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L E ROMAN APRES LA FIN

CHAPITRE DEUX

L’existence posthume, dans sa transposition fictionnelle, ne peut réellement suivre la mort du personnage : elle doit plutôt se dérouler, comme nous l’avons vu, après la fin du roman. Mais de quelle « fin » s’agit-il exactement ? Il est nécessaire de revenir sur sa définition, comme sur les termes employés pour la désigner. Le héros de Fromentin identifie ainsi au sein de son existence un « dénouement », que doit atteindre son récit. Il n’est pas le seul à faire usage de ce terme : le narrateur de « La vérité sur le cas de M. Valdemar » affirme qu’il sait prévoir le moment exact du « dénouement » de la maladie de son patient. Les joueurs du tripot où entre un Raphaël de Valentin cadavérique au début de La Peau de chagrin croient également assister — la citation a été donnée — à la « dernière scène » d’un « drame ». Dans ces trois œuvres, une équivalence implicite est établie entre l’existence et la mise en récit. Ou, pour le dire comme Barthes à propos du conte de Poe, il semble bien que « le récit vaut pour la vie1 ». Si Dominique, M. Valdemar et Raphaël de Valentin peuvent être donnés pour

« morts » au lecteur, c’est par le biais de ce présupposé, qui permet du même coup de contourner le problème d’un personnage ne pouvant pas mourir dans les pages du texte s’il doit se faire survivant. Un des fragments du Cahier intime de 1840-1841 suggère que, pour le jeune Flaubert, l’analogie est concevable. Le narrateur s’exclame, s’étonnant de ces anciennes illusions : « la vie que je me bâtissais comme un roman ! » (OJ, p. 736) Ces exemples posent la possibilité d’éprouver une vie comme un drame ou comme un roman, non pas à cause d’un contenu particulier du vécu, comme on pourrait le penser chez le futur auteur de Madame Bovary, mais par sa construction (le roman est « bâti »), ses dimensions, son unité. Le dénouement — dramatique ou romanesque, cela revient au même pour l’époque, nous

le verrons — peut alors se substituer à la mort : la fin de la vie romanesque vaut pour la fin de la vie physiologique, qui peut alors continuer chez le personnage.

L’équivalence suggère un certain usage de la configuration narrative (entendue au sens large que lui accorde Paul Ricœur) comme cadre à l’expérience, comme forme où projeter son existence pour mieux la saisir. Plus exactement, elle mise sur cet usage chez le lecteur, dans le but de lui faire ressentir qu’une fin a eu lieu déjà ; en même temps, elle témoigne du fait historique qu’est cette manière de lire une vie comme un roman. Un tel « bovarysme des formes2 », pour emprunter à Marielle Macé, semble

avoir intégré les compétences de tous et chacun, ce que l’on pourrait appeler avec Paul Ricœur les « préconfigurations3 » de l’action. Chez Flaubert, il doit bien être le propre du lecteur. Il lui revient de

repérer un dénouement que nous redéfinirons, dans la première partie de ce chapitre, comme un horizon d’attente historiquement situé — c’est-à-dire un élément du texte reconnaissable par le biais de modèles hérités, ne devant pas nécessairement recouper l’achèvement matériel de l’œuvre.

Si les personnages de Flaubert sont eux-mêmes de notoires lecteurs, il ne leur revient pas d’effectuer ce travail de reconnaissance. Des écrits de jeunesse à ceux de la maturité, le romancier opère en effet un renversement, que nous avons évoqué dans notre discussion de la première Éducation

sentimentale. Les premiers mettaient en scène un personnage-narrateur conscient d’être parvenu à sa fin,

mort à lui-même, mais contraint de continuer à raconter (puisqu’il doit bien se rendre de celui qu’il a été à celui qu’il est au présent, prendre acte de cette durée). Les romans à partir de Madame Bovary, s’aidant d’une narration à la troisième personne, feront le contraire : la fin ne sera perceptible que par le lecteur, alors que le personnage croira avoir encore un avenir qui s’étire devant lui. Mikhaïl Bakhtine

2 L’expression provient de Façons de lire, manières d’être. Dans cet essai, Marielle Macé étudie plus généralement la phénoménologie du lecteur, s’insérant dans les formes littéraires, que nous voudrions présenter comme historique. Ajoutons que les discours sur ce genre d’usage de la littérature abondent au XIXe siècle, qui pose la question dans ses termes propres. Voir José-Luis Diaz, « Quand la littérature formatait les vies ».

3 C’est la première étape de la « triple mimesis » selon Paul Ricœur : « Nous suivons donc le destin d’un temps préfiguré à un temps

a bien montré que le roman (et peut-être encore davantage le roman d’apprentissage, genre de la vie à

faire, qui domine le siècle où écrit Flaubert) s’aligne sur le présent ouvert, inachevé, de l’ère moderne

qui le voit naître4. Le mouvement prospectif du temps moderne, cette tension particulière vers ce qui

n’est pas encore, façonne les fictions du personnage romanesque : c’est la forme que prend son combat dans le monde, contre le monde. Pour Isabelle Daunais, « si le héros romanesque lutte contre le réel afin d’y substituer une vision idéale du monde, cette lutte n’est ni abstraite, ni statique ; elle vise à transformer le monde et par là est orientée vers l’avenir.5 » Le personnage de roman doit penser qu’il

a du temps devant lui ; il a besoin d’une réserve d’avenir pour s’élancer dans sa quête d’une existence toujours inconnue. Madame Bovary, L’Éducation sentimentale et Bouvard et Pécuchet ne renversent pas cette temporalité, qui demeure, portée par le personnage. Plus exactement, ils lui en superposent une autre, portée quant à elle par la structure. Le lecteur subit cette double temporalité. D’un côté, il veut croire comme le personnage qu’il se trouve en « état d’aventure », pour le dire comme Jacques Rivière (en sa qualité de lecteur également, ne connaissant pas le contenu des pages encore à tourner). De l’autre, il devance pour ainsi dire le personnage, car il se heurte d’emblée à la fin que ce dernier devra reconnaître au bout de son roman : il sait que l’aventure, l’expérience de tout ce qu’on n’attendait pas, est devenue impossible. La coexistence de ces deux temporalités — l’avenir ouvert, l’avenir refermé — caractérise le roman flaubertien : telle est l’hypothèse qu’avance le présent chapitre.

4 « Le présent dans son ‘ensemble’, si l’on peut dire (bien que, justement, il ne soit pas un ‘ensemble’) est, par son principe et son essence, inachevé ; de tout son être il exige une suite. Il marche vers l’avenir, et plus il avance activement, consciemment, plus est sensible et notable son inachèvement. » (Mikhaïl Bakhtine, « Récit épique et roman », dans Esthétique

et théorie du roman, traduction de Daria Olivier, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978, p. 464)

5 Isabelle Daunais, Les Grandes Disparitions : essai sur la mémoire du roman, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2008, p. 10.