittevin. Si le correspondant ne fait pas encore référence à sa propre vieillesse,

79 Le 8-9 août 1846, il écrit encore à Louise Colet : « Ma jeunesse est passée. La maladie de nerfs qui m’a duré deux ans en a été la conclusion, la fermeture, le résultat logique. » (C1, p. 281)

80 Pierre-Marc de Biasi, Gustave Flaubert. Une manière spéciale de vivre, Paris, Grasset, 2009, p. 83. 81 René Dumesnil, Flaubert, l’homme et l’œuvre, Paris, Nizet, 1967, p. 106-107.

il évoque tout de même un adieu à la vie, traduit par un refus des emportements du présent, qui laisse présager le discours tenu à Louise Colet quelques années plus tard.

J’ai rêvé de gloire quand j’étais tout enfant, et maintenant je n’ai même plus l’orgueil de la médiocrité. […] Je n’ai plus ni convictions, ni enthousiasme, ni croyance. […] Je me suis ravagé le cœur avec un tas de choses factices et des bouffonneries infinies ; il ne poussera dessus aucune moisson. Tant mieux. Quant à écrire, j’y ai totalement renoncé, et je suis sûr que jamais on [ne] verra mon nom imprimé ; je n’en ai plus la force, je ne m’en sens plus capable, cela est malheureusement ou heureusement vrai. (23 juillet 1839, C1, p. 49)

L’homme de dix-huit ans, revenu de tout, aurait déjà épuisé sa réserve d’inspiration — et, du même coup, sa jeunesse (les rêves de l’enfant) — pour atteindre l’âge vénérable qui sera le sien pour les années à venir. Le retrait du monde, l’abandon de l’ambition et des rêves de gloire, construits très tôt comme idéal et, surtout, présentés comme ayant déjà été accomplis, dégagent une structure temporelle sans cesse reprise dans la correspondance. « Autrefois je pensais, je méditais, j’écrivais, je jetais tant bien que mal sur le papier la verve que j’avais dans le cœur. Maintenant je ne pense plus, je ne médite plus, j’écris encore moins », confie-t-il encore à Ernest Chevalier, le 24 février 1839 (C1, p. 37), dans une lettre où il annonce avoir renoncé à voir ses écrits imprimés. Puisque « dire les choses est impossible », écrit Claude Duchet, « on peut aussi écrire sans écrire » : selon le critique, le jeune écrivain situe d’emblée sa carrière dans le tombeau du poète mort à la plume83. Dans ces épîtres de jeunesse, il est frappant que,

déjà, le présent soit conçu en creux, dans l’ombre d’un « autrefois ». Il est donc possible de supposer que les événements de 1844 fournissent à Flaubert un support pour cette structure préexistante du « jamais plus », qui n’avait pas encore tout à fait trouvé sa formulation dans le posthume.

83 Voir « L’écriture de jeunesse dans le texte flaubertien », Nineteenth-Century French Studies, vol. XII, n° 3, printemps 1984, p. 304.

En somme, la mort semble toujours déjà atteinte, le jeune s’étant dégoûté des succès du monde avant de les connaître. Dans la préface de L’Idiot de la famille, Sartre a insisté sur cette contradiction, entre ce que Flaubert appelle sa « mélancolie native » et la « plaie profonde toujours cachée », nécessairement datée dans la biographie, qu’il évoque d’un même élan dans une lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, le 6 octobre 186484. Il faut revenir à la lettre du 20

décembre 1846 à Louise Colet pour prendre la mesure de l’ambiguïté de cette posture temporelle.

Qu’est-ce donc qui m’a fait si vieux au sortir du berceau, et si dégoûté du bonheur avant même d’y avoir bu ? Tout ce qui est de la vie me répugne ; tout ce qui m’y entraîne et m’y plonge m’épouvante. Je voudrais n’être jamais né ou mourir.

J’ai en moi, au fond de moi, un embêtement radical, intime, âcre et incessant, qui m’empêche de rien goûter et qui me remplit l’âme à la faire crever. Il reparaît à propos de tout, comme les charognes boursouflées des chiens qui reviennent à fleur d’eau malgré les pierres qu’on leur a attachées au cou pour les noyer. (C1, p. 420)

Une certaine confusion s’installe dans la correspondance entre le récit départageant un