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La correspondance de Flaubert, tout en empruntant au romantisme, met donc en place un rapport au temps quelque peu différent : sans aucune réserve d’avenir, l’écrivain relègue son existence dans un passé sur lequel il ne peut que se retourner. La vieillesse se traduit par une disposition particulière du corps, de la tête, et par une certaine orientation du regard, comme si le correspondant se situait sur une ligne du temps. « À trente-cinq ans (et j’en ai trente-huit) on se trouve veuf de sa jeunesse ; alors on se retourne vers elle et on la regarde comme de l’histoire », lit-on dans une lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, datée du 18 décembre 1859 (C3, p. 65). Une telle mise en scène de soi devient plus fréquente encore dans la dernière décennie de la vie de Flaubert. « Je me retourne vers le passé, éperdument. Et l’avenir m’épouvante. Il n’y a rien à faire qu’à courber le dos », écrit-il à Edmond de Goncourt, le 2 août 1875 (C4, p. 944), à un moment où les événements semblent lui donner raison et

106 Il remarque cependant que la mort demeure en quelque sorte une vie formatée par la littérature : « cette non-

vie sublime, rompant avec la vie aventurée et mise en spectacle de l’artiste romantique, n’est après tout qu’une autre

manière de vivre la littérature. De vivre selon la littérature. Tout aussi mythologique que celle dont elle veut prendre le contrepied… » Mais la définition du romantisme utilisée ici reste assez proche de celle qu’on trouve chez Jean Bruneau. Voir José-Luis Diaz, « Quand la littérature formatait les vies », COnTEXTES, n° 15, 2016. URL : http://contextes.revues.org/6046 (page consultée le 29 janvier 2016).

107 C’est sa conclusion dans « ‘Le romantisme et moi’ (Flaubert) », dans Isabelle Bour, Éric Dayre et Patrick Née (dir.), Modernité et Romantisme, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 77. Or l’article n’offre qu’une simple variation sur le récit habituel, en proposant que le romantisme est adopté par Flaubert à la fin des années 1830, rejeté vers 1844-1846, puis intégré avec une certaine nostalgie à sa mythologie personnelle à partir des années 1860.

confirmer son sentiment de vivre au-delà de la fin. Ces positionnements physiques sont à comprendre comme une manière de se tenir dans le temps, que Sartre reprend d’ailleurs dans

L’Idiot de la famille au moment d’esquisser le portrait de Flaubert en homme qui avance à

reculons108. La description est immédiatement augmentée par la réminiscence des pages du Baudelaire, où le poète, « homme penché109 », est montré faisant dos à l’avenir, marchant lui

aussi à rebours du temps : « il a choisi d’avancer à reculons, tourné vers le passé, accroupi au fond de la voiture qui l’emporte et fixant son regard sur la route qui fuit.110 » Ce regard dans le

rétroviseur, généralisé au-delà de ses formulations ponctuelles dans la correspondance, acquiert ainsi une valeur exemplaire, prolongeant d’une certaine manière les figures penchées de la mélancolie, contemplant dans les morts anciennes la mort à venir, étudiées par Jean Starobinski111.

La posture pourrait suffire à expliquer un trait particulier de la correspondance de Flaubert, qui se présente à plusieurs reprises comme un être alourdi par sa mémoire. La division de sa vie en « deux existences bien distinctes », en deux temps que rien ne relie, pourrait paraître incompatible avec l’hypermnésie du correspondant. Mais la « seconde vie » est souvent réduite au faible reflet de la première dans la mémoire — rappelant le passage de

Novembre selon lequel « [i]l y a des jours où l’on a vécu deux existences, la seconde déjà n’est

plus que le souvenir de la première… » (OJ, p. 782). La figure de l’homme-mémoire retrouve celle du vieux, vivant dans l’après-coup d’un temps dépassé, remuant les souvenirs qui s’étalent derrière lui112. La tendance s’accentue évidemment alors que le passé de Flaubert s’allonge,

108 Voir Jean-Paul Sartre, L’Idiot de la famille, t. I, p. 35 ; p. 274 et passim. 109 Id., Baudelaire, Paris, Gallimard, 1947, p. 26.

110 Ibid., p. 206.

111 Voir Jean Starobinski, La Mélancolie au miroir. Trois lectures du Baudelaire, Paris, Julliard, 1989, p. 48.

112 L’idée de la vieillesse comme « âge du souvenir » est récurrente dans le romantisme. Voir, par exemple, « Le Soir de la jeunesse » de Sainte-Beuve, qui s’appuie précisément sur cette formule dans Vie, poésies et pensées de Joseph

mais cette manière de se construire en point fixe, gardien du temps entouré d’êtres aux souvenirs trop faibles, est une constante de la correspondance. Elle s’oppose au régime d’historicité moderne tel que le définit François Hartog, qui insiste sur le rôle sans précédent de l’avenir dans la nouvelle conscience historique. Si le passé n’éclaire plus le présent, comme le disait Tocqueville, c’est vers un temps encore à faire que se tourne le XIXe siècle : « la leçon

désormais vient du futur et non plus du passé » et, plus encore, d’un futur « à faire advenir comme rupture avec le passé, à tout le moins comme différent de lui113 ». L’intelligibilité du

présent provient de sa destination, du lieu vers lequel il marche — ce que l’idée de progrès fait advenir comme loi historique. Non seulement les époques à venir doivent différer des époques antérieures, mais elles sont conçues comme leur étant nécessairement supérieures en valeur114.

Les deux générations qui précèdent Flaubert sont relativement en phase avec cette définition du régime d’historicité. Paul Bénichou a bien montré le sentiment de mission qui anime Lamartine, Vigny et Hugo : s’ils voient un monde achevant de mourir, ils sentent qu’un autre lui succède et que leur tâche est d’y conduire l’humanité. « Cette attente et cette espérance sont l’âme de ce qu’on appelle le Romantisme français, dans sa première et grande époque115 ». La

retombée des espoirs après Juillet porte un coup à la confiance de ceux qui accèdent à l’existence littéraire à ce moment, mais Pierre Barbéris a tout de même insisté sur l’« impatience d’avenir116 » de la jeunesse devant un destin qu’il lui tarde d’accomplir. Le critique évoque une

113 François Hartog, Régimes d’historicité, p. 133 ; p. 145. Reinhart Koselleck l’avait déjà formulé ainsi : « Counsel is henceforth to be expected, not from the past, but from a future which has to be made. » (« Historia Magistra Vitae. The Dissolution of the Topos into the Perspective of a Modernized Historical Process », dans Futures Past, p. 40)

114 Pour Reinhart Koselleck, il s’agit d’une « temporalisation » de l’au-delà chrétien, où l’objectif de perfection, de plénitude humaine se trouve intégré à la chronique terrestre. « It became a rule that all previous experience might not count against the possible otherness of the future. The future would be different from the past, and better, to boot. » (« ‘Space of Experience’ and ‘Horizon of Expectation’ : Two Historical Categories », p. 265-267) 115 Voir Paul Bénichou, Les Mages romantiques, Romantismes français II, p. 993-994.

116 Pierre Barbéris, « Définitions et perspectives », p. 59. Il emprunte l’expression à Balzac dans ses Complaintes

imagination « de conquête et d’élan », portée « par ce que le siècle a encore d’inachevé », où la Révolution demeure une promesse117. L’« aurore d’un immense horizon » est certes encore

incertain pour la génération de 1830, mais celle-ci compte bien sur « les premières clartés de l’avenir » pour faire contrepoids au « passé à jamais détruit, s’agitant encore sur ses ruines.118 »

Or, pour celui qui vit dans l’après, la dimension de l’avenir semble réduite à néant. Ainsi Flaubert revient souvent sur les capacités exacerbées de sa mémoire, le passé occupant une place démesurée dans sa conscience. À Amélie Bosquet, il écrit : « Je suis d’argile pour recevoir les impressions et de bronze pour les garder. Chez moi rien n[e s]’efface ; tout s’accumule. » (20 août 1866, C3, p. 517) Chez lui, la mémoire, incapable d’oubli, se porte garante d’un passé total. Le correspondant multiplie les métaphores pour souligner cette conservation sans perte aucune. À celle de l’empreinte s’ajoute celle du caveau, espace que le passé vient creuser dans le présent pour mieux l’emplir. Le 16 janvier 1852, il écrit à Louise Colet :

Sonde-toi bien : y a-t-il un sentiment que tu aies eu qui soit disparu ? Non, tout reste, n’est-ce pas ? tout. Les momies que l’on a dans le cœur ne tombent jamais en poussière et, quand on penche la tête par le soupirail, on les voit en bas, qui vous regardent avec leurs yeux ouverts, immobiles. […] Les affections qui suintent goutte à goutte de votre cœur finissent par y faire des stalactites. Cela vaut mieux que les grands torrents qui l’emportent. (C2, p. 32119)

L’image du stalactite dit bien la fixation, la cristallisation d’une substance qui devrait autrement s’évaporer. Plus que les autres métaphores du souvenir, celle de la « momie » suggère tout ce

117 Ibid., p. 75 ; p. 83. Pierre Barbéris cite également Quinet, qui reconnaît chez ses contemporains « une aveugle

impatience de vivre, une attente fiévreuse, une ambition prématurée d’avenir » (Histoire de mes idées, cité p. 89).

118 Nous reprenons la description mémorable du début d’Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, p. 66. 119 La mémoire revient de façon insistante dans cette période de la correspondance. Il écrit encore à Louise Colet, le 20 mars de la même année : « Et d’ailleurs, est-ce qu’on oublie quelque chose, est-ce que rien se passe, est-ce qu’on peut se détacher de quoi que ce soit ? Les natures les plus légères elles-mêmes, si elles pouvaient réfléchir un moment, seraient étonnées de tout ce qu’elles ont conservé de leur passé. — Il y a des constructions souterraines à tout. […] quand je regarde mes années disparues, j’y retrouve tout. Je n’ai rien arraché, rien perdu. On m’a quitté, je n’ai rien délaissé. » (C2, p. 57-58)

qu’il y a de funèbre dans une mémoire qui refuse le passage du temps, qui embaume le passé pour le faire durer en elle120. Dans d’autres lettres, il arrive à Flaubert de comparer le cœur

humain à une « nécropole », dont on n’aurait qu’à ouvrir les « tombeaux » pour retrouver tout un ensemble de souvenirs enfouis121. Comme le note Georges Poulet, la prédilection de

Flaubert pour le passé se réalise au détriment des autres dimensions du temps, notamment la prospection, chez lui très limitée. « L’imagination, si vive sous sa forme rétrospective, ne trouve rien en avant d’elle.122 » Le présent a tout d’un « lieu d’aboutissement123 » pour le

souvenir, impuissant à ouvrir sur quoi que ce soit.

Flaubert s’inquiète à plusieurs reprises de ce passé qui le « mange » et le « dévore ». Il écrit à Maurice Schlésinger, commémorant le vingtième anniversaire de leur première rencontre : « Tout cela me plonge dans des abîmes de rêverie qui sentent le vieillard. On dit que le présent est trop rapide. Je trouve, moi, que c’est le passé qui nous dévore. » (fin mars- début avril 1857, C2, p. 701124) Le correspondant prend explicitement le contrepied de ce qu’il

présente comme une idée reçue de son époque sur le temps : le présent, glissant trop rapidement vers le passé, échapperait aux contemporains, se déroberait à la saisie. Si la « nostalgie » est au cœur du romantisme, comme l’ont défendu Michael Löwy et Robert Sayre125, sa valence a changé chez Flaubert. L’expérience du présent n’est plus tout à fait celle

120 Anne Green a commenté l’association de la mémoire à la mort dans le discours de Flaubert. « From catacombs and mummified corpses to death by crushing, devouring, stifling or drowning, Flaubert’s articulation of memory is thus woven round a lexis of mortality. » Anne Green, « Flaubert : Remembering, Forgetting, Creating »,

Nineteenth-Century French Studies, vol. XXXIX, n° 1-2, automne-hiver 2010-2011, p. 122.

121 Voir la lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 4 novembre 1857, C2, p. 774, et celle à Élisa Schlésinger, 16 janvier 1859, C3, p. 6.

122 Georges Poulet, « Flaubert », p. 321.

123 Ibid., p. 313. Notons que, pour Georges Poulet, le présent est aussi le « lieu d’aboutissement » des sensations. 124 Le passé le « mange » aussi dans une lettre à Louis Bouilhet du 24 août 1853 (C2, p. 413) et le « dévore » encore dans une lettre à Edma Roger des Genettes du 3 octobre 1875 (C4, p. 969).

125 Ils écrivent : « c’est précisément la nostalgie qui est au cœur de l’attitude romantique. Ce qui manque au présent existait auparavant, dans un passé plus ou moins lointain. La caractéristique essentielle de ce passé, c’est sa différence avec le présent : c’est la période où les aliénations modernes n’existaient pas encore. » (Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie, p. 36)

d’une perte, « du temps galopant, accéléré, où ‘il n’y a pas de temps’ pour le présent, où il n’existe que le passé et l’avenir. » Dans le régime d’historicité qui s’installe à la fin du XVIIIe

siècle, explique François Hartog, le présent est devenu « un temps désorienté, donc, placé entre deux abîmes126 » : entre un passé révolu et un futur inconnu que l’on ne peut raccorder, il est

rejeté hors de la continuité de l’histoire. Le présent perd sa plénitude et se vide, impossible à

habiter127. En somme, il n’est plus le lieu où s’intègrent les expériences et les attentes, ce « joint »

qui préservait jusque-là le temps de la discordance ; il n’est plus, pour emprunter à Jean- François Hamel, « l’espace réflexif d’une médiation du temps et d’une articulation des générations128 ». Le héros romantique, dès lors, est en « exil129 » dans le temps qui est le sien,

élisant pour séjour la brèche du temps130. Or, dans la correspondance de Flaubert, le présent

n’est plus tout à fait ce point de transit du temps qui fuit, comme pour les deux générations précédentes. Plutôt, il est chargé de la masse de souvenirs qui s’amoncellent : non plus l’entre- deux de ce qui passe, mais un passé qui ne passe pas. On peut suggérer que la mémoire flaubertienne possède une fonction compensatrice : le présent romantique est rendu habitable car habité par le passé. C’est précisément parce que le présent est une expérience de la perte que la présence du passé chez l’hypermnésique devient nécessaire. Pour Flaubert, le temps ne se représente donc pas comme une ligne droite, comme une flèche traversant passé, présent et futur de manière irréversible. Plutôt, il perd de son inquiétante linéarité pour gagner en profondeur,

126 François Hartog, Régimes d’historicité, p. 22.

127 La métaphore de la maison apparaît chez Musset, dans La Confession d’un enfant du siècle : « Voilà un homme dont la maison tombe en ruine; il l’a démolie pour en bâtir une autre. Les décombres gisent sur son champ, et il attend des pierres nouvelles pour son édifice nouveau. […] Et pendant ce temps-là cet homme, n’ayant plus sa vieille maison et pas encore sa maison nouvelle, ne sait comment se défendre de la pluie, ni comment préparer son repas du soir, ni où travailler, ni où se reposer, ni où vivre, ni où mourir » (p. 80-81).

128 Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire, p. 39.

129 Peter Fritzsche, Stranded in the Present. Modern Times and the Melancholy of History, Cambridge, M.A., Harvard University Press, 2004, p. 54. Il explique que, pour les Lumières, le présent était le point le plus avancé d’un continuum de progrès, mais qu’il devient après la Révolution un simple point s’éloignant du passé.

comme le révèle l’image de la nécropole. L’être posthume continue de subir le travail destructeur du temps, mais il est maintenant en mesure de s’installer sur le tas de ruines. « Le cœur dans ses affections, comme l’humanité dans ses idées, s’étend sans cesse en cercles plus élargis », écrit le romancier à Louise Colet, le 20 mars 1852 (C2, p. 58). Encore ici, l’image du cercle, qui s’impose à Flaubert pour penser le temps, montre bien que sa mémoire aussi va toujours en s’augmentant, comme les cernes dans le tronc des arbres : elle dit ce qui demeure plus que ce qui disparaît, donnant consistance au temps de l’après.

Si le passé a un tel poids pour Flaubert, c’est peut-être à cause de la confusion entre mémoire et histoire qu’il tend à opérer dans la correspondance. La « nécropole » de son cœur a, en effet, la particularité de ne pas contenir uniquement les morts de son existence propre — son père, sa sœur Caroline, Alfred Le Poittevin, tous ceux qui sont disparus lorsqu’il écrit à Mlle Leroyer de Chantepie en 1857 et à Élisa Schlésinger en 1859. Dans cette dernière lettre, le cœur n’est pas seulement vieux, mais « vieux comme l’antiquité elle-même » (C3, p. 6). Déjà le 4 juin 1846, il confie à Ernest Chevalier : « je me fais à moi-même l’effet d’être démesurément âgé et plus vieux qu’un obélisque. » (C1, p. 270) Comme Flaubert l’écrit à Louise Colet le 13 juin 1852, « l’on porte au cœur, sans le savoir, la poussière de ses ancêtres morts » (C2, p. 111). Des années plus tard, dans une lettre à George Sand, il prétend conserver en lui des souvenirs qui s’étendent au-delà de son existence propre et posséder une mémoire aux dimensions de l’histoire humaine.

Je n’éprouve pas comme vous ce sentiment d’une vie qui commence, la stupéfaction de l’existence fraîche éclose. Il me semble, au contraire, que j’ai toujours existé ! et je

possède des Souvenirs qui remontent aux pharaons. Je me vois à différents âges de

l’histoire très nettement, exerçant des métiers différents et dans des fortunes multiples. Mon individu actuel est le résultat de mes individualités disparues. — J’ai été batelier sur le Nil, leno à Rome du temps des guerres puniques, puis rhéteur grec dans Suburre, où j’étais dévoré de punaises. — Je suis mort, pendant les Croisades, pour avoir mangé trop de raisins sur la plage de Syrie. J’ai été pirate et moine, saltimbanque et cocher. Peut-être empereur d’Orient, aussi ? (29 septembre 1866, C3, p. 536)

La métaphore de la mort au sein de la vie, qui a permis à Flaubert de départager une jeunesse présumée de sa vieillesse, se produit à une autre échelle : la longue durée de l’histoire se superpose à celle de la biographie en supposant une sorte de réincarnation de l’être de Flaubert, d’une époque à une autre. Encore une fois, la ligne entre les morts et les vivants est brouillée, ici par le biais d’une mémoire exacerbée du passé historique, à la manière de Baudelaire déclarant dans « Spleen » : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans131 ». Dans Novembre

encore, les « débris de mille existences passées » (OJ, p. 760) viennent alourdir la durée d’une seule vie et lui confèrent du même coup une extension démesurée, alors que les périodes les plus reculées se voient intégrées au présent comme une mémoire vive. Les « mille ans » de souvenirs diffèrent du siècle de Byron, qui n’est finalement qu’une vie humaine concentrée en un quart de sa durée habituelle : ici, c’est toute l’histoire qui pèse sur cette même durée. Malgré la part d’antimodernisme dans la correspondance, qui vante parfois l’attrait des vies passées

contre le présent, ces lettres permettent de nuancer l’évaluation d’« antimoderne classique132 »

faite par Antoine Compagnon. En effet, plus qu’un simple désir de retour en arrière pour enfiler les habits des siècles précédents, c’est la présence de ces siècles qu’exprime Flaubert : il n’existe vraisemblablement plus de lieu où revenir car le passé est là, sous ses yeux, ou à l’intérieur de lui133.

Si le régime d’historicité moderne a été caractérisé par une distension entre passé, présent et futur, ces passages de la correspondance se lisent comme autant de réponses à une

131 Charles Baudelaire, « Spleen » (LXXVI), dans Les Fleurs du mal, édition de Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996, p. 105.

132 Antoine Compagnon entend par là un moderne « à contrecœur » ou « intempestif » (Les Antimodernes : de Joseph

de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 13 ; p. 7).

133 Flaubert n’est pas loin de parvenir à une forme de « présentisme » dans le sens où l’entend François Hartog : le passé est près de se résorber dans le présent, de se confondre avec lui, devenu « dépôt » des temps. Voir Régimes