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III L’ EDUCATION DE F REDERIC

Comme Emma, Frédéric Moreau entre en fiction par la fin. Il suffit pour s’en rendre compte de suivre son regard, depuis le gouvernail de la Ville-de-Montereau. La critique a depuis longtemps remarqué que l’incipit de L’Éducation sentimentale est saturé d’indices qui suscitent chez le lecteur l’horizon d’attente déterminé du roman balzacien — le jeune homme de province montant à Paris pour s’y faire un nom et bâtir sa vie. Si le modèle est reconnaissable, et si l’intertextualité opère, il reste que les débuts romanesques de Frédéric ne s’y conforment pas tout à fait, et cela pas seulement parce que la représentation souligne ses conventions, comme l’écrit Christopher Prendergast90. Plutôt,

l’incipit de L’Éducation sentimentale renverse le sens de l’orientation de l’ouverture balzacienne, c’est-à-

90 Voir Christopher Prendergast, The Order of Mimesis : Balzac, Stendhal, Nerval, Flaubert, Cambridge & New York, Cambridge University Press, 1986, p. 188-189.

dire le déplacement vers la capitale qui permet l’avènement d’un Rastignac comme personnage romanesque91. Paris est l’objet d’une projection dans l’avenir pour Frédéric, mais la ville est,

concrètement, derrière lui : le bateau la quitte au début du roman et s’en éloigne peu à peu. On sent bien que l’apprentissage du héros est encore à faire — le brouillard l’empêche de bien distinguer des édifices dont, de toute façon, il ne connaît pas les noms —, mais le lieu de cet apprentissage appartient déjà au passé de celui qui se tient sur la Ville-de-Montereau : « il embrassa, dans un dernier coup d’œil, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir. » (ÉS, p. 33 ; nous soulignons) Tout se passe comme si Frédéric entrait en scène à reculons, quittant le lieu d’un roman balzacien possible, qui commencerait quant à lui avec Paris apparaissant à un jeune homme plein d’espoir y jetant un premier coup d’œil. Tout en s’inscrivant dans un genre particulier, représentant un début dans la vie, l’incipit connote de façon insistante la fermeture, et ce d’une manière d’autant plus étonnante que l’énoncé contredit ainsi sa position inaugurale dans le texte92. Au lieu d’insister sur

l’inconnu, l’attente, l’ouverture qu’appellent non seulement son référent littéraire mais aussi la situation de voyageur du protagoniste, les premières pages de L’Éducation sentimentale produisent l’impression d’un achèvement (assez proche, en ce sens, de l’arrivée à Yonville des époux Bovary, à la nuit tombante). Un instant plus tard, lorsque le bateau a largué les amarres, le narrateur mentionne que « [l]e tumulte s’apaisait » (ibid. ; nous soulignons) : cet effacement de l’entourage, cette atténuation du bruit et de l’agitation sur le bateau, tout ce qui cesse ici replie le texte sur le présent vide de Frédéric et repousse du même coup la possibilité d’une aventure dans le passé. « [T]ous avaient pris leur place » (ibid.),

91 Jennifer Yee le note, avec d’autres intentions, dans une étude sur l’exotisme. « The opening scene of L’Éducation

sentimentale, when Frédéric first sees Mme Arnoux, takes place under the auspices of a boat trip that parodies a voyage of

exotic discovery but is, in reality, a return home from Paris to the provinces » (« ‘Like an apparition’ : Oriental Ghosting in Flaubert’s Éducation sentimentale », French Studies, vol. LXVII, n° 3, 2013, p. 344).

92 Dans un livre sur les fins poétiques, Barbara Herrnstein-Smith appelle ce type de connotation « l’allusion clausurale » — l’énoncé soulignant sa fin, mettant en relief la clausule, par des images renvoyant à la mort, au silence, à la chute, à la nuit, etc. Il faut, évidemment, prendre en compte le genre du texte pour évaluer le rôle de ces signifiants. Ici, dans le cadre du début d’un roman d’apprentissage, les allusions clausurales posent problème. Voir Barbara Herrnstein-Smith, Poetic Closure :

poursuit le narrateur, soulignant la stabilisation du monde fictionnel, comme déjà conquis par la foule des personnages présents. Frédéric a tout l’air d’avoir terminé son roman parisien et de rentrer en province après en avoir atteint le terme : ainsi son roman propre, L’Éducation sentimentale, commence après le roman attendu, celui-là même qu’il se remémore, ou qu’il force le lecteur à se remémorer. Frédéric n’est peut-être pas encore arrivé à destination, mais il est arrivé au bout du roman — ou, plus exactement, il a dépassé le moment où celui-ci aurait pu avoir lieu.

Par son titre, le roman de Flaubert convoque une tradition : du même coup, il engendre une certaine attente et oriente le lecteur vers une fin particulière — l’achèvement de l’éducation sentimentale. Comme l’a montré Franco Moretti dans son étude du Bildungsroman européen, le genre emprunte à la comédie son dénouement, autant sa topique que sa fonction de retour à l’ordre. Le roman d’apprentissage représenterait « one of the most harmonious solutions ever offered to a dilemma conterminous with modern bourgeois civilization : the conflict between the ideal of self-

determination and the equally imperious demand of socialization.93 » Pour assurer cette réconciliation des

impératifs de l’individu et de la société, le dénouement prend le plus souvent — chez Wilhelm Meister autant que chez Julien Sorel lorsque son « roman » se termine — la forme du mariage. Ajoutons que celui-ci se combine au choix d’une vocation, qui, comme le soutient Judith Schlanger, répond aux mêmes objectifs : contenir le désordre des désirs individuels dans l’ordre social, dans une division du travail déjà instituée94. Franco Moretti suggère que le mariage devient à partir de la fin du XVIIIe siècle

le modèle d’un nouveau contrat entre l’individu et le monde, qui contribue à l’intégration sociale que

93 Franco Moretti, The Way of the World. The Bildungsroman in European Culture, Londres, Verso, 1987, p. 15.

94 « L’affirmation de soi s’objective au-dehors, elle marque le réel et ne peut pas se comprendre seulement comme une intimité. [… La vocation moderne] lie le sentiment du bonheur à la réalisation active de soi, et cette réalisation de soi à l’activité productrice. » (Judith Schlanger, La Vocation, Paris, Seuil, 1997, p. 21) Pour Frédéric, la carrière dépend toujours de la femme aimée, du « mariage » envisagé : Mme Dambreuse le fait pénétrer dans le monde politique, alors que Mme Arnoux l’encourage dans ses ambitions artistiques et Louise se trouve associée à une existence bourgeoise provinciale.

doit également accomplir le travail95. En cela, si les débuts de Frédéric ont quelque chose d’aussi

conclusif, la raison se trouve également dans cet événement qu’ils font advenir — la rencontre de Mme Arnoux. Celle-ci accepte bel et bien de faire de son mariage la fin de l’histoire, avec plus de résignation qu’Emma. Plus tard dans le roman, lorsque les difficultés conjugales des Arnoux permettent à Frédéric de se poser comme confident, elle raconte la rencontre de son mari et la lente déchéance de leur vie commune, pour enfin déclarer qu’« [a]ucun changement ne pouvait survenir, et son malheur à elle était irréparable. » (ÉS, p. 201) Au moment de répondre à Mme Arnoux, le jeune amoureux reprend étrangement l’« irréparable » à son compte et prétend, lui aussi, avoir atteint un état définitif, où plus rien ne peut changer.

Frédéric affirmait que son existence, de même, se trouvait manquée.

Il était bien jeune cependant. Pourquoi désespérer ? Et elle lui donnait de bons conseils : « Travaillez ! Mariez-vous ! » (ibid.)

Le style indirect libre de ce dernier paragraphe permet d’attribuer, en partie, l’objection de la jeunesse de Frédéric au narrateur. En effet, le héros pourrait encore « faire une fin », par la carrière ou le mariage : il a encore du temps devant lui (dans le roman également — on n’est qu’au troisième chapitre de la deuxième partie). La narration souligne ainsi le problème de cette existence « manquée » avant d’avoir été entamée, par l’identification de Frédéric à la destinée d’une femme mariée. Le jeune homme s’appropriera tout à fait le dénouement de Mme Arnoux dans la scène où il lui fait enfin ses aveux.

— […] Est-ce qu’après avoir désiré tout ce qu’il y a de plus beau, de plus tendre, de plus enchanteur, une sorte de paradis sous forme humaine, et quand je l’ai trouvé enfin, cet idéal, quand cette vision me cache tous les autres…

Et, lui prenant la tête à deux mains, il se mit à la baiser sur les paupières en répétant : — Non ! non ! non ! jamais je ne me marierai ! jamais ! jamais ! (ÉS, p. 299)

95 Dans La Théorie du roman, Georg Lukács montre également que la fonction du roman d’apprentissage est de restaurer l’harmonie entre l’individu problématique et le monde, alors que le roman est, au contraire, défini par leur dissonance. Voir le chapitre « ‘Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister’ comme tentative de synthèse », p. 131-144.

Si l’on peut douter ici de la sincérité des dénégations de Frédéric, qui s’est engagé à épouser Louise au cours de son dernier séjour en province, il reste qu’il refusera ultimement le mariage, renonçant tout à fait à construire sa vie et se privant du même coup de terme. « Moi, je n’ai pas d’état, vous êtes mon occupation exclusive, toute ma fortune, le but, le centre de mon existence, de mes pensées » (ÉS, p. 300-301), ajoute-t-il à l’égard de Mme Arnoux, avertie par Deslauriers, qui l’accuse de travailler à un tout autre dénouement. En effet, le narrateur enchaîne : « Il était bien entendu qu’ils ne devaient pas s’appartenir. Cette convention, qui les garantissait du péril, facilitait leurs épanchements. » (ÉS, p. 302) L’impossibilité initiale de cet amour n’est pas remise en question : il demeure pour le jeune homme, écrit Mary Orr, « a living death stultifying all ambitions96 ». Malgré les velléités de Frédéric à faire

avancer sa cause auprès de Mme Arnoux, il ne cherche jamais véritablement à « conclure », puisqu’il est clair depuis le début que rien ne peut advenir de cette rencontre. En somme, tout semble contenu dans cet incipit qui n’ouvre rien, ne peut être dépassé, Frédéric jurant jusqu’au bout de ne pas se marier dans la scène de leur ultime rencontre (ÉS, p. 452). Mais la fin n’est pas marquée simplement par l’impossibilité du mariage avec celle qu’il rencontre sur le pont de la Ville-de-Montereau : elle advient parce que le jeune homme vit cette rencontre comme un véritable mariage, se substituant à Arnoux, au point de pouvoir demander à la fin du roman : « N’était-il pas son véritable époux ? » (ÉS, p. 438)

Comme Yonville dans Madame Bovary, l’incipit de L’Éducation sentimentale s’immobilise dans la description d’un paysage où rien ne peut advenir. Les berges de la Seine déroulent lentement des perspectives destinées à se répéter : « À chaque détour de la rivière, on retrouvait le même rideau de peupliers pâles. La campagne était toute vide. Il y avait dans le ciel de petits nuages blancs arrêtés, — et l’ennui, vaguement répandu, semblait alanguir la marche du bateau » (ÉS, p. 35-36). La description, comme l’ennui, semble également alanguir le récit, en forcer la halte. Les passages descriptifs viennent

96 Mary Orr, « Death and the post mortem in Flaubert’s works », dans Tim Unwin (dir.), Cambridge Companion to Flaubert, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 115.

entrecouper la rencontre de Frédéric avec les Arnoux et suspendre le développement narratif, à un moment où l’on s’attendrait plutôt à voir débuter l’action. L’incipit a quelque chose de la cloche à l’avant du bateau, qui « tintait sans discontinuer » (ÉS, p. 33) au moment du départ. Tout en suggérant la mesure du temps, le balisage des horaires, ce bruit ininterrompu empêche de distinguer le moment exact où doit commencer le voyage, lui retirant sa fonction d’embrayage — à la manière du séjour à Nogent (au deuxième chapitre), qui retarde encore davantage le début attendu. Par l’incipit, le lecteur est d’emblée jeté dans le temps de la répétition qui structure le roman, semblable en tout point aux journées qui se succèdent pour Emma après le mariage. Il n’est donc pas étonnant que le sommaire fasse son apparition au troisième chapitre, qui relate la première année de Frédéric à Paris. L’ennui des cours, toujours pareils, le dissuade de continuer à s’y rendre. En même temps, il cesse de se présenter à l’Art industriel : aucun événement ne ressort dans les journées qui ouvrent alors leurs grands espaces vides. Frédéric se met à errer régulièrement dans les rues de la capitale, et l’imparfait itératif s’introduit par une description de femmes assises dans des calèches sur les Champs-Élysées, glissant du tableau aux actions du jeune homme. Le passage énumère les éléments d’une routine (comme déjà établie, alors qu’elle est présentée au lecteur pour la première fois). « Ainsi les jours s’écoulaient, dans la répétition des mêmes ennuis et des habitudes contractées. » (ÉS, p. 56) Comme dans Madame Bovary, la fiction fait miroiter la mort au moment où elle met le récit à mort : Frédéric aperçoit Arnoux au théâtre du Palais-Royal et remarque un crêpe à son chapeau. « Elle était morte, peut-être ? » (ÉS, p. 57) Le chapitre, entre autres par cette supposition au sujet de Mme Arnoux, met fin à l’attente. Comme Emma, Frédéric a fait le tour de la vie qui peut être la sienne : « quand il eut épuisé un cabinet de lecture, parcouru les collections du Louvre, et plusieurs fois de suite été au spectacle, il tomba dans un désœuvrement sans fond. » (ÉS, p. 53) Avec la clôture du chapitre, le roman parisien semble s’achever tout à fait : si la narration saute jusqu’à la rentrée suivante, avec les apparences de renouveau du nouvel appartement de Frédéric quai Napoléon, il souligne cependant la fin par la phrase finale, qui dit bien

la mort des illusions du jeune homme. « L’espoir d’une invitation chez les Dambreuse l’avait quitté ; sa grande passion pour Mme Arnoux commençait à s’éteindre. » (ÉS, p. 58)

En tant que retour, le premier déplacement de Frédéric n’ouvre pas d’espace pour l’aventure ; il l’abolit, plutôt, retournant à un point de départ antérieur au début même du récit. Aussi, la répétition de ces retours joue dans l’arrêt du roman. C’est, à plus grande échelle, le trajet vers Nogent qui marquera le mieux l’impossibilité de l’existence romanesque de Frédéric, qui finira par revenir s’y installer après le coup d’État de Napoléon III et d’autres voyages vaguement évoqués. « Roman des circulations et des déplacements, L’Éducation est pourtant (à cause des boucles refermées et des retours annulant les allers) le roman du mouvement immobilisé97 », comme l’écrit Yvan Leclerc. Cependant,

Nogent n’est pas seulement un lieu par lequel s’annule le temps (car on y revient toujours), mais un lieu hors du temps en lui-même. La destination de Frédéric, dans l’incipit, représentera pour lui un hors- temps semblable à celui que nous avons décrit dans Madame Bovary. En effet, il n’est pas nécessaire d’attendre la retraite finale en province, pour que s’opère le retrait du temps. Le dernier chapitre de la première partie du roman, où Frédéric, découragé de ne pas parvenir, résigné à une petite carrière de province, pense s’établir de façon permanente dans la maison maternelle, met à mort le héros — ne faisant ainsi qu’achever la fin signifiée au chapitre trois, à l’arrivée dans la capitale. Tout juste avant son départ pour Nogent, Frédéric se fait d’ailleurs la réflexion suivante, au sujet de ses espérances : « Toutes étaient mortes, maintenant ! » (ÉS, p. 109) Et, contemplant le « néant de tout » dans le même sombre paysage parisien, il pense au suicide : « pourquoi n’en pas finir ? Rien qu’un mouvement à faire ! Le poids de son front l’entraînant, il voyait son cadavre flottant sur l’eau ; Frédéric se pencha. » (ibid.) Comme Raphaël de Valentin, le héros de Flaubert frôle la mort, mais le romancier ne peut réaliser la vision qui s’impose à ses yeux et à ceux du lecteur. D’une certaine manière, la mort a déjà eu lieu (celle

du roman attendu), mais il faudra la dire autrement. Ainsi le dernier chapitre de la première partie engloutit le temps : le séjour à Nogent représente dans la trame biographique de Frédéric un vide de plusieurs années qui ne peut tout à fait être raconté, et la narration doit encore une fois avoir recours au sommaire. Le temps fuit plus littéralement pour le personnage : plusieurs critiques ont buté sur ce chapitre, notant que le récit semble sauter par-dessus 1843 et 184698. En effet, les indications

temporelles données par la narration font en sorte que ces deux années ne peuvent compter. Jeanne Bem a bien vu dans ce chapitre un « temps fort » de la composition du roman. « S’il est vrai que dans

l’Éducation sentimentale il ne se passe jamais rien, » écrit-elle, « c’est peut-être ici, c’est-à-dire dans ces pages, qu’il se passe quelque chose d’essentiel : une crise symbolique.99 » Le sens du « temps fort » serait

précisément de faire entrer Frédéric dans un temps mort semblable à celui qui commence pour Emma avec le mariage. « Ce temps mort (rien ne se passe) est un temps de mort consentie (Frédéric, ayant remonté le cours de la Seine symbolique, est venu après les premières désillusions de la vie se réfugier dans le sein maternel).100 »

Pour Jeanne Bem, l’explication réside dans la biographie de Flaubert : elle lit dans ce chapitre une forme de refoulement de deux années de deuil, autour d’un consentement à la mort du romancier lui-même avec la chute de Pont-l’Évêque101. Or il est également possible de faire valoir l’enjeu narratif

de ces années perdues, de ce temps disparu, comme une pleine entrée dans la vie posthume. C’est bel

98 Avec la grossesse de Rosanette, c’est sans doute l’erreur de chronologie la plus frappante du roman. Elle a été relevée par Silvio Yeschua, « Les dates dans L’Éducation sentimentale comme foyers de significations », dans Claudine Gothot-Mersch (dir.), La Production du sens chez Flaubert. Colloque de Cerisy, Paris, Union Générale d’Éditions, coll. « 10/18 », 1975, p. 297- 311. Il est clair que la grossesse — qui implique nécessairement un développement dans le temps — pose problème au roman flaubertien.

99 Jeanne Bem, Clefs pour L’Éducation sentimentale, Tübingen & Paris, Gunter Narr Verlag & Jean-Michel Place, coll. « Études littéraires françaises », 1981, p. 15.

100 Ibid., p. 18.

101 Selon Jeanne Bem, la crise de Pont-l’Évêque de 1844 fournirait non pas une « source » directe pour l’épisode de Nogent au chapitre I-6, mais plutôt un « modèle », fonctionnant de la même manière. En amont, 1843 est l’année de la mort hautement « littérarisée » de la fille de Victor Hugo ; en aval, 1846 est pour Flaubert une année funeste, avec le décès de son père en janvier et de sa sœur Caroline en mars. La « disparition » des deux années dans la trame chronologique serait ainsi une manière de refoulement par Flaubert (voir ibid., p. 15-18).

et bien à ce moment que le héros commence à s’enterrer, faute de pouvoir vivre à Paris. Contrairement à Madame Bovary, L’Éducation sentimentale ne s’appuie plus sur une maladie physique du protagoniste, sorte de mort en puissance, pour dire l’existence posthume ; plutôt, le réseau lexical de la mort fait son entrée, sans détours, dans le discours de Frédéric, qui semble tout à fait intérioriser sa condition de « mort-vivant102 ». Le jeune homme se laisse en quelque sorte gagner par le temps mort et commence

à se percevoir comme ayant déjà quitté la vie. Songeant à Mme Arnoux qui sans doute l’oubliera, il se dit : « Elle me croira mort, et me regrettera… » (ÉS, p. 124) Il se trouve alors envahi de regrets pour sa vie parisienne révolue « et, se considérant comme un homme mort, il ne faisait plus rien, absolument. » (ibid.) S’il lui arrive d’être repris par les sentiments des vivants (par exemple, la colère lorsqu’il apprend que Sénécal l’a remplacé dans le logement qu’il partageait avec Deslauriers dans la