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IV L A VIEILLESSE DE B OUVARD ET P ECUCHET

La dernière œuvre de Flaubert, laissée inachevée, s’insère encore dans l’horizon d’attente du

Bildungsroman par la référence au modèle de L’Éducation sentimentale. L’ouverture de Bouvard et Pécuchet

peut en effet se lire comme une parodie de la scène sur le pont de la Ville-de-Montereau, où Frédéric pose la première fois les yeux sur Mme Arnoux. La rencontre du boulevard Bourdon a tout de la scène de reconnaissance : les deux hommes ont écrit leur nom dans leur chapeau, car tous deux sont employés, mais l’accord de leurs idées se révélera plus parfait encore. « Chacun en écoutant l’autre retrouvait des parties de lui-même oubliées. » (BP, p. 715) Les protagonistes, l’un célibataire, l’autre veuf, éprouvent cette nouvelle connaissance comme une rencontre amoureuse. Pécuchet, entraîné par Bouvard, s’exclamera ainsi : « Vous m’ensorcelez, ma parole d’honneur ! » (BP, p. 717) Le narrateur encourage aussi le lecteur à situer l’incipit dans les terrains connus du romanesque, malgré les apparences : « leur rencontre avait eu l’importance d’une aventure. Ils s’étaient, tout de suite, accrochés par des fibres secrètes. D’ailleurs, comment expliquer les sympathies ? […] Ce qu’on appelle le coup de foudre est vrai pour toutes les passions. Avant la fin de semaine ils se tutoyèrent. » (BP, p. 719) Ce mariage d’esprit convoque le souvenir du dénouement comique chez le lecteur110 ; de surcroît, comme

dans tout Bildungsroman, il ne vient pas seul et entraîne avec lui une redécouverte de la vocation

110 Notons que le mariage sera « complété » par l’avènement des deux enfants que Bouvard et Pécuchet tentent d’élever à la fin du roman. Claudine Gothot-Mersch a montré que les personnages sont conçus comme couple déjà dans les scénarios et brouillons du roman. Voir « Bouvard et Pécuchet : sur la genèse des personnages », dans Raymonde Debray-Genette (dir.), Flaubert à l’œuvre, Paris, Flammarion, coll. « Textes et manuscrits », 1980, p. 146-155.

également parodique pour les deux hommes, qui, pris d’une soudaine curiosité intellectuelle, se détourneront de leur emploi de clercs pour se consacrer au savoir111.

Tout en imposant au lecteur leur puissance conclusive, les éléments de dénouement contenus dans les premières pages témoignent d’un décalage plus profond de Bouvard et Pécuchet par rapport à un roman possible. Si nous avons pu qualifier ces éléments de parodiques, c’est qu’ils arrivent évidemment trop tard dans l’existence des deux copistes112. La révélation en est donnée d’entrée de jeu, s’intégrant

à la scène de reconnaissance du premier chapitre. Bouvard et Pécuchet ont tous les deux quarante-sept ans, « coïncidence » qui leur fait plaisir (BP, p. 718). Or cet âge les met hors-jeu. Comme l’a bien noté Yvan Leclerc, « Bouvard et Pécuchet, plus vieux d’une génération, se rencontrent à l’âge où Frédéric et Deslauriers se retrouvent vingt ans après (l’amplitude, également, de Bouvard) pour évoquer des souvenirs de collège113 ». Bouvard et Pécuchet sont trop vieux pour espérer « faire une fin » : ils ont

passé l’âge de se marier (nous y reviendrons), mais aussi d’adopter un métier, d’entamer un apprentissage. Le roman le suggère : cet apprentissage doit prendre place après la retraite des employés de bureau. Malgré l’héritage de Bouvard, qui leur permettrait de partir pour Chavignolles immédiatement, les deux compagnons attendent que Pécuchet touche à sa pension avant de commencer leurs projets (voir BP, p. 722-724). Ils se privent ainsi des dernières années de vie active que leur réservait la fiction, vie active qui apparaît alors tout entière comme un simple prologue. La vocation arrive pour ainsi dire au moment où s’achève la longue carrière que doit amorcer le

Bildungsroman par son dénouement. Si la rencontre des deux hommes permet une apparence de début,

le temps de leur roman possible est terminé depuis longtemps. Bouvard et Pécuchet évoluent depuis des années dans le temps mort de la « monotonie du bureau ». « Continuellement le grattoir et la

111 Judith Schlanger fait du savant l’une des deux principales figures « vouées » (avec l’artiste) dans l’imaginaire du XIXe siècle : ce serait une vocation au sens fort. Voir le chapitre « La vocation de savoir », dans La Vocation.

112 La lecture de Bouvard et Pécuchet comme reprise parodique de thèmes flaubertiens est évoquée par Yvan Leclerc, dans La

Spirale et le monument, p. 24-25.

sandaraque, le même encrier, les mêmes plumes et les mêmes compagnons ! » (BP, p. 721) Le terminus était déjà atteint : « Quelle situation abominable ! Et nul moyen d’en sortir ! Pas même d’espérance ! » (BP, p. 722) Le coup de théâtre de l’héritage ne fera qu’échanger une monotonie pour une autre, arrivant — comme c’était déjà le cas dans L’Éducation sentimentale — trop tard. Ainsi l’existence fictionnelle de Bouvard et Pécuchet n’est pas seulement entamée avec la fin d’un roman d’apprentissage, comme l’était d’une certaine manière celle de Frédéric : en se déroulant dans les vieux jours des personnages, elle se situe bien au-delà du moment convenu de cette fin. Le dernier roman de Flaubert semble ainsi commencer après l’ellipse de L’Éducation sentimentale — une fois que Frédéric, ayant voyagé, fréquenté le monde, eu d’autres amours, est établi à Nogent, près de la retraite, après une carrière sans événement dont le narrateur ne trouve rien à nous dire.

En cela, la sortie de Paris qui clôt le premier chapitre, sur le modèle de celle de Frédéric dans l’incipit de L’Éducation sentimentale, renverse de façon plus problématique encore la montée balzacienne vers la capitale. Le déplacement est fortement souligné comme événement, doté d’une date précise comme on en trouve peu dans l’œuvre flaubertienne. « [Pécuchet] s’installa auprès du conducteur, sur la banquette, et, couvert de sa plus vieille redingote, avec un cache-nez, des mitaines et sa chancelière de bureau, le dimanche 20 mars, au petit jour, il sortit de la capitale. » (BP, p. 727) Or le passage qui précède le voyage est marqué d’une tonalité véritablement conclusive, alors que les deux hommes se remémorent toute une vie dans la capitale. « Enfin ! » (BP, p. 726), s’exclame Bouvard, prêt au départ ; Pécuchet, quant à lui, s’émeut à penser qu’« [i]l ne reviendrait plus là » (BP, p. 727). Au contraire, Frédéric, héros de la jeunesse, n’a rien vécu lorsqu’il embarque sur la Ville-de-Montereau : s’il quitte Paris au début de L’Éducation sentimentale, il est dans l’incipit un être sans souvenirs ni passé. Pour cette raison, surtout, le grand départ de Bouvard et Pécuchet s’apparente bien plus au trajet final de Frédéric, qui, sans avoir rien accompli, a au moins une certaine durée, quelques années d’histoire, derrière lui. La sortie de la capitale, qui s’étend jusqu’à la fin du premier chapitre de Bouvard et Pécuchet, est une véritable

retraite — non seulement de l’emploi, mais du roman. Cela pourrait suffire à expliquer qu’elle se donne pour une conclusion. Si l’arrivée à Chavignolles est retardée par diverses complications pendant le voyage des deux hommes, ces péripéties prennent fin rapidement : l’arrivée à la maison de campagne signale qu’il n’y a plus rien à espérer (d’une autre manière qu’au début du chapitre, certes, où les deux copistes étaient sans espoir de sortir du malheur de leur position de copistes). « Nous y voilà donc ! quel bonheur ! il me semble que c’est un rêve ! » (BP, p. 729) Plus rien ne peut s’ajouter à ce bonheur, et le rêve est atteint : les possibilités pour l’histoire semblent s’épuiser d’emblée, notamment parce que les deux hommes ont dépensé tout leur patrimoine pour l’achat du domaine (voir BP, p. 726). Après l’entrée dans les lieux, les allusions clausurales se multiplient. « La nuit était complètement noire, et tout se tenait immobile dans un grand silence, une grande douceur. » (BP, p. 729) Les deux compagnons, pleinement satisfaits, s’endorment, et avec ce sommeil profond se termine le premier chapitre du roman, sur le modèle des deux œuvres étudiées plus haut (Bouvard et Pécuchet n’étant pas divisé en parties114).

Mais que signifie, en littérature, la vieillesse de Bouvard et Pécuchet, leur retard sur les dix-huit ans de Frédéric ? Franco Moretti a remarqué que le roman européen du XIXe siècle prend le jeune pour

héros : la jeunesse fournit une définition nécessaire et suffisante des personnages qui adviennent alors dans le genre. C’est bien la jeunesse, explique-t-il, qui pose problème dans une société instable, où la

114 Mais Claudine Gothot-Mersch a montré que, dans les premiers scénarios, le premier chapitre était considéré comme une première partie, elle-même probablement divisée en chapitres : la version finale raccourcit donc le trajet jusqu’à la césure (voir « Le roman interminable : un aspect de la structure de Bouvard et Pécuchet », dans Flaubert et le comble de l’art.

Nouvelles recherches sur Bouvard et Pécuchet, Paris, CDU-SEDES, 1981, p. 10). Comme nous pouvons nous y attendre, le

chapitre suivant témoigne par sa temporalité de la fin qui a eu lieu au premier chapitre : Bouvard et Pécuchet font le tour de leur domaine, et le procédé habituel de la description immobilise l’action, avant de lui prêter son imparfait — « ils labouraient, sarclaient, émondaient, s’imposaient des tâches » (BP, p. 732). Dans ce cadre provincial, associé au retour des saisons et des activités de la culture, la répétition s’impose déjà, s’étendant à tous les aspects de l’existence, par exemple avec la plaisanterie de Bouvard sur la dame en plâtre, reprise « vingt fois par jour » (BP, p. 731-732). Du même coup, comme chez Emma après le mariage rêvé et Frédéric après l’héritage, l’imagination tourne à vide dans la reprise : la première entreprise des deux compagnons, le compost, offre l’image de cette intrigue qui ne pourra que se « recycler » elle-même sans fin. « Pécuchet fit creuser devant la cuisine un large trou, et le disposa en trois compartiments, où il fabriquerait des composts qui feraient pousser un tas de choses dont les détritus amèneraient d’autres récoltes procurant d’autres engrais, tout cela indéfiniment » (BP, p. 732). Nous soulignons l’adverbe récurrent chez Flaubert, comme « continuellement » et « perpétuellement », dans de telles instances d’imagination après la fin.

continuité des générations se trouve perturbée : l’apprentissage n’est plus un parcours tracé d’avance, mais nécessairement à chaque fois une nouvelle exploration de l’espace social, venant interroger les rapports de l’individu à son monde. La jeunesse posséderait ainsi une importance symbolique pour la modernité ; elle serait le signe matériel d’une époque qui perçoit l’expérience comme « poids mort » et cherche son sens dans le futur plus que dans le passé. Seul le jeune a le temps, pour le dire comme Christophe Pradeau. La maturité, qui voit sa réserve de futur diminuer, ne peut représenter le siècle. Les premières années d’une vie s’instituent comme le temps du roman, un temps d’incertitude, d’hésitation, d’éventuel désordre, que le roman cherchera à fixer par sa résolution115. Si le roman est au

XIXe siècle, comme l’a formulé Sartre à propos de Novembre, un « début dans la vie », Bouvard et

Pécuchet sont en retard sur l’âge romanesque. Les habitants de Chavignolles feront souvent l’observation de la vieillesse des deux hommes, que ce soit pour expliquer leurs échecs ou s’étonner de leurs entreprises. En ce sens, l’âge est bel et bien posé comme problème par les nombreux témoins des aventures qui nous sont relatées. Lorsque Bouvard et Pécuchet, prétendant s’enseigner l’anatomie, se montrent incapables de recomposer les morceaux d’un mannequin, le docteur Vaucorbeil leur lance : « je m’y attendais. » Le narrateur prend alors le relais pour affirmer, dans une instance de discours indirect qui suggère cependant l’objectivité du rappel à l’ordre : « On ne pouvait à leur âge entreprendre ces études ; et le sourire accompagnant ces paroles les blessa profondément. » (BP, p. 766) Un peu plus tard, lorsque Bouvard et Pécuchet se préoccupent des lois de l’accouplement animal, le discours ambiant vient encore une fois souligner le retard de ces apprentis savants : « On trouvait même ces questions un peu drôles pour des messieurs de leur âge. » (BP, p. 781) Mais la confrontation la plus explicite avec leur vieillesse advient au huitième chapitre, lorsque les deux compagnons se mettent à la

115 Voir Franco Moretti, The Way of the World, p. 3-5. Le jeune correspondrait ainsi à l’individu problématique qui caractérise le roman selon Georg Lukács. Rappelons aussi l’intuition de ce dernier sur la jeunesse du héros romanesque, opposée à la « virilité mûrie » du romancier (La Théorie du roman, p. 81).

gymnastique. Fidèles à leurs habitudes, ils commencent par parcourir un manuel où sont représentés divers exercices.

Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversés, debout, pliant les jambes, écartant les bras, montrant le poing, soulevant des fardeaux, chevauchant des poutres, grimpant à des échelles, cabriolant sur des trapèzes, un tel déploiement de force et d’agilité excita leur envie. (BP, p. 879 ; nous soulignons)

Incapables de tirer les leçons de ces images, où ne figure aucun homme de leur âge, Bouvard et Pécuchet vont rapidement s’éreinter à l’effort. « Décidément la gymnastique ne convenait pas à des

hommes de leur âge ; ils l’abandonnèrent, n’osant plus se mouvoir par crainte des accidents » (BP, p. 882 ;

nous soulignons).

Dans cette dernière citation, le style indirect libre fait hésiter le lecteur, qui ne peut affirmer avec certitude que Bouvard et Pécuchet ressentent réellement les limites imposées à leur corps par la vieillesse. Les Chavignollais voient bien les deux hommes pour ce qu’ils sont, mais ceux-ci n’auront conscience de leur âge qu’à de très rares moments, sans jamais tout à fait prendre la mesure des conséquences pour les possibilités d’aventure à leur disposition116. La rencontre de l’incipit est pour

eux l’occasion d’un rajeunissement : « bien qu’ils eussent passé l’âge des émotions naïves, ils éprouvaient un plaisir nouveau […] à leur début. » (BP, p. 715) L’impression d’une ouverture de l’avenir sera conservée par eux jusqu’au bout du roman. Dans le septième chapitre, qui pourtant s’ouvre sur l’expression la plus forte de leur désillusionnement aux lendemains du coup d’État de 1851, Bouvard et Pécuchet retrouvent assez de verdeur pour penser encore vivre une idylle amoureuse et « faire une fin » à la manière d’Emma. Ils se montrent d’abord assez conscients de l’impossibilité de tout espoir : Pécuchet, toujours vierge à cinquante-deux ans après s’être gardé pour une épouse qu’il n’a jamais trouvée, se rend bien compte qu’on ne peut « réparer le temps perdu », comme le lui propose Bouvard (BP, p. 767). Le veuf, à son tour, envisage prendre une deuxième femme, pour conclure : « Il était trop

vieux pour y songer. » (BP, p. 873). Mais il va rapidement se raviser : « Bouvard se considéra dans la glace. Ses pommettes gardaient leurs couleurs, ses cheveux frisaient comme autrefois, pas une dent n’avait bougé, et, à l’idée qu’il pouvait plaire, il eut un retour de jeunesse. » (ibid.) Séduit au même moment par la bonne Mélie, Pécuchet sera « surpris lui-même de ses émotions, comme dans l’adolescence. » (BP, p. 874) Comme on l’a souvent remarqué, les deux hommes ne semblent pas vieillir : la chronologie discontinue, parfois brusquement accélérée du roman traduit le fait que le temps ne les marque pas117.

En somme, la réalité du temps mort n’est jamais tout à fait reconnue par les deux copistes, et « leur vitalité de vieux enfants […] toujours ressurgit118 ». En même temps que s’extériorise la vie

posthume du personnage (par les années qui séparent les deux copistes de l’âge plus « romanesque » d’Emma et de Frédéric, par leur vieillesse bien mesurable), le roman se libère des modèles intertextuels qui permettraient aux personnages d’évaluer leur situation dans l’après. Il y a là un double mouvement de l’œuvre, de Madame Bovary à Bouvard et Pécuchet, révélant la solution que Flaubert a trouvée — ou plutôt atteinte petit à petit — au problème de la vie posthume. D’abord, le retour incessant des mêmes topiques, le passage en revue du même répertoire d’un roman à l’autre, ne doit pas masquer l’évolution de leur statut. Dans le roman de 1857, le mariage est un événement vécu par l’héroïne dans le monde de la fiction. Avec L’Éducation sentimentale, Flaubert s’éloigne déjà de ce modèle et entame le processus de « parodisation » du dénouement qui trouvera son aboutissement dans Bouvard et Pécuchet — le dénouement n’ayant pas lieu, mais apparaissant dans la fiction comme une version dégradée de lui- même. Frédéric n’épouse pas une femme mariée, comme Bouvard et Pécuchet ne peuvent pas

117 L’impression est en grande partie redevable aux marqueurs chronologiques lacunaires du roman, dont les chapitres peuvent contenir de très longues durées (ce dont le meilleur exemple est le chapitre consacré à l’agriculture, qui suggère le passage de plusieurs printemps dans le sommaire des échecs de Bouvard et Pécuchet). Voir, au sujet de la chronologie, l’étude de René Descharmes, Autour de Bouvard et Pécuchet, Paris, Librairie de France, 1921, p. 57-88.

118 Claude Mouchard, « Puissance de la bêtise », dans Anne Herschberg-Pierrot (dir.), Flaubert, l’empire de la bêtise, Nantes, Cécile Defaut, 2012, p. 169. Par un oxymore similaire, Normand Lalonde fait de Bouvard et Pécuchet « des vieillards éternellement juvéniles » (« La collection curieuse de Bouvard et Pécuchet », Romanic Review, vol. LXXXIII, n° 4, 1992, p. 452).

réellement unir leurs destinées. L’horizon d’attente demeure, mais les topiques s’intègrent au texte par le biais d’allusions seulement : « la surface du récit s’en trouve subtilement froissée par le soupçon d’une intention parodique119 », comme l’écrit Christophe Pradeau au sujet de la fin de la Recherche. Ces

allusions, ces références intertextuelles, sont repérables par le lecteur. En ce sens, le dénouement est un événement pour celui-ci, sinon pour le personnage. Ensuite, observons qu’entre Madame Bovary et

Bouvard et Pécuchet, la conscience des personnages d’être déjà arrivés à la fin s’est réduite. Cette remarque

découle de la précédente : si Emma et Frédéric sont tous les deux lecteurs, s’ils partagent avec le lecteur réel un horizon d’attente, il est plus facile pour Frédéric de mal « lire » sa vie et de se croire au début de son roman, car la fin ne recoupe pas un moment précis de la diégèse. L’Éducation sentimentale installe d’emblée le lecteur dans le hors-temps d’après la fin, mais le roman ne ménage pas pour Frédéric un dénouement identifiable. Frédéric apparaît seulement en retard sur son roman, sur l’intrigue qui devrait être la sienne selon son âge : il a pour ainsi dire raté son moment, comme Bouvard et Pécuchet le feront, de façon plus concrète encore, à quarante-sept ans120. Dans les trois cas, le procédé est

cependant le même : nous assistons à la superposition de deux « romans » — celui que les personnages pensent ou veulent vivre et celui que nous savons être le leur. Les œuvres de Flaubert posent simultanément, dans la conscience du personnage et dans les structures romanesques, une fin à venir et

une fin passée. Même si le lecteur sait déjà que l’attente est impossible, que « l’élation vers l’éventuel »,

comme le formule Gracq, est empêchée, c’est dans l’écart entre la fin dite par le roman et la fin espérée par le personnage que peut se déployer l’aventure d’Emma, de Frédéric, de Bouvard et Pécuchet. Cet écart doit rester jusqu’au bout, au sein d’une seule durée, celle de l’œuvre que nous lisons, si le roman doit se maintenir. Ainsi la solution de Flaubert permet le genre romanesque dans un double sens — à

119 Christophe Pradeau, « Faire une fin ».

120 Il serait aussi possible d’avancer l’hypothèse que les capacités de lecture des personnages flaubertiens, leur connaissance des modèles romanesques, vont en décroissant à partir d’Emma. Si Bouvard et Pécuchet dévorent les livres, ils en maîtrisent moins les codes qu’Emma au moment de commencer leur histoire.

la fois déroulement d’une intrigue dans le temps, mais aussi discordance entre l’individu et le monde représenté par le roman, le personnage devant rejoindre sa fin par la pensée121.