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V L’ ESPACE DE L ’ APRES ROMAN : DE C HARLES AU DEMI SIECLE DE F ELICITE

Dans Frontière du roman, Isabelle Daunais rappelle le Robinson imaginé par Valéry : « oisif, pensif, pourvu », celui-ci vient au monde dans la fiction au moment de l’achèvement des œuvres du héros de Defoe. Les grands travaux de civilisation qui ont occupé le premier Robinson, par lesquels il a rempli la durée de son séjour sur l’île déserte ainsi que son roman, sont, pour son successeur du XXe

siècle, déjà accomplis. En entamant son existence fictionnelle par la fin, le second Robinson permet de poser la question : qu’arrive-t-il lorsque l’on parvient, lorsque l’on est parvenu ? qu’advient-il du roman lorsque le personnage vient à bout de ses œuvres, de ses projets, de ses fictions ? L’Histoire brisée de Valéry interroge ce que nous avons nommé avec la critique au chapitre précédent une « vocation épuisée », en montrant le moment d’une pleine identification à soi d’un personnage qui n’a plus rien à acquérir, à conquérir, et qui reconnaît que son dénouement a bel et bien eu lieu. Pour Isabelle Daunais, cette situation confine le personnage « à un hors roman, ou à un après-roman », qui deviendrait « à l’époque moderne non plus le terme de l’existence du héros mais sa condition première126 ». Or ce lieu

n’est pas encore celui du personnage flaubertien, qui témoigne plutôt d’un déplacement en train de se faire dans le genre. D’un côté, Madame Bovary, L’Éducation sentimentale et Bouvard et Pécuchet peuvent bien

126 Isabelle Daunais, Frontière du roman, p. 186.

se lire comme le prolongement de l’histoire de Robinson, le « laps en trop127 » que lui impose Valéry.

Les quatre personnages sont en quelque sorte nés dans la fiction après le terme de ce qui devrait être, selon la mémoire du genre, leur roman. Pour le dire autrement, leur vie romanesque s’est terminée trop tôt, avant les pages de l’œuvre qui nous est donnée à lire (ou dans ses premières pages). De l’autre, comme nous l’avons proposé, la situation n’est pas consciente chez Emma, Frédéric, Bouvard et Pécuchet. En croyant toujours avoir une fin à faire, un roman devant eux, les quatre protagonistes ne permettent pas l’avènement de véritables après-romans. Il existe cependant un lieu dans l’œuvre romanesque de Flaubert pour l’exploration du temps de l’après — temps où non seulement les destinées sont accomplies, mais sont reconnues comme telles. Ce lieu est l’espace réservé au personnage secondaire, que nous étudierons plus précisément à partir de l’exemple de Charles dans

Madame Bovary128.

Le cinquième chapitre, qui suit la noce, montre bien que la finalité ratée du mariage pour Emma trouve un contrepoint chez son mari. La perspective de Charles vient confirmer le mariage comme fin, tout en permettant d’en préciser l’enjeu particulier pour son épouse, réticente à l’accepter. Nous lisons, dans les premiers temps du jeune ménage :

Jusqu’à présent, qu’avait-il eu de bon dans l’existence ? Était-ce son temps de collège, où il restait enfermé entre ces hauts murs, seul au milieu de ses camarades plus riches ou plus forts que lui dans leurs classes, qu’il faisait rire par son accent, qui se moquaient de ses habits, et dont les mères venaient au parloir avec des pâtisseries dans leur manchon ? Était-ce plus tard, lorsqu’il étudiait la médecine et n’avait jamais la bourse assez ronde pour payer la contredanse à quelque petite ouvrière qui fût devenue sa maîtresse ? Ensuite, il avait vécu pendant quatorze mois avec la veuve, dont les pieds, dans le lit, étaient froids comme des glaçons. Mais, à présent, il possédait pour la vie cette jolie femme qu’il adorait. L’univers, pour lui, n’excédait pas le tour soyeux de son jupon (MB, p. 322).

127 Ibid.

128 Il y aurait d’autres exemples mineurs dans ce roman, notamment celui de Binet, qui « touchait au bout » (MB, p. 570) en entamant sa dernière pièce de bois à tourner : il « semblait perdu dans un de ces bonheurs complets, n’appartenant sans doute qu’aux occupations médiocres, qui amusent l’intelligence par des difficultés faciles, et l’assouvissent en une réalisation au delà de laquelle il n’y a pas à rêver » (MB, p. 570).

Lorsque Charles, par la possession d’Emma, réduit son univers au « tour soyeux de son jupon », il met fin au mouvement d’expansion de l’espace autour de lui, se confinant avec joie dans un cercle étroit qui était, comme on l’a vu, enfermement pour sa femme. Ici, l’image du cercle, enserrant le personnage, n’a plus rien de l’étau. Au contraire, Charles touche les bornes de sa propre aventure, sans chercher à les dépasser. Avec ce second mariage, il semble qu’il n’ait plus rien à attendre ni à désirer. Le déictique « à présent » ouvre un temps de plénitude immobile, de satisfaction parfaite. L’intuition est confirmée — et le déictique repris — au moment où Emma tombe enceinte. « Rien ne lui manquait à présent. Il connaissait l’existence humaine tout du long, et il s’y attablait sur les deux coudes avec sérénité. » (MB, p. 371) Mais le bonheur est complet dès les premiers jours : quittant la maison de Tostes, où Emma vient d’emménager, « le cœur plein des félicités de la nuit, l’esprit tranquille, la chair contente, il s’en allait ruminant son bonheur, comme ceux qui mâchent encore, après dîner, le goût des truffes qu’ils digèrent. » (MB, p. 321) Ainsi lorsqu’Emma, incapable de réciprocité, tente de se donner de l’amour en récitant à son mari des vers au clair de lune, « Charles n’en paraissait ni plus amoureux ni plus remué. » (MB, p. 331) L’époux, tout à fait comblé, ayant comme atteint son point de saturation, ne peut ajouter à son bonheur. Aucune envie, ambition ou curiosité ne peut l’ébranler dès lors, et c’est précisément ce qu’Emma va finir par lui reprocher. Charles est incapable d’accroître sa propre existence comme la sienne : « il n’enseignait rien, celui-là, ne savait rien, ne souhaitait rien. Il la croyait heureuse ; et elle lui en voulait de ce calme si bien assis, de cette pesanteur sereine, du bonheur même qu’elle lui donnait. » (MB, p. 328) Mais il faut rappeler que l’état de Charles, définitif par sa solidité, sa pesanteur, ne va pas de soi. Lors de son premier mariage, le jeune homme n’éprouve rien de semblable et, en cela, il présage la situation d’Emma. « Charles avait entrevu par le mariage l’avènement d’une condition meilleure, imaginant qu’il serait plus libre et pourrait disposer de sa personne et de son argent. Mais sa femme fut le maître » (MB, p. 301). Comme pour Emma, le dénouement comique ne remplit pas ses fonctions : les espoirs conçus avant de s’engager sont rapidement démontés, dans le

retournement même du « Mais » venant interrompre leur formulation (le même « Mais » qui marque le tournant du passé au présent dans la vie de Charles, dans la longue citation donnée plus haut). Le second mariage, au contraire, est accepté comme fin, de sorte que, comme on le lit, le sort de Charles est réglé « pour la vie », son devenir achevé129. Le personnage entre à son tour dans ce hors-temps déjà

perçu par le lecteur. « Ses expansions étaient devenues régulières ; il l’embrassait à de certaines heures. C’était une habitude parmi les autres, et comme un dessert prévu d’avance, après la monotonie du dîner. » (MB, p. 331) La régularité du temps, anéantissant l’imprévu, est ici associée au temps de l’après, le dessert arrivant à la suite du dîner. Charles s’apparente ainsi au Robinson de Valéry, « devenu la totalité de sa vie, le fond d’où détacher ses travaux et ses jours. Il n’est plus un individu qui progresse dans le temps130 », comme l’observe Isabelle Daunais. À partir de son union à Emma, et jusqu’à la mort

de celle-ci, Charles se meut dans une durée immobile.

Si Charles et Emma peuvent donc s’accorder à voir dans leur mariage une même fin, la valeur qu’ils y accordent est opposée, pouvant à un certain point expliquer la forme singulière du roman. Le long extrait cité à l’instant (« qu’avait-il eu de bon dans l’existence ? […] »), cette réflexion rétrospective de Charles aux débuts de son ménage, offre comme le résumé de sa vie avant la rencontre d’Emma. C’est là tout son roman : si Charles est délaissé par la narration à ce moment, et s’il perd son statut de personnage central, c’est bien parce qu’il a rencontré son dénouement dans le mariage. Comme on l’a vu, ce qui se situe au-delà de la fin est difficilement racontable. Le passage à Emma, comme conscience focalisatrice, a d’ailleurs lieu quelques lignes plus loin, à la fin du chapitre en question (le cinquième de la première partie). Il semble donc que le présumé « défaut de proportion matérielle » de Madame Bovary (à Louise Colet, 25 juin 1853, C2, p. 361), qui inquiétait beaucoup Flaubert pendant la rédaction, serait

129 Charles représente ainsi le consentement au contrat social du mariage, selon la définition qu’en offre Franco Moretti : « happiness is the opposite of freedom, the end of becoming. Its appearance marks the end of all tension between the individual and his world ; all desire for further metamorphosis is extinguished. » (The Way of the World, p. 23)

redevable à l’achèvement des aventures de Charles : c’est bien à cause de ce dénouement précoce que les « préliminaires » du roman, selon le mot de Flaubert lui-même, s’étendent autant. Dans une lettre à Louise Colet du 21 mai 1853, le romancier note que ceux-ci risquent de faire le double de la « passion agissante » en nombre de pages (C2, p. 330). Les développements excessifs de ce qui constituerait au théâtre la scène d’exposition en viendraient ainsi à empiéter sur le territoire de l’action. Quelques mois plus tard, le 8 décembre 1853, Flaubert confie à Louis Bouilhet sa crainte que le prologue « délaye » infiniment le drame (C2, p. 473). Or ces « préliminaires » ne font pas que préparer l’histoire d’Emma, qui serait toujours, au cinquième chapitre, dans l’attente de son commencement : plutôt, tout se passe comme si le roman, Madame Bovary, contenait dans ses pages un roman dédié à Charles, trouvant ici sa conclusion. Claudine Gothot-Mersch a montré que le premier scénario de Madame Bovary voyait déjà l’histoire d’Emma circonscrite par celle de Charles, mais ce dernier prenait moins de place, naissant déjà âgé : « Charles Bovary officier de santé 33 ans quand commence le livre / veuf déjà d’une femme plus vieille que lui ». L’idée de « Commencer par son entrée au collège » est un ajout plus tardif en marge sur le folio, et la vie de Charles avant Emma doit apparaître dans ce premier scénario par le biais d’une analepse, sans s’intégrer au présent du récit131. Le travail de la rédaction a donc fourni de la durée

à l’existence de Charles, d’une manière qui semble plutôt indépendante de sa fonction d’exposition à l’histoire d’Emma : Flaubert se donne la possibilité d’insister davantage sur le moment de la fin pour Emma, en faisant précéder le roman de son héroïne par un « premier » roman qui se termine véritablement — Charles atteignant la fin, alors qu’Emma commence avec elle. Le statut de personnage secondaire de Charles (sur l’ensemble de l’œuvre) permet ainsi à Flaubert d’expérimenter l’après depuis l’intérieur même du roman, sans avoir besoin de sortir du genre, comme il le fera dans Un cœur simple.

Selon Tiphaine Samoyault, les personnages secondaires, « les êtres de passage, les personnages perdus, sont les héros d’autres histoires, existantes ou possibles, encore à lire, encore à écrire et qu’on le sache ou non.132 » La définition peut évoquer le Robinson de Valéry, rejeté « aux marges de

l’existence romanesque133 », tel que le décrit Isabelle Daunais. Charles se présente comme le héros

d’une histoire bien à lui, mais qui ne se situe pas simplement dans les marges de la fiction, aux frontières de son monde : cette histoire est écrite, elle est seulement terminée trop tôt pour permettre à Charles de dépasser son statut de « secondaire » au sein de Madame Bovary. Il se situe donc aux marges du roman dans ce double sens — son histoire n’occupant pas la place centrale et sa conscience de la fin étant trop grande pour permettre l’écart constitutif du roman. Dans toute l’œuvre de Flaubert, c’est peut- être Charles qui incarne de la façon la plus forte, la plus radicale, le personnage de l’après : cet être qui cède la place à Emma pour vivre dans l’ombre, à la limite de l’existence, jusqu’à la mort de l’héroïne, reste malgré tout un des seuls à rencontrer effectivement son dénouement dans la fiction, à être pleinement présent à lui. Ajoutons, enfin, que si Charles revient au centre du roman à la toute fin, s’il se met à ressembler en tout point à Emma, c’est bien parce qu’il a cessé de coïncider avec ce dénouement, son épouse n’étant plus à ses côtés : « il en conçut un désir permanent, furieux, qui enflammait son désespoir et qui n’avait pas de limites, parce qu’il était maintenant irréalisable. » (MB, p. 604)

D’autres romanciers contemporains de Flaubert ont utilisé le personnage secondaire pour signifier l’après-roman de celui qui survit à son terme en connaissance de cause. Nous nous en tiendrons ici à deux exemples. Germinie Lacerteux, des frères Goncourt, s’ouvre sur le cri du personnage éponyme, une bonne qui veille au rétablissement de sa maîtresse, Mlle de Varandeuil : « Sauvée ! vous voilà donc sauvée, mademoiselle !134 ». La réplique de la vieille femme dit bien le régime de survivance dans lequel

132 Tiphaine Samoyault, « Les trois lingères de Kafka. L’espace du personnage secondaire », Études françaises, vol. XLI, n° 1, 2005, p. 43.

133 Isabelle Daunais, Frontière du roman, p. 186.

elle est entrée : « Allons ! il faut donc vivre encore ! » Les antécédents de Mlle de Varandeuil, donnés au deuxième chapitre, montrent que les années se sont déjà écoulées avant même que ne commence le roman : comme Flaubert dans la décennie 1870, son existence a dépassé celle de tous ceux qu’elle a connus. « La solitude se faisait autour d’elle, et elle restait étonnée et triste que la mort l’oubliât, elle qui y aurait si peu résisté, elle déjà tout inclinée vers la tombe135. » Après la dernière disparition, Mlle

de Varandeuil est frappée de la maladie qui devrait enfin l’emporter, mais va plutôt finir par la laisser invalide, prisonnière de sa routine.

De ce jour, cédant aux infirmités qu’elle n’avait plus de raison pour secouer, elle s’était mise à vivre de la vie étroite et renfermée des vieillards qui usent à la même place le tapis de leur chambre, ne sortant plus, ne lisant plus guère à cause de la fatigue de ses yeux, et restant le plus souvent enfoncée dans son fauteuil à revoir et à revivre le passé. Elle gardait des journées la même position, les yeux ouverts et rêvant, […] perdue dans une somnolence solennelle136.

La narration interrompt cette histoire, qui ne peut que s’abolir dans sa propre monotonie, pour céder la place au monologue intérieur de Germinie. Il semble que seule la bonne, encore vive, puisse devenir la protagoniste du roman. Le procédé — cette disparition prompte du personnage secondaire — est également présent dans Dominique de Fromentin, que nous avons mentionné au chapitre précédent. Le récit du héros est provoqué par la tentative de suicide d’un ami d’enfance, dont la destinée sera brièvement évoquée dans le deuxième chapitre avant de s’évanouir. Cet Olivier était déjà « venu s’ensevelir, au fond de ses marais d’Orsel, dans la plus inconcevable solitude.137 » Comme Mlle de

Varandeuil, et comme Bouvard et Pécuchet, il est trop vieux pour songer à faire une fin : à l’épouse de Dominique, qui cherche à l’en convaincre, « [s]a réponse ordinaire était qu’il avait passé l’âge où l’on se marie138 ». Le suicide raté — cette « demi-mort139 » de la défiguration — achève l’enterrement vivant.

Dans sa lettre d’adieux, Olivier insiste : « C’est bien véritablement un mort qui t’écrit. […] j’ai tué

135 Ibid., p. 82. 136 Ibid., p. 83.

137 Eugène Fromentin, Dominique, p. 86. 138 Ibid., p. 87.

Olivier. Le peu qui reste de lui attendra son heure.140 » En effet, le personnage devra attendre : s’il

continue de vivre pendant la durée de la narration de Dominique, il ne réapparaîtra plus de l’œuvre, laissant le devant de la scène à ceux qui vivent encore tant bien que mal. En somme, nous avons là deux personnages qui échappent de peu à la mort et entrent, encore plus littéralement que Charles, dans une existence posthume. Mais comme au mari d’Emma, la fiction reste en grande partie inaccessible à ces deux personnages qui reconnaissent que le moment de leur fin est venu : ils dessinent ainsi par leur présence périphérique un espace pour le roman, qui appartiendra à d’autres. Le véritable personnage de l’après est hors d’action, hors d’usage, faisant partie du roman sans pouvoir réellement y participer141.

C’est au cours des années 1870 que Flaubert ira jusqu’au bout de l’exploration ; le prix à payer sera un abandon du genre romanesque. Le premier des Trois contes (le deuxième rédigé) situe les années excédentaires de Charles Bovary au cœur même de l’œuvre, en fait sa matière, alors que le roman publié vingt ans plus tôt a dû, pour remplir la durée, se tourner vers un autre personnage croyant encore devoir atteindre sa fin. Un cœur simple s’amorce en effet sur une manière d’épilogue, présentant un personnage tout à fait retiré du temps, qui semble imposer sa condition à la narration. Il suffit de rappeler sa première phrase — « Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l’Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité » (UCS, p. 591) — pour prendre la mesure de la stase installée en début de récit par ces quelques pages de synthèse, qui s’achèvent sur la description de la servante :

En toute saison elle portait un mouchoir d’indienne fixé dans le dos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les infirmières d’hôpital.

Son visage était maigre et sa voix aiguë. À vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante. Dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; — et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique. (UCS, p. 592)

140 Ibid., p. 89-90.

141 Nous nous appuyons encore ici sur la réflexion de Tiphaine Samoyault, qui souligne dans « Les trois lingères de Kafka » le paradoxe de l’« inclusion » dans fiction du personnage secondaire, qui serait également une forme d’« éviction ».

La servante n’est pas soumise au travail du temps : non seulement son apparence ne coïncide pas avec son âge réel, mais elle n’a véritablement plus d’âge, se trouvant comme libérée du mouvement des aiguilles, qui tournent sans l’entraîner. « Étrange portrait, étonnant emplacement », comme le note Juliette Frølich : « à l’ouverture de son conte, ‘Félicité’ est déjà un personnage fini, au destin comme déjà accompli. Elle n’a plus aucun âge, elle est sculpture achevée, complète, dans sa forme, sa physionomie, son costume et sa morale, et ceci, depuis un temps immémorial.142 » En effet, il semble

qu’aucun changement, aucune variation ne pourra affecter la servante. Dans ce « demi-siècle », toute une vie est embrassée et rendue présente au lecteur : le début et la fin, donnés d’un coup, se trouvent comme télescopés l’un dans l’autre. S’impose au lecteur le sentiment que la durée, brusquement