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IV F ICTIONS DU POSTHUME

Le roman, écrit Christophe Pradeau, a le temps : il est composé de temps et il se déploie dans le temps137. Genre dilatoire, fort de sa liberté relative par rapport aux contraintes

temporelles qui sont celles de la nouvelle et du théâtre, il peut d’abord sembler le genre le plus apte à traduire l’étirement indéfini de la survivance. Pour Albert Thibaudet, le roman « étend et disperse » : il n’est pas tenu de « concentre[r]138 ». Or une contradiction s’esquisse entre

l’affirmation initiale du trépas et l’impératif de déroulement de l’art narratif. L’existence posthume, déjà située dans l’après, vient bloquer le travail du temps propre au roman, cette distinction constante qu’il opère entre des « avant » et des « après ». Comme nous l’avons vu, le posthume abolit le temps, qui se met à tourner à vide à la manière du « rouage monté » de la correspondance de Flaubert. Donné d’emblée, le désenchantement ne peut produire qu’une intrigue mort-née.

L’expérience de la vie posthume soulève déjà la question de sa représentation avant Flaubert, confrontant les écrivains de la première moitié du XIXe siècle à l’épreuve de la durée

romanesque. Dans les pages qui suivent, nous exposerons la contradiction telle qu’elle se formule à l’intérieur même des œuvres, pour défendre l’idée que la résolution s’est cherchée,

137 Christophe Pradeau, « Le roman a le temps », Poétique, n° 132, novembre 2002, p. 387-400.

138 « En réalité, il y a deux grandes divisions de l’art littéraire : l’art à qui le temps est mesuré et l’art qui dispose librement du temps. Le discours, la conférence, le théâtre, la nouvelle sont des genres très différents, mais ils présentent ce caractère commun d’être contraints à utiliser un minimum de temps pour un maximum d’effet. De là la nécessité et les lois de la composition. Le lyrisme, l’épopée, le roman, disposent au contraire du temps à la façon de la nature elle-même. » Voir « La composition dans le roman » [1er novembre 1922], dans Réflexions sur la

littérature, édition d’Antoine Compagnon et Christophe Pradeau, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2007, p. 716-

chez Flaubert comme chez ses prédécesseurs, au niveau des structures du récit. Cette lecture permettra de reconsidérer les possibilités narratives ouvertes pour le genre au milieu du siècle, au moment où est entamée la rédaction de Madame Bovary : en effet, la contradiction que nous avons identifiée trouve jusqu’à Flaubert différentes résolutions, dont le romancier hérite pour ainsi dire en même temps que des postures temporelles romantiques.

Entre la vie et la mort

Si le posthume se manifeste avec le plus de force après les journées de Juillet, c’est par un roman de 1830 qu’il convient d’entrer dans la réflexion. Les premières pages de La Peau de

chagrin font frôler la mort à Raphaël de Valentin, que le lecteur rencontre au bord du suicide.

Venu perdre dans un tripot ce qu’il lui reste d’argent, le jeune homme est contemplé par les autres joueurs installés autour de la table : la mort s’inscrit déjà à même son visage. « La morne impassibilité du suicide donnait à ce front une pâleur mate et maladive139 ». Le personnage

semble déjà avoir atteint la fin de sa vie. « Chacun des spectateurs voulut voir un drame et la dernière scène d’une noble vie dans le sort de cette pièce d’or140 ». Le mode de la narration,

qui observe Raphaël de l’extérieur comme les autres témoins de la « scène », permet de désigner le jeune homme par la destinée qu’il va rejoindre de façon imminente — « cet homme presque mort », « cette espèce de fantôme », dont les yeux sont pourtant encore animés par une « singulière jeunesse141 » alors qu’il se dirige vers le pont Royal pour se jeter dans la Seine. Ainsi,

le roman pose la mort comme situation initiale. Par ce terminus atteint trois mois seulement après l’insurrection de 1830, Balzac a tout l’air de vouloir signifier la destinée de la génération

139 Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, p. 66. 140 Ibid., p. 68.

du personnage au moment même où celui-ci entre en scène : en tant qu’enfant du siècle, Raphaël n’a rien à vivre, son futur est vide. Le roman annonce, à la manière du croupier dans ses premières pages : « Le jeu est fait !142 » Mais si le romancier voue d’emblée son héros à la

mort, il refuse d’en suivre les conséquences jusqu’au bout, se heurtant à la nécessité de déployer une intrigue au-delà de cet inévitable suicide. Raphaël ne peut pas disparaître, même si l’histoire l’a condamné d’avance. Déjà, le jeune homme penché sur le parapet du pont Royal se décide à mourir la nuit, rebuté par l’image d’un noyé en plein jour. Nous sommes contraints, avec lui, d’attendre la noirceur, et de « tuer le temps143 ». Il faut à Balzac, à son personnage, un artifice

pour durer, qu’ils trouveront dans le magasin d’antiquités où entre Raphaël immédiatement après avoir reporté son suicide. On peut en effet voir l’achat de la peau de chagrin comme un échange symbolique qui permet au roman, comme au personnage, une forme de survivance. C’est bien lorsque « [l]a nuit, l’heure de mourir était subitement venue144 » qu’apparaît le

marchand, avec sa peau, tous deux éblouissant Raphaël de lumière dans les ténèbres où il est plongé. L’objet magique ne sert donc pas, ou pas seulement, à exaucer les désirs qui font souffrir le jeune homme, pour le détourner du suicide et le ramener à la vie. Il représente plutôt le moyen narratif, l’astuce, pour mettre en scène un suicide dans la durée — ce que reconnaît le marchand lorsqu’il lance à son client : « Après tout, vous vouliez mourir ? hé ! bien, votre suicide n’est que retardé.145 » Dans cet objet, troqué contre le suicide, la mort est tout entière

déjà présente, puisque les contours de la peau, en se contractant peu à peu, manifestent le temps qui reste à Raphaël, indiquant la fin de façon tangible. L’inscription sur l’objet le dit :

142 Ibid., p. 67.

143 Ibid., p. 72.

144 Ibid., p. 88 (pour le marchand) ; p. 95 (pour la peau). 145 Ibid., p. 103.

« règle tes souhaits sur ta vie. Elle est là.146 » En même temps, la peau n’accomplit pas d’un coup

la fin et celle-ci peut être délayée, étirée aux dimensions de l’œuvre romanesque.

La Peau de chagrin met en scène de façon exemplaire le problème posé par la survivance,

la mort au sein de la vie : il faut ruser avec la mort afin d’inscrire dans le temps un état atteint d’entrée de jeu. C’est peut-être pourquoi la figure de l’enterré-vivant connaît, comme l’a noté Peter Brooks, toute une carrière littéraire dans la première moitié du XIXe siècle147, dont

témoigne notamment l’âme « fêlée » de Baudelaire : Il arrive souvent que sa voix affaiblie

Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie

Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts, Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts.148

Si la figure est, pour l’imaginaire romantique, une hantise et une fascination — rappelons-nous le premier narrateur de Novembre qui craint d’être enterré vif, à la toute fin du texte (OJ, p. 831) —, ce pourrait être qu’elle incarne l’épreuve nouvelle du personnage de roman, devant être en même temps mort et vivant, posséder un avenir (dans le roman) et en être dépourvu (dans sa vie). La « fêlure » baudelairienne dit bien la scission entre deux temporalités incompatibles : il faut à la fois être dans le temps, avoir du temps devant soi, et être au-delà de celui-ci. Plus exactement, l’enterré-vivant permet d’aborder l’entre-deux du posthume par le biais d’une métaphore : le personnage est comme mort. La mort n’est pas réelle, mais son décor est planté : si le personnage reste bien vivant, de telle manière à accorder certains délais à la fiction, l’intérieur de la tombe fournit une situation qui ne pourrait être que celle d’un mort.

146 Ibid., p. 98 ; nous soulignons. Le marchand ajoute, avec une formule que l’on retrouve souvent chez Flaubert : « le cercle de vos jours » est « figuré par cette Peau » (ibid., p. 103).

147 Peter Brooks, Reading for the Plot : Design and Intention in Narrative, Cambridge, M.A., Harvard University Press, 1992, p. 221. Pour lui, la figure de l’enterré-vivant (notamment dans Le Colonel Chabert) traduit la peur d’une parole enterrée (« buried utterance »), mourant sans rencontrer son public. Il s’intéresse moins aux enjeux temporels et historiques de la nouvelle de Balzac qu’à l’acte d’échange, à la « transaction », impliqués par la narration. 148 Charles Baudelaire, « La Cloche fêlée », dans Les Fleurs du mal, p. 103. Pensons aussi au personnage de la « trépassée », s’entretenant avec les vers de terre, dans La Comédie de la mort de Gautier.

Le personnage est mort par contiguïté. « Lui qui a touché la chair morte, qui a vécu avec elle, est ainsi devenu lui-même cadavre149 », écrit François Kerlouégan au sujet du Colonel Chabert.

Dans cette œuvre, Balzac déploie effectivement la métaphore, la sortant de la fosse pour la déplacer dans le monde : si le héros éponyme se retrouve littéralement enseveli sous une masse de cadavres lors de la bataille d’Eylau, il finit oublié de tous, de l’époque, du régime (l’oubli étant, aussi pour l’« âme fêlée » de Baudelaire, la mort au sein de la vie). L’ancien combattant raconte : « J’ai été enterré sous des morts, mais maintenant je suis enterré sous des vivants, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre !150 » Comme le suicide inaugural de Raphaël, la mort du colonel sur le champ de

bataille n’a pas lieu, mais les registres civils disent le vieil homme disparu, fournissent même une date à cette disparition : tout le monde, sa femme même, a fait son deuil. Au moment de se présenter en tant que « le colonel mort à Eylau151 » (par deux fois, d’abord aux clercs puis à

l’avoué Derville), le héros se montre tout à fait conscient de ce statut, devenant « the living bearer of his own obituary152 », comme l’écrit Peter Brooks. L’irruption du personnage dans le

cabinet de notaire, au début de la nouvelle, démontre au lecteur qu’il n’en est rien, que la mort n’est pas réelle. Or il faut en convaincre le monde, en faire la preuve, d’abord aux clercs de l’étude qui se demandent si l’on se moque d’eux, et même au narrateur qui refuse de prendre parti, faisant référence au « prétendu colonel Chabert153 ». S’étire ainsi une période d’entre-

deux, où le Colonel Chabert est à la fois mort (à la société présente qui refuse de le reconnaître) et vivant (se démenant sous nos yeux pour rétablir la vérité). Comme Raphaël de Valentin, le

149 François Kerlouégan, Ce fatal excès du désir, p. 50.

150 Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert, Paris, GF Flammarion, 2011, p. 70. 151 Ibid., p. 54-55 ; p. 62.

152 Peter Brooks, Reading for the Plot, p. 223. 153 Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert, p. 59.

personnage « a l’air d’un déterré154 », selon l’exclamation — plus perspicace qu’il ne pourrait le

croire — d’un des clercs. « Le visage pâle, livide, et en lame du couteau, s’il est permis d’emprunter cette expression vulgaire, semblait mort.155 » En insistant ainsi sur la

« physionomie cadavéreuse156 » du colonel Chabert, la narration finit par prêter foi à son statut

de mort — allant même jusqu’à le dénommer « le défunt157 », de sorte que les apparences

peuvent être prises pour la réalité. Si le colonel Chabert est effectivement déterré, il n’y a pas de raison de penser qu’il n’est pas mort, au présent. L’enjeu de l’intrigue, pour lui, est bien de réinstaurer la continuité entre son passé et son présent de « déterré », de revenir parmi les vivants, en somme, de reconquérir le temps pour réinstaller sa mort dans le futur : c’est le travail que doit opérer le récit d’outre-tombe. Mais il faut voir que le posthume, ici, a droit de durée par le fait même d’être objet de croyance : l’ancien combattant n’est pas mort, mais c’est

tout comme.

Flaubert ira plus loin encore dans Rage et impuissance, court texte de jeunesse terminé en 1836 que l’on classe habituellement parmi les « contes philosophiques158 », mais qui intéresse

notre propos en ce qu’il se déroule presque entièrement dans la tombe. Contrairement à Balzac, qui s’occupe surtout de développer la métaphore de l’enterré vivant au sein de la société, le jeune écrivain fait de la fosse l’espace de la fiction. Le conte commence avec un certain M. Ohmlyn qui, souffrant d’insomnie, décide de prendre des pilules d’opium qui vont provoquer chez lui un sommeil profond. Le médecin qui le trouve le lendemain matin, toujours inerte, tente de le remuer : « le corps céda au mouvement de la main et retomba dans

154 Ibid., p. 53.

155 Ibid., p. 60. 156 Ibid., p. 61. 157 Ibid., p. 63.

158 Voir la « Notice » de Guy Sagnes, qui en fait une méditation sur le doute (dans OJ, p. 1264-1266). Il conclut néanmoins en écrivant que l’auteur de Rage et impuissance est, « à certaines heures, un enfant du siècle. » (p. 1266)

sa position première, comme un cadavre. » (OJ, p. 178) La conclusion du décès s’impose devant les mains froides de l’homme, l’absence de respiration et de battements de cœur, mais la narration refuse toujours l’identification de M. Ohmlyn à un mort — préservant la distance de la comparaison de la dernière citation — lorsque le médecin soulève sa paupière. « Il ne vit que cet œil terne et à demi fermé qu’ont les morts dans leur sommeil. » (ibid.) Le diagnostic fatal est répété par tout un ensemble de médecins venus au chevet de l’homme. À partir de ce moment, où sont relatés les funérailles et l’enterrement, M. Ohmlyn est désigné comme « le mort » (ibid.), instaurant une incertitude rapidement résorbée lorsque la narration réintègre l’esprit du personnage, qui « dormait toujours d’un sommeil lourd et pesant » (OJ, p. 179). « Il rêvait d’amour dans une tombe ! Mais le rêve s’efface, et la tombe reste. » (ibid.). C’est alors que M. Ohmlyn ouvre les yeux, pour entamer sa lutte pour la vie contre l’écrin de bois, le drame de sa « rage » et de son « impuissance ». C’est également ici qu’est ouvert, pour la fiction, un intervalle où le personnage peut avoir « quitt[é] pour toujours » « [t]out ce qui se passe sur cette terre, la nature, les champs, le ciel, les montagnes » (ibid.), tout en perdurant dans la vie. Le paradoxe de ce temps est résumé dans la prise de conscience du personnage : « c’était fini, il fallait mourir ! » (OJ, p. 182) Le conte reste ainsi suspendu un certain temps entre la fin que représente l’enterrement et la mort physiologique de son personnage — « longtemps immobile » (OJ, p. 183), comme M. Ohmlyn lui-même lorsqu’il parvient enfin à briser son cercueil, pour comprendre que la terre déposée par-dessus va bientôt l’écraser.

La brièveté du Colonel Chabert et de Rage et impuissance suggère que l’on ne peut jouer très longtemps sur l’entre-deux. Les deux écrivains accumulent les pages en étirant une métaphore : le personnage mort-vivant ne peut être qu’un vivant comme mort, mais le récit dissimule la différence qui permet à toute métaphore de fonctionner (la métaphore

rapprochant deux termes qui ne peuvent être identiques159). Dans le conte de Flaubert, la

métaphore du mort-vivant subsiste avec une distance minimale entre la vie et la mort — alors que sa puissance en tant que métaphore était encore grande chez le colonel Chabert, évidemment vivant. Mais les deux textes doivent bien finir par réinstaller la distance entre les deux termes confondus figurativement. En somme, il faut trancher. Pour le dire comme le héros de Balzac, à qui le notaire Derville demande de « transiger », de faire des concessions : « Suis-je mort ou suis-je vivant ?160 » Cette distance entre les deux termes de la métaphore

correspond ici à une durée (celle qui mène de la vie à la mort), que la métaphore du mort- vivant ne peut accommoder si elle veut tenir. Il est nécessaire de la réinstaurer pour que le texte rencontre sa fin : l’un des deux termes doit l’emporter. La mort de M. Ohmlyn, devenue inévitable après l’enterrement (pour des raisons pratiques, mais aussi symboliques car il porte déjà la parure du défunt), s’accomplit dans les derniers moments du conte. Dans le cas du

Colonel Chabert, il en va autrement. Le récit du vieil homme échoue, en fin de compte, à rétablir

le temps : le personnage ne meurt pas, mais ne réintègre pas non plus le domaine des vivants. Devant le refus de sa femme à reconnaître son existence, il se décide à « rentrer sous terre161 »

en se retirant dans un hospice, assumant ainsi la métaphore dont il est resté prisonnier tout le long de son histoire162 — sorte de non-fin pour cette histoire qui doit alors être bouclée par

un autre narrateur, l’avoué Derville.

159 Peter Brooks a attiré l’attention sur l’effondrement de la métaphore (« collapsed metaphor »), où les deux termes sont identiques, dans le passage du Colonel Chabert où l’un des clercs dit que le héros « a l’air d’un déterré » (nous l’avons cité). Or le personnage n’a pas l’air d’un déterré : il l’est réellement. Nous dirons avec Peter Brooks que « [t]o induce difference, to reinstate transaction within this tautology becomes a central problematic of Chabert’s telling of his tale » (Reading for the Plot, p. 223).

160 Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert, p. 77. 161 Ibid., p. 117.

162 « Pas Chabert ! pas Chabert ! Je me nomme Hyacinthe, répondit le vieillard. Je ne suis plus un homme […] ». (ibid., p. 127)

Si Balzac et le jeune Flaubert doivent se maintenir sur la frontière de la vraisemblance pour dire l’existence posthume, la littérature fantastique de la première moitié du XIXe siècle

a pu la prendre en charge sans ambages. Mentionnons « La vérité sur le cas de M. Valdemar », nouvelle d’Edgar Allan Poe, qui fait bon usage du magnétisme pour maintenir l’entre-deux impossible un certain temps. Dans ce cas « extraordinaire163 », comme l’annonce le narrateur

dès la première ligne, l’hypnose — et, du même coup, la fiction — cherche à investir l’espace, presque nul, entre la vie et la mort. Le narrateur tente l’expérience de magnétiser ce M. Valdemar « in articulo mortis164 », afin de savoir « jusqu’à quel point ou pour combien de temps

les empiétements de la mort pouvaient être arrêtés par l’opération.165 » Ainsi la fiction

« littéralise » la métaphore du mort-vivant en s’insérant dans le seuil entre les deux — en situation l’action au moment du passage, dans ce battement où la vie devient la mort, fraction de seconde qui s’étendra par les voies du surnaturel. La narration joue, un certain temps, sur l’idée d’un M. Valdemar déjà cadavre pendant sa période d’agonie — son visage est « couleur de plomb », ses yeux « entièrement éteints », son pouls « à peine sensible », son amaigrissement si extrême que « les pommettes avaient crevé la peau », son poumon « ossifié » et « tout à fait impropre à toute fonction vitale166 ». Mais le narrateur ne nous trompe pas : la mort n’est

qu’apparence, comme chez Balzac où les vivants ont l’air de morts, car M. Valdemar est toujours en mesure de répondre aux questions de son hypnotiseur. La parole va signifier, jusqu’au bout, la vie qui persiste : « je dors maintenant » ; « je meurs.167 » Même lorsque « le

163 Edgar Allan Poe, « La vérité sur le cas de M. Valdemar », dans Histoires extraordinaires, traduction de Charles Baudelaire, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973, p. 271.

164 Ibid.

165 Ibid., p. 272. Comme le note Barthes, « [i]l semble bien que, dans la Mort, ce qui est essentiellement tabou, c’est le passage, le seuil, le ‘mourir’ ; […] la transition des deux états, ou plus exactement, comme ce sera le cas ici, leur empiètement, déjoue le sens, engendre l’horreur » (« Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe », dans

L’Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 342).

166 Edgar Allan Poe, « La vérité sur le cas de M. Valdemar », p. 273-274. 167 Ibid., p. 277.

pouls était imperceptible, la respiration douce, à peine sensible, — excepté par l’application