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Étude de l'action, de la pensée esthétique et de la démarche plastique de Fernand Leduc de 1953-1959

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Département d'histoire

ÉTUDE DE L ' A C T I O N . DE LA PENSÉE ESTHÉTIQUE ET DE LA DÉMARCHE PLASTIQUE DE FERNAND LEDUC DE 1953 À 1959

LOUISE DUPONT

Mémoire présenté pour l'obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DES ÉTUDES SUPÉRIEURES UNIVERSITÉ LAVAL

AVRIL 1994

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RÉSUMÉ

Le peintre Fernand Leduc a développé une trajectoire unique dans l'histoire de l'art québécois. Depuis 1943, il suit une démarche qui l'a mené de l'automatisme aux microchromies actuelles. Entre 1953 et 1959, durant son retour à Montréal, après un séjour de sept ans en France, Leduc vit une véritable révolution esthétique et plastique, celle du passage de 1'automatisme à l'abstraction construite. Les sources de cette révolution, de nature philosophique et spirituelle, se retrouvent chez le penseur Raymond Abellio et chez le peintre Jean Bazaine qui ont marqué 1'artiste dans son orientation. C'est par son action au sein du milieu de la peinture montréalaise ainsi qu'à travers sa pensée esthétique et sa démarche plastique que Leduc effectue son passage. "Portes rouges", une oeuvre de 1955, nous a semblé représenter un moment charnière de cette période.

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AVANT-PROPOS

Bien que ce mémoire soit avant tout un projet personnel, son élaboration n'aurait pas été possible sans l'aide de quelques personnes.

Je tiens d'abord à remercier ma directrice Marie Carani pour ses qualités de présence et d'écoute ainsi que pour la pertinence de ses interventions. Sa confiance et l'autonomie qu'elle m'a laissée ont été des facteurs déterminants pour mener à bien ce projet. Son envergure intellectuelle et sa connaissance de l'histoire de l'art ont été de puissants stimulants tout au long de ces deux années de collaboration.

Je suis aussi profondément reconnaissante envers ma famille pour son support attentif, particulièrement mon conjoint qui a su comprendre les exigences du travail de longue haleine que représentent les études graduées, ainsi que ma mère qui m'a soutenue à sa manière si personnelle.

Enfin, j'éprouve beaucoup de gratitude pour Fernand Leduc qui a bien voulu me recevoir. Sa disponibilité et sa simplicité ont rendu cette rencontre très agréable. Son témoignage a donné une dimension humaine aux informations livresques que j'avais recueillies à son sujet. Travailler sur cet artiste s'est avéré passionnant du début jusqu'à la fin.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... i

AVANT-PROPOS ... ii

TABLE DES MATIÈRES... iii

LISTE DES TEXTES DE FERNAND LEDUC ANALYSÉS ... vi

LISTE DES ILLUSTRATIONS ET DES FIGURES... vü INTRODUCTION ... 1 CHAPITRE 1 - LES SOURCES MAJEURES D'INFLUENCE SUR LA PENSÉE DE

FERNAND LEDUC ENTRE 1947 ET 1953

1.1. Raymond Abellio

1.1.1. L'impact de la rencontre de Raymond Abellio

sur Fernand Leduc... p. 8 1.1.2. Présentation de Raymond Abellio... p. 10 1.1.3. Les fondements de sa pensée ... p. 10 1.1.4. Son essai Vers un nouveau prophétisme . . . p. il 1.1.5. Influence d'Abellio sur Leduc ... p. 14 1.1.5.1. La correspondance (1948 à 1950) . . p.16 1.1.5.2. Les textes (1953 et 1954) ... p. 29

1.2. Jean Bazaine

1.2.1. L'importance de la rencontre de Jean Bazaine p. 31 1.2.2. La pensée esthétique et l'art de Jean Bazaine p. 33 1.2.3. Liens entre Leduc et Bazaine... p. 35 1.2.3.1. Leur pensée... p. 36 1.2.3.2. Leur pratique artistique ... p. 39

1.3. Conclusion... p. 41

CHAPITRE 2 - LA PENSÉE ESTHÉTIQUE DE FERNAND LEDUC ET SON ACTION AU SEIN DU MILIEU DE LA PEINTURE À MONTRÉAL

DE 1953 À 1959

2.1. Retour ... p. 44

2.2. Contexte de la peinture à Montréal au début des années cinquante

2.2.1. Contexte culturel général ... p.45 2.2.2. Le champ de la peinture autour de 1953 . . . p.46

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2.3. Distanciation de l'automatisme et ouverture aux différentes tendances (1953-1954)

2.3.1. Implication de Leduc dans une action sociale "communicante"

2.3.1.1. Réintégration de Leduc à Montréal:

1'exposition du boulevard Saint-Joseph .... p. 47 2.3.1.2. Organisation de "La Place des artistes"

en vue d'une ouverture aux différentes tendances...p.48 2.3.1.3. Participation à la dernière exposition

automatiste, "La matière chante"... p. 49

2.3.2. Évolution de la pensée esthétique de Leduc du monde psychique au domaine métaphysique

2.3.2.1. Mise au point sur 1'automatisme ... p. 50 2.3.2.2. De l'art de refus à l'art

d'acceptation ... p.52 2.3.2.3. La critique d'art comme éveil du public

et comme appel à la responsabilisation des

pouvoirs publics ... p.59

2.4. Le passage à l'art abstrait (1955)

2.4.1. Au coeur du débat d'idées autour de 1'exposition "Espace 55": le différend

Borduas/Leduc ... p.63

2.4.2. La conquête formelle de l'abstraction

au fil des expositions de 1955 ... p. 71

2.4.3. La continuité intensificatrice de son évolution "de l'expressionnisme non-figuratif

à l'art abstrait" ... p.72

2.4.4. Réflexions sur l'intégration des arts à la société et sur le rôle des organismes publics... p.76

2.5. Engagement pour la reconnaissance sociale de l'art abstrait et de ses artistes (1956-1959)

2.5.1. Premier président d'un vaste rassemblement d'artistes en vue d'une action collective: l'AANFM (1956) ... p. 78

2.5.2. Défenseur de l'art abstrait et de ses artistes p.79

2.5.2.1. Porte-parole de l'art d'avant-garde dans le supplément "Beaux-Arts", Le Devoir.

14 décembre 1957 ... p.79 2.5.2.2. Éveilleur des esprits au langage de

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l'art abstrait: le débat Leduc/Chicoine .... p.83 2.5.2.3. Défenseur des artistes abstraits face

aux institutions culturelles:

l'affrontement Leduc/Steegman... p.87

2.5.3. Organisateur-exposant de la première exposition collective d'art abstrait à Montréal... p. 89

2.5.3.1. L'exposition "Art Abstrait" à l'École des Beaux-Arts de Montréal, janvier 1959 ... p. 89

2.5.3.2. Le texte-manifeste de Leduc pour l'exposition:

"Vivre c'est changer", janvier 1959 ... p. 90 2.5.3.3. Porte-parole des exposants :

la conférence "Pour déséquivoquer l'art abstrait"..p.91

2.5.4. Le départ ... p. 96

2.6. Conclusion: le rôle moteur de Leduc de 1953 à 1959 . p. 96

CHAPITRE 3 - LA DÉMARCHE PLASTIQUE DE FERNAND LEDUC DE 1953 À 1959

3.1. L'évolution plastique entre 1'automatisme et l'art abstrait construit

3.1.1. Distanciation des valeurs plastiques

automatisées... p. 98 3.1.2. 1954, période de transition... p. 100 3.1.3. 1955, le passage à l'art abstrait ... p. 101 3.1.4. "Apparition" de l'art abstrait construit . . p. 104 3.1.5. Intégration des valeurs plasticiennes . . . p. 106 3.1.6. Art abstrait, architecture et société .... p. 108 3.1.7. La démarche entre 1953 et 1959 ... p. 111

3.2. Analyse de "Portes rouges", huile sur toile de 1955

3.2.1. Description de l'oeuvre... p. 114 3.2.2. Analyse syntaxique...p. 117 3.2.3. Analyse sémantique...p. 123 3.2.4. Conclusion... p. 130

CONCLUSION... p. 131

ANNEXE 1 - ENTREVUE AVEC FERNAND LEDUC... p. 135

ANNEXE 2 - ILLUSTRATIONS D'OEUVRES CITÉES ... p. 153

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CREDITS PHOTOGRAPHIQUES

lllust. 1: "Guild House" (1961), Philadelphie. Rollin R. Lafrance, publiée dans Progressive Architecture, Mai 1967, p.134.

lllust. 2: Maison Vanna Venturi (1961), Chestnut Hill. Rollin R. Lafran­ ce, publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and

Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987,

p.245.

lllust. 3: Maison Vanna Venturi (1961), Chestnut Hill. Rollin R. Lafrance, publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown /

Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York,

Rizzoli, I987, p.246.

lllust. 4: Colonne "ionique" de l'agrandissement fait au "Allen Art Mu­ seum" du "Oberlin College" (1973), Oberlin, Ohio. Stones Re­ prographies, publiée dans The Harvard Architecture Review, The M.I.T. Press, Vol. 1, Printemps 1980, p. 198.

lllust. 5: Pilastres, "National Gallery" (Londres). Venturi, Scott Brown & Associates, publiée dans Architectural Design / Profile no 91 /

Post-Modern Triumphs in London, 1991, p. 48.

lllust. 6: "County Federal Savings and Loan Association" (projet, 1977). VRSB Office (Philadelphie), publiée dans Venturi, Rauch &

Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos,

New York, Rizzoli, I987, 226.

lllust. 7: "House in Northern Delaware" (1978). VRSB Office (Philadel­ phie), publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings

and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987,

p. 276.

lllust. 8: "House in Vail" (1975), Vail Village, Colorado. VRSB Office (Philadelphie), publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown /

Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York,

Rizzoli, I987, [p. 273].

lllust. 9: "North Penn Visiting Nurses' Association Headquarters"

(1961), North Pennsylvania. Rollon R. Lafrance (Philadelphie), publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and

Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, p.

149.

lllust. 10: "California City Sales Office" (projet, 1970). VRSB Office, publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and

Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, 1987,

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LISTE DES ILLUSTRATIONS ET DES FIGURES

Illustrations

Oeuvres de Jean Bazaine

A. Le grand arbre au paysage d'hiver .... Annexe 2, p.153 B. L'arbre au plongeur... Annexe 2, p. 153

Oeuvres de Fernand Leduc

Portes rouges... p. 113 C. La voie et ses embûches...Annexe 2, p. 154 D. Signes... Annexe 2, p. 155 E. Ile de Ré, Cl... Annexe 2, p. 155 F. La dérive des continents...Annexe 2, p. 156 G. Jardin d'enfance...Annexe 2, p. 156 H. Quadrature...Annexe 2, p. 157 I. Porte d'orient... Annexe 2, p. 157 J. Point d'ordre... Annexe 2, p. 158 K. Rayures... Annexe 2, p. 158 L. Lune de miel... Annexe 2, p. 159 M. Rencontre totémique à Chilkat ... Annexe 2, p.159 N. Delta... Annexe 2, p. 160 O. Strates solaires... Annexe 2, p. 160 P. Ville... Annexe 2, p. 161

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Figures Figure 1... p. 115 Figure 2... p. 118 Figure 3... p. 119 Figure 4... p. 120 Figure 5... p. 121 Figure 6...p. 121 Figure 7 p. 122

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La trajectoire artistique de Fernand Leduc a commencé en 1943, année de sa participation à l'exposition des Sagittaires et de ses premières oeuvres surréalistes qualifiées d'automatisme psychique. Menée par une démarche intérieure continue et intense, elle se poursuit avec l'automatisme gestuel entre 1945 et 1949 puis, de 1950 à 1954, s'oriente vers une construction plus formelle, pour en arriver à 1'abstraction construite et géométrique entre 1954 et 1969. Durant cette dernière période, les chromatismes binaires, les compositions, les passages et les érosions conduisent vers un plus grand dépouillement et une recherche de plus en plus poussée de la lumière. En 1970, la qualité de la lumière-énergie devient le sujet des microchromies. Ce travail continue actuellement.

Ce sont au premier chef ces microchromies qui m'avaient fait une profonde impression lors de la "Rétrospective Fernand Leduc" au musée du Québec au printemps de 1989. Découvrir au-delà de la première impression monochrome, les pulsations lumineuses des microchromies, m'avait fascinée et m'avait initiée à cet univers de contemplation que peut être la peinture. L'univers de Fernand Leduc m'était apparu fondé sur une recherche spirituelle. Deux ans plus tard, guidée par mon désir de connaître et de fouiller plus à fond cet aspect hiératique de l'histoire de l'art au Québec, le choix de 1'oeuvre de Fernand Leduc s'est imposé.

Ses cinquante années de démarche artistique font de cet artiste un des pionniers de la peinture vivante d'ici. Même si son travail plus récent m'interpellait, je souhaitais surtout saisir la naissance d'un tel cheminement. Moment de bascule, le passage aux microchromies est cependant préparé par et dans chaque tableau qui le précède. La démarche antérieure de Leduc avait déjà été marquée par deux moments révolutionnaires comparables, celui du passage de 1'automatisme à l'art abstrait construit, en

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1955 et, au tout début, celui entre 1 'académisme étudié à 1'École des Beaux-Arts de Montréal et 1'automatisme. Cette première mutation s'était opérée en relation avec la rencontre capitale du peintre Paul-Émile Borduas. Par la suite, entre les années 1941 et 1947, Leduc aura été un ardent protagoniste de l'automatisme tant par ses écrits que par ses oeuvres. Conséquemment, je me suis alors interrogée sur les raisons et les fondements de son passage subséquent de l'automatisme à l'art abstrait construit. Comment et pourquoi Leduc avait-t-il opéré cette conversion radicale?

A cet égard, ce sont d'abord les textes esthétiques et critiques écrits par Leduc qui peuvent nous éclairer sur sa démarche. Ensuite, des informations clés se trouvent dans les notes et dans les commentaires exhaustifs d'André Beaudet sur les écrits de Leduc réunis sous le titre Vers les îles de lumière Écrits (1942- 1980). Enfin, Jean-Pierre Duquette, dans sa monographie Fernand Leduc et dans son entrevue avec l'artiste, intitulée "Fernand Leduc: de l'automatisme aux microchromies", a apporté des précisions supplémentaires et importantes au parcours de

l'artiste.

De ces différents ouvrages et interventions, ressort d'entrée de jeu le rôle prépondérant du penseur français Raymond Abellio sur l'évolution de la pensée de Leduc entre l'expressionnisme de l'automatisme et l'ordonnancement de l'art abstrait construit. L'influence esthétique du peintre Jean Bazaine s'y fait aussi sentir. Par contre, si ces influences sont mentionnées, en passant, aucune analyse en profondeur du lien entre les fondements philosophiques de la pensée d'Abellio et son intégration par Leduc à ce moment de sa trajectoire n'a encore été menée en histoire de l'art québécois, ni celle de la relation entre la pensée esthétique de Bazaine et la pensée du peintre québécois. C'est ce que la présente étude entend développer afin d'éclairer par l'intérieur la cohérence du cheminement de cet

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artiste.

C'est pourquoi, dans la perspective générale de saisir les fondements philosophiques et esthétiques du passage de Leduc de 1'automatisme à 1 'abstraction construite, nous nous penchons dans un premier chapitre sur les sources d'influence qui marquent la pensée de Leduc à la suite de la signature de Refus global. À travers 1'analyse de sa correspondance avec Borduas durant son séjour en France, nous saisissons 1'impact déterminant de deux rencontres, celle de Raymond Abellio pour sa pensée métaphysique et celle de Jean Bazaine pour sa pensée esthétique. Ces deux hommes, à des niveaux différents, orientent la réflexion de Leduc vers la recherche d'un ordre nouveau apte à apporter une réponse au désordre du monde moderne. Nous établissons les liens qui existent entre la pensée de 1'artiste québécois dans ses lettres à Borduas et la pensée d'Abellio développée dans un de ses premiers ouvrages, Vers un nouveau prophétisme, ainsi qu'avec celle de Jean Bazaine énoncée dans son recueil Notes sur la peinture d'aujourd'hui. Cette étude entend ainsi situer la pensée comme la démarche esthético-plastique de Leduc lors de son arrivée à Montréal en 1953.

Nous étudions ensuite dans un deuxième chapitre les principaux types d'engagement de Leduc au sein du milieu montréalais des années cinquante. Nous suivons 1'évolution de son action entre son éloignement du groupe automatiste et son implication en faveur de l'art abstrait. Entre 1953 et 1959, Leduc joue ainsi un rôle très actif dans le milieu de la peinture par ses multiples interventions, publiques et engagées. Complétant ses expositions personnelles et ses participations à des expositions collectives, il organise notamment des manifestations rassemblant des artistes de toutes tendances de la non-figuration, joue un rôle de chef de file comme président de l'Association des Artistes Non-Figuratifs de Montréal (AANFM), écrit des chroniques radiophoniques de critique d'art et devient plastiquement parlant un des pionniers

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de l'art abstrait au Québec. Nous faisons ressortir l'importance et la portée de son rôle d'embrayeur durant cette période.

En relation étroite avec ces différentes actions, Leduc précise au même moment sa pensée éthico-esthétique sur l'art qu'il pratique et sur l'art de son temps dans de nombreux écrits, textes d'expositions, chroniques, articles, causeries. L'analyse qui est réalisée de ces différents textes dans ce second chapitre, nous permet donc de contextualiser et de mieux comprendre les fondements, l'articulation et les enjeux de l'évolution de Leduc depuis l'automatisme jusqu'à l'abstraction. Bien qu'elle soit influencée par la pensée d'Abellio et de Bazaine, cette démarche artistique s'avère aussi à la fois profondément personnelle. A ce sujet, notre étude permet de saisir les transformations profondes opérées dans le champ local de la peinture à travers l'expression et l'analyse de cet acteur- témoin de premier plan qu'est Leduc. Elle vise encore à situer l'art qui se pratique à Montréal en regard de grands courants nationaux et internationaux.

Enfin, nous cernons dans un troisième chapitre l'évolution de l'oeuvre plastique de Leduc depuis sa première exposition solo du boulevard Saint-Joseph en 1953 jusqu'à ses dernières expositions d'art abstrait avant son retour en France, en 1959. Pour ce faire, nous nous référons aux principaux articles de la critique montréalaise, surtout à ceux de Rodolphe de Repentigny qui a suivi et analysé assidûment pendant les années 1950 les différentes expositions de Leduc. Cela permet de comprendre toujours davantage les transformations du langage plastique de l'artiste. Afin d'appréhender d'une façon encore plus profonde la mutation qui s'est produite au sein de cette expression artistique, nous procédons en fin de parcours à la description et aux analyses syntaxique et sémantique de "Portes rouges", une huile sur toile de 1955, peinte à un moment charnière du passage de frontière de l'automatisme à l'abstraction construite. Nous

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pouvons ainsi percevoir toute la cohérence et 1'intégrité de la démarche de cet artiste, dans son action, dans sa pensée et dans son oeuvre.

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LES SOURCES MAJEURES D'INFLUENCE SUR LA PENSÉE DE FERNAND LEDUC ENTRE 1947 ET 1953

A Montréal, entre 1953 et 1959, Leduc participe à des expositions collectives, joue un rôle de chef de file dans le rassemblement d'artistes non-figuratifs de toutes tendances et devient le premier président de l'Association des Artistes Non-Figuratifs de Montréal (AANFM). Par la suite, les peintres abstraits s'avérant les plus audacieux, Leduc organise une exposition d'art abstrait et prend la parole à diverses tribunes pour expliquer et situer cet art qu'il pratique et qu'il défend. Corollairement à cette action dans la collectivité, Leduc s'investit dans son travail d'artiste. Il présente de nombreuses expositions solo au cours desquelles son évolution plastique démontre son passage de 1'automatisme à un art plus formel, pour atteindre ensuite la maîtrise de 1'abstraction construite.

Parallèlement, cette action est sous-tendue par une réflexion que Leduc précise et développe dans de nombreux textes. C'est ainsi qu'on a pu comprendre comment cet artiste s'éloigne à ce moment de 1'automatisme, reconnaît la coexistence de deux pôles majeurs de l'art, "l'art de refus" et "l'art d'acceptation", et enfin s'engage dans l'art abstrait.

Cette période majeure dans la trajectoire artistique de Leduc, marquée par sa propre révolution esthétique et plastique, trouve déjà sa genèse durant les années de son séjour en France entre 1947 et 1953. Un tel changement de sens dans la pensée et la pratique de cet artiste repose tout d'abord, au premier chef, sur la personnalité exigeante de Leduc, cherchant toujours à repousser les limites des certitudes acquises. Ce passage s'est

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aussi articulé à partir de fondements philosophiques dont les sources les plus importantes se trouvent dans la pensée métaphysique de Raymond Abellio et dans des conceptions esthético-plastiques inspirées de la pensée comme de la démarche de Jean Bazaine.

C'est dans la correspondance suivie que Leduc entretient avec Borduas durant ses premières années parisiennes qu'il informe son ami et son premier Maître des activités de la capitale française, de ses démarches pour organiser des expositions automatistes, de ses rencontres, ainsi que de ses pensées personnelles. Dans les lettres de la fin de 1948 jusqu'à celles de 1952, à quelques mois de sa rentrée à Montréal, Leduc fait justement part de deux rencontres majeures pour lui: Raymond Abellio et Jean Bazaine. Dans la correspondance de cette période, Leduc explique, analyse, intègre les fondements de la pensée métaphysique d'Abellio, philosophie qui semble apporter des éléments constructifs à ses propres questionnements. C'est en regard de la découverte de cette pensée, découverte qui coïncide, à quelques mois d'intervalle, avec la signature de Refus global, que Leduc commence d'ailleurs à remettre en question l'automatisme. Parallèlement, sa démarche plastique va aussi s'en éloigner. Leduc souligne alors son intérêt, de nature esthétique et plastique celui-là, pour le peintre Jean Bazaine, donc pour son oeuvre picturale et surtout pour son ouvrage, Notes sur la peinture d'aujourd'hui. A plusieurs reprises, Leduc fait ainsi part de la communauté de pensée qui le lie à cet artiste français. Abellio et Bazaine, avoue Leduc, sont donc d'entrée de jeu les deux hommes qui représentent, pour des raisons différentes, ses rencontres les plus importantes avec la pensée comme avec la peinture durant son séjour en France.

En nous fondant sur les lettres du 13 décembre 1948 au 24 mai 1952, nous pouvons analyser comment la pensée de chacun de ces deux hommes a été une source d'influence majeure dans l'évolution

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de Leduc pendant les années 1950 et même au-delà. Dans ce premier chapitre, nous entendons relever en conséquence 1'impact de la rencontre de Raymond Abellio sur Leduc. Nous présentons l'homme et nous étudions sa pensée philosophique, celle que ce penseur français a développée dans son ouvrage Vers un nouveau prophétisme. Nous observons ensuite comment Leduc intègre certains principes issus de cette philosophie abellienne à travers les lettres qu'il adresse à Borduas. Pour vérifier la persistance de cette filiation, nous scrutons encore quelques-uns des textes écrits à Montréal.

Par la suite, nous voulons cerner de même quel type d'influence a Jean Bazaine sur Leduc. Nous présentons ce peintre et nous étudions brièvement son oeuvre et sa pensée esthétique durant la période où Leduc fait sa connaissance. Enfin, nous relevons les faits qui éclairent 1'impact de cette rencontre sur la pensée comme sur 1'oeuvre plastique de Leduc.

1.1. Raymond Abellio

1.1.1. L'impact de la rencontre de Raymond Abellio sur Fernand Leduc

Durant le séjour de Fernand Leduc à Paris entre 1947 et 1953, la rencontre de Raymond Abellio s'avère la plus marquante pour lui. Elle l'ouvre à un monde qui trouve chez-lui des échos profonds et détermine son évolution subséquente. Comme Leduc le dit lui- même à Claude Gauvreau dans 1'interview qu'il lui accorde en 1950 pour le journal Le Haut-Parleur: "La connaissance de Raymond Abellio a été et reste pour moi le contact le plus enrichissant de mon séjour en France. Je suis encore au seuil d'une aventure spirituelle qui m'apparaît d'envergure inépuisable.1,1 1

1 Gauvreau, Claude. "Interview transatlantique du peintre Fernand Leduc", Le Haut-Parleur. 30 juillet 1950, reproduit dans Leduc Fernand. Vers les îles de lumière. Écrits (1942-1980). Présentation, établissement des textes, notes et commentaires par

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Dès 1947, Leduc prend connaissance des premiers écrits de ce philosophe, le roman Heureux les Pacifiques et 1'essai Vers un nouveau prophétisme.2 En 1948, commence une correspondance qui se poursuivra jusqu'en 1952. Par la suite, Leduc rencontre Abellio à quelques reprises. Il lit aussi les ouvrages subséquents du penseur: Les veux d'Ezéchiel sont ouverts. La Bible document chiffré. L'Assomption de l'Europe.3 4 Dès les débuts, cette pensée soulève son enthousiasme. Leduc l'écrit à Borduas, le 13 décembre 1948 : "Dans le désarroi actuel dont une vague frénétique de prophétisme, la joie de découvrir une véritable lueur d'espoir est aujourd'hui possible. Mêmes des feux de grande envergure: entre autres, l'oeuvre de Raymond Abellio mérite cet épithète.1,4 Dans une autre lettre à Borduas, le 29 avril 1949, il en confirme l'impact sur sa réflexion: "Une oeuvre comme celle d'Abellio mérite qu'on la relise, et sa bouleversante synthèse nous oblige à notre tour à mettre de l'ordre dans nos idées."5

André Beaudet. Ville LaSalle, Hurtubise HMH, 1981. (Cahiers du Québec, Collection Textes et Documents littéraires) p.263-265, n.275.

2 Dans la lettre que Leduc écrit à Borduas le 25 avril 1949, il lui avoue : "Une oeuvre comme celle d'Abellio mérite qu'on la relise, (...) Personnellement j'ai mis près d'un an avant de vous en parler." Or, c'est dans sa lettre du 13 décembre 1948 que Leduc parle d'Abellio à Borduas pour la première fois. Il y a donc lieu de penser qu'il a lu Heureux les Pacifiques en 1947. Ce roman venait de recevoir le prix Sainte-Beuve.

3 Duquette, Jean-Pierre. Fernand Leduc. Ville La Salle: Hurtubise HMH, 1980. (Cahiers du Québec, Collection Arts d'aujourd'hui) p.54-55.

4 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, décembre, lundi le 13 [19]48", op.cit. p.95.

5 --- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 25 avril [19]49", op.cit. p.111.

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1.1.2. Présentation de Raymond Abellio

Raymond Abellio est le pseudonyme de Georges Soulès, né à Toulouse en 1907. Il reçoit une formation d'ingénieur, adhère au parti socialiste et mène une vie militante intense. Il étudie aussi les différentes philosophies positivistes et pousse très loin ses recherches dans les multiples mysticismes et spiritualismes: l'alchimie, l'hindouisme, le Talmud, la Kabbale, l'occultisme et l'ésotérisme. Durant la guerre, il se serait lié à des collaborateurs, puis, désillusionné, se serait tourné vers la Résistance. En 1945, il abandonne toute action politique et se réfugie en Suisse. Initié par un instituteur-guérisseur, Pierre de Combas, il s'intéresse à l'histoire invisible et se consacre dès lors à la recherche et à 1 ' écriture. Dans ses nombreux ouvrages, il intègre à sa pensée la philosophie, l'art, la politique, 1'ésotérisme et les sciences. Tout son travail cherche à concilier spiritualité et intellectualité de façon à proposer une voie de la sagesse pour l'homme et l'humanité.

1.1.3. Les fondements de sa pensée

Au moment où Leduc lit les premiers ouvrages de Raymond Abellio, celui-ci en est au début de 1 'élaboration de sa pensée. Les décennies suivantes verront le développement de son oeuvre qui se veut de nature essentiellement philosophique. Abellio intègre les connaissances des différents champs qu'il explore tout en posant le primat de la rationalité sur le symbole. Il s'inspire de la phénoménologie d'Husserl, mais il

"transforme le mode descriptif de recherche des actes de conscience en une véritable génétique, c'est-à-dire (...) en phénoménologie génératrice de structures au sens où l'on est en droit de dire qu'une structure engendre des relations bien plus qu'elle n'ordonne des

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actes ou des événements.1,6

En recherchant la structure de l'intuition, ce penseur a débouché sur "une structure universelle en même temps que sur sa genèse qui est la genèse de toute conscience.1,7 II propose le postulat de 1'interdépendance universelle "qui se confond à la limite à 1'intersubjectivité universelle:

"Une compénétration universelle des consciences fait immédiatement ressortir que rien ne peut se produire en acte "quelque part" qui ne soit présent en pensée dans la totalité de l'univers, en sorte que le Moi cesse aussitôt, au moins en profondeur, d'être un point de départ, sinon un point d'appui, et que l'on ne pourra y revenir que par un long parcours de

"transfiguration. . .1,8

1.1.4. Son essai Vers un nouveau prophétisme

Nous nous fonderons sur le premier essai de Raymond Abellio, Vers un nouveau prophétisme qui permet de saisir le développement théorique de sa pensée et de comprendre les fondements de cet ordre universel proposé par lui. Cet ouvrage est déjà paru lorsque Leduc parle d'Abellio à Borduas, de même que le premier roman de cet auteur, Heureux les pacifiques, première publication qui a marqué Leduc.6 7 8 9

Dans Vers un nouveau prophétisme. 1'auteur part de l'a

priori

du déterminisme divin qu'il oppose au libre arbitre. Dans ses textes ultérieurs, il le reformulera en termes de postulat de 1'interdépendance universelle dont l'admission entraîne la

6 Lombard, Jean-Pierre. "Considérations théoriques à propos de la phénoménologie d'Abellio", Raymond Abellio. L'Herne. Paris: Les Éditions de 1'Herne, 1979. (Les Cahiers de 1'Herne) p.115.

7 Ibid.

8 Abellio, Raymond. "Le postulat de 1'interdépendance universelle", Raymond Abellio. L'Herne, p.24

(21)

renonciation aux notions de hasard, de limite, de causalité: "C'est remettre en question tout ce qui implique une idée de limite, de fragmentation en parties, de système clos, ce qui ne va pas sans bouleverser les notions d'ordre et de temps successif, d'origine et de fin, de naissance et de mort.1,10

Dans cet esprit, la création et toutes les manifestations, dont celles du mal, font partie du plan divin. L'époque de l'après- guerre, souvent vue par les intellectuels comme l'échec de la civilisation, est caractérisée par Abellio de période "diluvienne" ou catastrophique. C'est hors des dualités habituelles, morale ou politique, qu'il propose de chercher une solution à 1'absurdité du monde. Il avance que seule la spiritualité ou le Sacré projeté dans le social peut amener l'humanité à évoluer. L'homme ne progresse que "tiré" par l'Esprit. Des guides spirituels ou prophètes modernes doivent rallier une minorité éclairée capable d'accéder à une compréhension métaphysique du monde. Cette minorité est constituée d'"hommes intérieurs",10 11 aptes à évoluer spirituellement, reconnaissables à leur besoin de communion et de responsabilisation et non de possession ou de domination vis-à- vis la société. De cette élite agissante émergera une humanité post-diluvienne.

Abellio conçoit l'histoire de l'humanité et du monde, à 1'instar de l'histoire de chaque homme, comme une suite de cycles alternatifs d'involution (déspiritualisation corrélative à une évolution de la matière) et d'évolution (spiritualisation

10 Abellio, R. op.cit. p. 24

11 "Tout 1 'oeuvre se tend dans 1 'émergence de l'homme intérieur évoqué par saint Paul, autrement nommé par Husserl, le Je transcendantal. Pour l'homme intérieur, rien n'est extérieur à lui, rien n'est devant ni derrière lui, tout est en lui, il n'est que conscience présente au présent vivant." in Lombard, Jean-Pierre. Dialogue avec Raymond Abellio. Paris : Éditions Lettres vives, 1985

(22)

corrélative à une involution de la matière) . La fin d'un cycle d'involution est marquée par le Déluge (purge de la multiplicité). De là émerge un nouveau cycle qui pose le problème de l'homme en termes nouveaux et plus avancés. L'ensemble de ces cycles s'inscrit dans un cycle unique dit de "manifestation" dont la fin se traduit par un dernier Déluge ou Apocalypse.

Dans cette cosmogonie, l'homme ne se réduit pas à la dualité corps/matière. Il est tripartite. Comme tout corps chimique, il accumule et transforme l'énergie appelée aussi amour universel. Il peut transmuer sa quantité et sa qualité d'énergie d'un niveau à un autre. Plus il est spiritualisé, plus sa force énergétique est grande et accentue 1'évolution de l'Esprit.

Abellio utilise l'image d'un cône pour illustrer le parcours en spirale des cycles d'involution et d'évolution entre la matière (le bas du cône) et 1'Esprit parfait ou Dieu (le haut du cône). Il divise les êtres humains en trois groupes, divisions qu'il emprunte à la "Bhagavad Gîta"12. Les plus nombreux, les ignorants ou "tamas", attirés par les forces telluriques (du sol et du sang) ou dirigés par leurs pulsions, occupent la base du cône. La catégorie intermédiaire réunit les actifs, les "rajas", qui semblent libres mais ne voient historiquement qu'à court terme. Les esprits éclairés, les "sattwas", les moins nombreux, accèdent à la connaissance intégrale. Il ne faut pas confondre ces

12 La "Bhagavad Gîta" ou "Chant du Bienheureux Seigneur" fait partie de la grande épopée indienne la Mahâbrârata. Elle expose 1'enseignement métaphysique et mystique de Vishnu sous la forme de Krsna à un prince guerrier. Ce texte, tout en exhaltant le dieu suprême, se veut un poème didactique bien que lyrique, sur les devoirs de caste et les moyens d'obtenir la libération hors du cycle des renaissances. L'enseignement original de la Gîta repose sur l'exaltation du devoir individuel, mais uniquement relié à celui de la caste, et sur le détachement du fruit des actes. Tiré de "Bhagavad Gîta" par Anne-Marie Esnoul in Encyclopaedia Universalis. Corpus 4. Paris : Encyclopaedia Universalis, 1989. p.62—64.

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derniers avec les "lucifériens", des "rajas" supérieurs, qui passent pour éclairés à cause de leur intelligence et de leurs capacités intellectuelles mais qui ne peuvent être des sages n'ayant pas transcendé leur ego par la sublimation en Dieu.

L'ordre nouveau proposé par cet auteur ne se fonde pas sur le pouvoir d'une théocratie et sur la peur, mais sur "la connaissance éclairée de la puissance, de la présence et de l'harmonie de Dieu, de notre appartenance à son plan, de notre participation à son être..."13 Cet ordre est d'un type qui n'a pas encore existé. Il veut abolir les frontières entre les diverses sciences et lier les acquis de la civilisation actuelle avec les sources de la Tradition sacrée issues des civilisations disparues. Il propose de "retrouver la science de la création des mots-clés qui créent le lien entre la vie humaine et la vie cosmique".14 * La science des Nombres est de ce type. "Les Nombres qui sont les Idées ou les Qualités proches de 1 ' essence, apparaissent comme doués d'un suprême pouvoir d'unicité ou de spécificité.1,15

Cette connaissance ne peut être atteinte qu'au niveau du supra- conscient, domaine de 1 ' intuition, de la compréhension et du sens et plus haut de 1 ' Illumination. Elle n'est accessible qu'à 1'"homme intérieur".

1.1.5. Influence d'Abellio sur Leduc

Lorsque Leduc mentionne le nom d'Abellio pour la première fois dans sa lettre à Borduas du 13 décembre 1948, il avait signé

13 Abellio, Raymond. Vers un nouveau prophétisme. Bruxelles : La diffusion du livre, 1947. p.191.

14 Ibid, p. 172 . Ibid, p.177. u

(24)

quelques mois auparavant, de Paris, Refus global. Son texte "Qu'on le veuille ou non", paru à la fin du Manifeste commandait "des oeuvres, soeurs de la bombe atomique, qui appellent les cataclysmes, déchaînent les paniques, commandent les révoltes (...)/ et préfigurent (...) l'avènement prochain d'une civilisation nouvelle. . .1,16

Entre-temps, Leduc avait amorcé une réflexion, et lorsqu'il décide d'en parler à Borduas, il avoue:

"De toute façon, nourri à des sources nouvelles, j'essaie de faire le point et de voir clair en moi.

(...) Aujourd'hui une certaine confusion a disparu et j'éprouve le besoin de vous affliger d'un monologue à ce sujet.

"Vous ne serez pas étonné, mon cher Borduas, que ce soit à partir du Manifeste que je tente maintenant de me définir".16 17

C'est d'abord en nous fondant sur cette lettre du 13 décembre 1948 et sur la correspondance subséquente jusqu'en 1950, que nous pouvons faire ressortir 1'importance de 1'influence d'Abellio sur la pensée de Leduc à cette époque de sa vie. On peut en analyser les mots-clés, les concepts et le système qu'il expose à Borduas, données entièrement nouvelles dans ses écrits d'alors. On fera ensuite ressortir en quoi la pensée de Leduc se rattache à celle de Raymond Abellio.

En deuxième lieu, nous nous pencherons sur les textes "L'automatisme" et "Art de refus...Art d'acceptation" écrits respectivement en 1953 et en 1954 pour saisir s'il y a persistance de cette influence sur la pensée et la démarche de Leduc et, si c'est le cas, pour cerner comment elle se manifeste.

16 Leduc, F. "Qu'on le veuille ou non", op.cit. p. 89-90. 17 --- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, décembre, lundi 13 [19]48". p.9 6.

(25)

1.1.5.1. La correspondance (1948 à 1950)

Dans la lettre du 13 décembre 1948, Leduc avoue dès les premiers paragraphes, "la nécessité de poser en termes plus hauts le problème de l'homme", ce qui l'amène à rechercher "un point de vue supérieur". Ce point de vue se trouve dans la cosmogonie d'Abellio. Tout au long de sa lettre, Leduc en reformule à larges traits les principaux éléments qu'il explique à Borduas. Il relit le vocabulaire et la pensée automatiste, tels qu'exprimés dans Refus global, à la lumière de cette conception du monde, leur donnant ainsi une toute autre dimension.

Une synthèse globale est rendue possible grâce à la "connaissance élargie des lois cycliques de la manifestation humaine". Il apparaît que l'homme n'est pas inscrit dans une histoire linéaire, mais davantage dans un cycle de manifestation marqué par des cycles d'involution et d'évolution. Leduc en expose les phases à Borduas:

"Première phase: Involution-Evolution.

Involution de l'Esprit: éloignement progressif dans la manifestation du principe spirituel primordial.

Évolution de la matière: rapprochement du principe substantiel entraînant la multiplicité

jusqu'à la minéralisation.

Seconde phase: Evolution-Involution. l'Esprit: rapprochement progressive de Évolution essentiel. Involution de substantiel.

"Le point d'intersection entre le moment le

de la descente et le début de la montée est le moment du déluge (cataclysme) à la faveur duquel s'opère la synthèse des acquis positifs de la présente involution en vue de 1 ' évolution prochaine.1,18

du principe la matière: éloignement du principe plus bas

La vie de chaque homme, de chaque société, connaît aussi de tels cycles. Cette conception non-historique de 1'évolution est *

(26)

exposée dans Vers un nouveau prophétisme.19

Leduc affirme que les événements doivent être replacés dans le cycle de la manifestation et non analysés selon un "moment historique". Ainsi, le Manifeste est lié à une phase d'involution. "La perturbation générale et croissante de notre époque nous a amenés à nous définir avec des idées et une terminologie propre à son involution"20. Le vocabulaire utilisé: automatisme-surrationnel, désir, passion sensible, magie, ne dépasse pas le niveau de 1'involution. Même si le Manifeste propose un changement profond de la pensée et de la vie dont les nouveaux fondements sont la "magie", les "mystères objectifs", 1'"amour", les "nécessités"21, il a confondu "au niveau psychique le reflet de la lumière spirituelle avec le foyer lumineux lui- même."22 Cette distinction rejoint le type de connaissance intellectuelle qu'Abellio attribue à la catégorie des hommes éclairés mais restés au niveau de 1'involution. Ces hommes nommés

19 "La vie de tout être est constituée par une suite de cycles d'Involution-Évolution. En particulier, la vie de l'humanité comprend une série de cycles ouverts avançant en spirale, composés chacun d'une Involution et d'une Évolution. Chacune de ces Involutions est séparée de 1'Évolution du même cycle par une courte période de transmutation violente à caractère épigénétique, que la Tradition nomme Déluge. Par contre, chaque fin d'Évolution se raccorde sans heurt au début de 1'Involution du cycle suivant. L'ensemble de ces cycles ouverts s'inscrit d'ailleurs lui-même dans un cycle unique, commençant au chaos primordial et y revenant (cycle de manifestation). La fin d'un cycle de manifestation est appelé Apocalypse: c'est le dernier Déluge, instantané, intemporel, et total." Abellio, R. Vers un nouveau prophétisme, p.29

20 Leduc, F. p. 96

21 Borduas, Paul-Émile. "Refus global", Refus global et autres écrits. Essais. Édition préparée et présentée par André-G. Bourassa et Gilles Lapointe. Montréal: Éditions de l'Hexagone. 1990. (Typo:Essais) p.73.

(27)

"lucifériens"23 n'ont pas transcendé leur connaissance au plan spirituel. D'après Leduc, le Manifeste contient ce qu'il faut pour accéder à 1'"activité unificatrice", mais il "reste à nous dégager des ornières dualistes".24 25 26

Ces dualismes, anarchie et révolution, morale et religion, "n'ont plus de sens". C'est l'accès à la connaissance spirituelle qui donne son sens à l'homme en le replaçant dans le "cycle de la manifestation". Cette connaissance est transmise par "la tradition une et principielle", dont "le christianisme n'est qu'un fruit après tant d'autres mais de caractère occidental." La "tradition" est la "tunique sans couture". Elle "est aussi le feu qui couve sous la cendre; vienne le grand vent et elle se remanifestera selon de nouvelles exigences humaines.1,25 Leduc reconnaît la présence de la connaissance spirituelle au sein de tous les textes sacrés, connaissance qui n'attend que le moment propice pour resurgir, trame de 1'évolution humaine. L'ordre supérieur proposé par Abellio offre cette occasion parce que la tradition en constitue la base. Le rôle de cet ordre est :

"de retrouver et d'affermir, pour la souche de la future humanité, les bases de la connaissance symbolique et illuminative, c'est-à-dire de renouer, en y intégrant les apports positifs de notre civilisation actuelle, avec la Tradition sacrée telle qu'elle pût apparaître aux maîtres des continents disparus.1,26

Leduc explique aussi que 1'accession à un ordre supérieur passe par "la reconnaissance d'un déterminisme supérieur (non historique...)" qui permet à l'homme de changer "sa notion de culpabilité" en une compréhension de sa "dépendance universelle."

23 Étymologiquement "porteurs de lumière", reflet lumineux de l'Esprit, mais non lumière eux-mêmes.

24 Leduc, F. p. 96 . 25 Ibid, p. 97 .

(28)

Ainsi, l'homme peut replacer "le désordre relatif actuel" dans "un ordre plus grand" et orienter son évolution vers "l'harmonie principielle". Pour ce faire, il a la tâche "d'intégrer tous les apports positifs d'où qu'ils viennent".27

Ce regroupement des forces positives est porteur d'une grande force de changement. Leduc oppose cette union au "nihilisme pur et simple des luttes sectaires et au fanatisme anticlérical à portée de crachat"28, et sans doute aux divisions qui surgissent au sein du groupe automatiste. Il ajoute que c'est le sens général de Refus global: "refus d'être complice de la catastrophe." Mais il ajoute : "Bien que témoignant de la force de l'esprit, cette attitude serait strictement négative si elle n'était renforcée d'un comportement social positif; actuellement: rassemblement des forces spirituelles, déblaiement des valeurs neuves d' édification.1,29

Nous trouvons cette idée de communion chez Abellio. La communion est le besoin fondamental de l'homme et détermine son évolution. Le penseur l'explique de cette façon:

"S'il n'était tiré par l'Esprit, l'homme n'avancerait pas: c'est justement près de la fin de son Involution,(...) qu'il sent le mieux que quelque chose lui manque. A ce moment, il a beau cultiver ses différences et ses ambiguïtés, (...) en lui un obscur besoin de communion proteste... Il signifie l'existence d'une intime vocation de l'homme à participer consciemment à une oeuvre plus grande que lui-même, où il se trouve grandi, mais intact, et qui donne un sens à sa vie. Le besoin de communion est le premier appel de l'Esprit, la première aspiration de nature mystique qui oriente l'homme vers l'intégralité; il prend un aspect créateur, conquérant, dynamique..."30

27 Leduc, F. p. 97-98. 28 Ibid, p. 98 .

(29)

Leduc accepte ce rôle de l'Esprit. Le "facteur premier d'unification" est "l'Énergie, l'amour universel" qui "à la fois unit et différencie, permet à 1 'esprit et à la matière de se transformer par interaction".31 32 Cela signifie que l'adhésion à ce principe procède au départ de la disparition d'une conception basée sur la dualité corps/esprit et ensuite de l'acceptation de la participation de l'homme à cette énergie universelle.

Abellio attribue l'évolution de l'homme à ce principe premier: "Pas plus qu'aucun être, l'homme n'est une addition, une juxtaposition d'Esprit et de Matière, mais un accumulateur et un transformateur énergétiques, d'une puissance variable selon les individus, et capable de faire passer sa quantité d'énergie d'un niveau à un autre, vers le bas ou vers le haut. Toute conception strictement dualiste de l'homme obscurcit la notion même de son évolution.1,32

Leduc précise que cette évolution spirituelle procède de 1'"accomplissement de 1

'individu

dans ses deux modalités: a) grossière, corporelle, b) subtile, âme psychique, mental, discursif, pour accéder [à] la

personnalité

: le Soi. C'est "l'énergie [qui] unifie l'être à travers la multiplicité de ses états individuels".33 Les êtres humains n'atteignent pas tous le même niveau spirituel. Ils se classent en trois groupes hiérarchiques, divisions que Leduc emprunte à Abellio:

"a) les spiritualisés: voie ascendante contre 1'involution, dirige l'évolution- conformité à 1'essence de 1'être-connaissance, sagesse.

b) les demiéclairés: action, forces expansives -s'étendent sur un plan de rotation accélérée - donnent 1'impression d'avancer - se dispersent sur place.

c) Les soumis: - ceux qui se laissent emporter par le

31 Leduc, F. p. 98. 32 Abellio, R. p. 23 33 Leduc, F. p. 99.

(30)

courant, ignorance, obscurité - tendance descendante.1,34

"Les périodes d'évolution" voient "la minorité spirituelle" reprendre "son rôle de guide de la masse. Le bas de 1'involution au contraire se manifeste par la multiplicité des pouvoirs".34 35 36 La compréhension de ces données précise la route à suivre. Par leur appartenance à la caste des "éclairés", les "prêtres, artistes et savants" ont "une mission sociale" à accomplir. Cependant, c'est une tâche difficile:

"Aujourd'hui les pouvoirs sont dispersés. Le "profane" se venge.- La confusion est générale... Il appartient à ceux qui ont pénétré au coeur de l'homme de renouer les liens spirituels qui restituent le pouvoir, de semer sans compter ni regarder, il y aura toujours une parcelle de sol fertile pour recevoir la bonne semence.1,36

Cette idée de mission sociale et spirituelle que propose Leduc aux artistes pour sortir de la période confuse du moment et qui se trouve en germe dans le Manifeste, est issue de la notion des guides spirituels développée par Abellio. Ces guides spirituels sont "tous ceux qui agissent avec détachement, et par référence au plan divin, à savoir, selon une échelle ascendante, les Sages, les Prophètes (...) , et les Saints..."37 38

Pour cette "minorité sattwique" (éclairée)" d'aujourd'hui, pour la première fois dans notre Involution, le spirituel n'est pas évasion, mais délivrance, certitude d'accrochage dans le tourbillon des dualités. Et que 1'époque appelle le durcissement de cette minorité, et son action militante, dans des conditions de (...) précarité matérielle.1,38

Leduc voit le Manifeste sous l'angle de ses "possibilités

34 Ibid, p. 100. 35 Ibid.

36 Ibid.

37 Abellio, R. p. 17 . 38 Ibid, p. 188 .

(31)

d'unification (...), signe de l'unité réelle spirituelle." Il est vrai que c'est "sans (...) quitter le domaine de la chute (...) que nous nous sommes définis, sans toutefois préciser suffisamment s'il s'agissait pour nous de continuité (dans la descente) ou de changement de direction (continuité dans la tradition: ascension). Nous sommes déjà de la montée et n'avons rien en commun avec ceux qui perpétuent la descente et préparent le cataclysme.1,39

C'est pourquoi le vocabulaire automatisée est réinterprété selon un sens d'aspiration vers la spiritualité. Ainsi les mots "désir" et "passion" ont été utilisés pour s'opposer à la morale étouffante du temps. "Il s'agissait plutôt que de désir et de passion d'une aspiration supérieure (un appel de l'esprit) de notre être vers l'unité."39 40 "Désir et "passion" ne dépassent pas le "courant d'une morale utilitaire, par conséquent involutive." Il en est de même pour "anarchie" et "révolution". "Il s'agit plutôt maintenant de

hiérarchie

et

d'évolution

(dans l'harmonie). Nécessité d'une élite sage, et du reclassement des valeurs personnelles."41 Leduc fait ici référence à la minorité éclairée, spirituellement évoluée, et à l'exigence de redéfinir les valeurs selon cet ordre supérieur.

Leduc s'attaque ensuite à 1

'automatisme-surrationnel.

En premier lieu, il établit la distinction entre la connaissance et la science. La première relève du surrationnel, c'est-à-dire du supra-mental. Elle est personnelle. Elle appartient au spirituel, car la connaissance n'existe qu'en esprit, l'Esprit étant la connaissance suprême. "Les oeuvres" n'en "sont que des reflets, des manifestations dans l'ordre individuel". Mais par "leur pouvoir d'unification et de transformation", elles ouvrent la voie à la connaissance. "L'expérience spirituelle n'est

39 Leduc, F. p. 101. 40 Ibid.

(32)

communicable que transformée.1,42 La seconde n'est pas la connaissance. Elle se définit en termes dualistes, non- rationnel/rationnel. Elle est donc involutive, elle ne peut accéder au surrationnel. Cependant, "ses acquis positifs"(...) serviront de renforcement aux sciences postdiluviennes

(numérales, cycliques, cosmogoniques, etc.) dans l'édification d'une métaphysique pure (traditionnelle, ésotérique...)" qui permet "d'accéder à la connaissance."42 43

Dans son essai, Abellio constate la limite atteinte par les sciences matérielles. "Les savants actuels seront conduits à dépasser le stade de la description des choses et à aborder l'explication de leur essence".44 Et plus loin, il résume l'une des tâches de l'ordre spirituel qu'il propose: "Au sein de l'Ordre, disparaît la frontière entre la métaphysique et les sciences dites exactes ou expérimentales, ainsi qu'entre la théologie et la philosophie. L'Ordre dépasse toutes ces disciplines en essayant d'intégrer leurs différents acquis."45

Dans cet esprit, Leduc traite du surréalisme, comme "ne présentant] pas un cas exceptionnel". Sa valeur positive a été relevée justement par Borduas : "l'importance morale accordée à l'acte non-préconçu". Cependant cela reste incomplet. Leduc cite cet extrait de la "Bhagavad Gîta", "clef de voûte de toute démarche spirituelle [qui] semble mieux convenir à notre mode d'activité: "Agis l'acte à agir sans t'attacher à l'acte et en renonçant au fruit de l'acte".46 Le surréalisme a utilisé la part

42 Ibid.

43 Ibid, p. 102 .

44 Abellio, R. p.169. 45 Ibid, p. 171.

(33)

positive à exploiter "les bas-fonds de 1'inconscient avec, il est vrai [une] tentative d'unification au niveau de la conscience mentale".47 L'effort de Mabille et de Breton pour créer une unification temporelle et spatiale sur le plan politique48 est une utopie proprement involutive car elle est "de la descente dans la multiplicité". "La seule vraie unité est spirituelle."49 Le surréalisme n'est pas de cet ordre car il reste au niveau mental. "L'état de rêve ou de veille, les actes conscients ou inconscients, automatiques ou dirigés, procèdent tous de l'activité mentale..." L'automatisme aussi est d'ordre rationnel:

"...Agent d'exécution dans notre activité picturale, (...) "il" ne peut être qu'une manière de tenir le pinceau, la plume, etc., alors que le surrationnel est la qualité spirituelle organisatrice de 1'activité même. Le surrationnel est d'ordre supra- conscient, 1'automatisme d'ordre inconscient. Automatisme-surrationnel est donc impropre parce que dualiste. (...) Surrationnel se suffit; il nous conduit au domaine de l'esprit, de la connaissance, de la révélation.1,50

Ces distinctions ramènent à la conception d'Abellio, qui ne restreint pas l'homme au conscient et à 1 'inconscient mais lui ajoute le niveau du supra-conscient :

"Là s'ouvrent les domaines de 1'intuition, de la compréhension et du Sens et plus haut encore, de l'illumination. C'est 1'Esprit qui(...) n'est pas substance, ou forme; mais acte, champ de forces ; il ne supprime les frontières étroites de 1'individualité que pour dilater l'âme jusqu'à celles de l'universalité ou

47 Ibid, p. 102 .

48 Leduc fait référence à l'appui de Breton et des surréalistes au mouvement "Front humain" de Robert Sarrazac qui militait pour la reconnaissance d'une citoyenneté mondiale et à Garry Davis,"premier citoyen du monde", in Leduc, F. p.102 et Beaudet, A. p.249 n.209.

49 Ibid, p. 102 .

Ibid, p.103.

(34)

de la personnalité.1,51

Leduc termine sa remise en question par les mots

sensible

et

pouvoir.

Le véritable sens du premier c'est de réagir

"généreusement aux perceptions "sensibles". Quant au deuxième, le pouvoir, il vient de l'Esprit. Le pouvoir de création est spirituel. Il se manifeste à partir de "l'homme intérieur." L'oeuvre est à l'image d'un cycle de manifestation. "Du pouvoir spirituel de son auteur, manifesté dans la matière, elle devient pour le spectateur-acteur, puissance formelle qui ramène à l'esprit. La qualité primordiale de l'oeuvre est spirituelle J1,52

La lettre à Borduas du 13 décembre 1948 se termine par le mot "spirituellement". Leduc y a exposé sa vision de 1'évolution de l'homme selon les lois cycliques de la manifestation, de 1'importance de la tradition, de l'ordre universel issu de l'unification dans l'Esprit, concepts empruntés à Raymond Abellio. Leduc les intègre en exposant comment cette pensée peut s'appliquer à la situation propre aux automatistes et à la voie proposée par le manifeste Refus global. Ici, il faut souligner que ce long exposé de Leduc est composé dans la foulée de sa découverte de la cosmogonie d'Abellio. Le parallélisme évident entre les conceptions de Leduc et celles du penseur français peut s'expliquer de cette façon. Avec le temps, 1'intégration sera plus personnelle. Comme le dit Leduc maintenant: "C'est quelque chose qui a été pensée, qui était tellement influencée, pas encore digérée complètement...".51 52 53

Dans les lettres à Borduas de la fin décembre 1948 jusqu'en mai 1950, Leduc souligne à quelques reprises 1'importance d'Abellio.

51 Abellio, R. p. 66. 52 Leduc, F. p. 104 .

53 --- Entrevue accordée à l'auteure. Paris, 25 mai 1993. Annexe 1, p.136

(35)

Il précise plusieurs fois son engagement dans un vie spirituelle et son adhésion à des concepts fondamentaux de la cosmogonie abellienne, et surtout il tente de concilier cette pensée et celle de Borduas.

Durant cette période, 1'influence d'Abellio sur Leduc reste constante. Dans sa lettre du 28 décembre 1948, Leduc affirme 1'importance que revêt à ses yeux le commentaire positif sur Refus global venant de celui qu'il "considère l'homme le plus important de l'heure".54 Plus tard, le 18 juin 1949, il dit: "La seule amitié que je conserve est celle d'Abellio. (. . . ) Ses lettres (...) m'ouvrent chaque fois des univers de contemplation.1,55

Au cours de ses échanges avec Borduas, Leduc continue d'affirmer son orientation spirituelle. Dans la lettre du 10 janvier 1949, aux critiques de Borduas concernant les distinctions apportées aux mots "automatisme", "surrationnel", "matière", "esprit"56 par Leduc, ce dernier rétorque: "Vous me rappelez le vieux dualisme matière-esprit; pour moi, il n'y a qu'une essence spirituelle, dont la manifestation est substantielle.1,57 Le 1er mars 1949, Leduc explique la mission d'Abellio pour qui il s'avère nécessaire de "concilier la spiritualité illuminative avec 1'intellectualité la plus rigoureuse". Il ajoute pour lui-même, ce qui semble un engagement spirituel: "Combler la raison pour aboutir à 1 'exaltante illumination. Épuiser la passion jusqu'à la

54 --- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 28 décembre [19]48". p.105.

55 --- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 18 juin [19]49", op.cit. p.112.

56 Borduas, P.-É. Lettre à Leduc du 4 janvier 1949 , citée dans Beaudet, A. "Notes", op.cit. p.251 n.219.

57 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 10 janv.[19]49", op.cit. p.105.

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"pacification" qui est l'état le plus aigu et le plus affiné de l'action.1,58 Cet objectif final de communion au principe spirituel s'atteint par une action sur soi et par une action sociale communicante. L'action intérieure procède de "la nécessité de faire l'unité en soi pour opérer par rayonnement".58 59 60 61 De la première, découle la seconde. "Seul un lien de communion établi sur la compréhension,(...) permettra un noyau solide d'action positive, rayonnement d'une autorité incontestable.1,60

L'évolution de la correspondance de Leduc et de Borduas durant les années mentionnées dénote en outre la volonté de Leduc de rallier Borduas à sa nouvelle orientation. Ici, nous ne ferons ressortir cet aspect que par quelques exemples de façon à éclairer la profondeur de 1'engagement de Leduc dans sa démarche. Dans presque toutes les lettres de cette période, Leduc précise le sens du vocabulaire qu'il utilise et celui de sa pensée. A la suite de la réception du texte de Borduas, "Projections libérantes", il s'emploie dans sa lettre du 1er mars 1949 à démontrer comment leurs points de vue sont conciliables. "Je ne crois pas, mon cher Borduas, que votre "passion" et votre "raison historique" s'opposent réellement à mes espoirs, pas plus que je ne crois à 1'opposition réelle entre "conscience" et "vertige": ce sont les deux pôles nécessaires d'un même état, qui est celui de la vie spirituelle.1,61 De même, "la "tradition" que j'ai déjà invoquée et à laquelle je me rattache ne s'oppose pas non plus à votre "raison historique": elle est sur un autre plan la "valeur

58 --- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 1er mars [19]49" , op.cit. p.109.

59 --- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 26 avril [19]50", op.cit. p.125.

60 Ibid.

61 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. [19]49" p.109.

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morale" que vous avez retracée dans toutes les oeuvres de toutes les époques.1,62

Lorsque Leduc prend connaissance des intrigues et des luttes au sein du groupe automatiste, dissensions aiguisées par la réception de "Communications intimes à mes chers amis" de Borduas, il fournit à son correspondant une analyse qui cadre avec sa philosophie. Il associe la révolte de certains des automatistes (les fils) contre Vautorité de Borduas (le père) à "la

révolte des forces telluriques

! forces du sang, de la terre, de l'instinct".62 63 Cette comparaison réfère aux classifications d'Abellio entre forces telluriques et forces spirituelles, classes ou castes établies selon le degré d'évolution spirituelle. Dans le même esprit, Leduc ajoute que la faillite du groupe repose sur le principe d'unification qui en constituait le fondement, c'est-à-dire "la

seule spontanéité

"64, source d'anarchie. Pour endiguer ce désordre, il pose le problème de 1'autorité :

"Reconnaissance d'un ordre, d'une hiérarchie, donc d'une autorité. - Tendre vers ce qui est plus élevé, élever ce qui est plus bas. - La spontanéité (...) appartient aux forces telluriques, (...) son efficacité est soumise au rayon d'intelligence (éclairée, ordonnatrice) sous le contrôle de laquelle elle se manifeste."

Plus loin, il ajoute: "La fraternité réelle existe sur un même niveau d'évolution (d'intelligence); là il y entente, compréhension, aide mutuelle".65

Il ressort de la correspondance analysée que la pensée de Leduc

62 Ibid, p. 110.

63 Idem. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 14 mai [19]50", op.cit. p.127.

64 Ibid, p. 128 .

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est clairement marquée par la hiérarchisation du monde selon un ordre spirituel, modèle conçu par Abellio.

1.1.5.2. Les textes (1953 et 1954)

Leduc a aussi fait le point sur sa démarche dans des textes. Nous avons choisi "L'automatisme" et "Art de refus...Art d'acceptation", écrits en 1953 et 1954, pour discerner s'il y a alors persistance de l'influence d'Abellio et d'une orientation spiritualiste chez Leduc.

Dans "L'automatisme", Leduc reprend la réflexion déjà élaborée à ce sujet dans la lettre du 13 décembre 1948. Il reconfirme ce qu'il en disait à ce moment. "Agent d'exécution, manière de tenir la plume, le pinceau, etc." Il ajoute : "Ce qui fait son importance, c'est la profondeur de la personnalité de celui qui l'utilise.1,66 II en constate aussi les limites: "Parfois, il est vrai, on peut assister à 1'éclosion de fleurs merveilleuses,

(...)mais ces créations, si belles qu'elles soient, restent dans la sphère du "naturel", elles ne sont pas animées par un principe original de "profondeur spirituelle"..."66 67 Quant au monde psychique auquel l'homme occidental incorpore son moi, il est "considéré" selon Leduc "comme les autres phénomènes corporels et ne peut être métaphysiquement pris au sérieux.1,68 L'artiste reste fidèle à ce qu'il a expliqué à Borduas en 1948. Il rejoint aussi ce que lui avait écrit Abellio la même année, mais sous une autre forme: "Il y a le vertige surréaliste bienfaisant, (...) [m]ais ce n'est pas un état ultime, et je crois qu'il faut pousser la

66 Idem. "L'automatisme" op.cit. p. 141. 67 Ibid, p. 141.

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vie et la liberté à un degré supérieur.1,69

Le texte "Art de refus...Art d'acceptation" que Leduc rédige en 1954, fait le point sur deux démarches picturales opposées : la peinture "cosmique" ou art informe et l'art de la forme. L'analyse qu'il fait de l'une et de l'autre, rejoint la conception de la hiérarchisation du monde à partir de la matérialité jusqu'à la spiritualité, cette qualification étant attribuée au plus haut degré de spiritualité et à la communion à l'Esprit. Dans ce cadre, la peinture dite "cosmique" est "plongée dans la matérialité", "disparition de la forme dans la multiplicité". Elle "rejoint les doctrines de nihilisme et de désespoir (•••) de notre époque". Elle "participe de 1'involution". Elle "glorifie le sujet.1,70 La deuxième tendance "effectue une plongée dans la conscience de l'être" et "poursuit la qualité symbolique de la forme, la forme la plus parfaite étant à la limite la forme la plus simple chargée du sens objectif du monde." Dans cet "art objectif, la personnalité tend à se fondre dans 1'anonymat d'une vision hiérarchique du monde. A la limite, véritable art sacré où l'homme se situe en relation harmonieuse avec l'univers.1,71 Cette description des deux tendances de l'art contemporain résume le cheminement de Leduc de 1'automatisme à l'art abstrait construit. Elle illustre le choix et le sens de son orientation spirituelle. Les mots qui la composent, les concepts qu'elle sous-tend et la conception du monde qu'elle défend, identifient la filiation abellienne de sa pensée.

L'analyse de la correspondance de Leduc avec Borduas du 13 69 70 71

69 Abellio, R. Lettre à Fernand Leduc, 23 XII 48, reproduite dans Beaudet, A. p.250 n.217.

70 Leduc, F. "Art de refus...Art d'acceptation", op.cit. p.144 à 146.

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décembre 1948 au 14 mai 1950, et de ses deux textes écrits à la veille de 1955, fait ressortir 1'influence marquante de la cosmogonie de Raymond Abellio sur la pensée de Fernand Leduc. Cette étude qui nous amène jusqu'à l'année 1955, "moment où ça bascule"72 73, permet de comprendre les fondements philosophiques à l'origine du passage de 1'automatisme à l'abstraction chez Leduc et de saisir ce qui anime son action de regroupement de "tous les apports positifs

d'où qu'ils viennent"13

lors de son séjour à Montréal. Le mot "communion" utilisé à plusieurs reprises dans ses lettres, trouve aussi son sens. Dans un prochain chapitre, nous verrons comment ce cheminement influe sur sa démarche plastique.

1.2. Jean Bazaine

1.2.1. L'importance de la rencontre de Jean Bazaine

Leduc établit une relation avec Jean Bazaine à partir de janvier 1950. Il en fait part à Borduas dans sa correspondance entre le 21 novembre 1949 et le 24 mai 1952. Il mentionne surtout les qualités du peintre, celles de son travail et la pertinence de ses écrits. Cette rencontre marquera l'art de Leduc durant quelques années.

Dans la lettre à Borduas du 21 novembre 1949, Fernand Leduc mentionne le nom de Jean Bazaine pour la première fois. Il affirme que les toiles du peintre et ses écrits constituent sa première véritable rencontre dans le domaine de la peinture depuis qu'il est à Paris. Il reconnaît le caractère éminemment personnel de cet artiste, ainsi qu'une correspondance entre la pensée de celui-ci et la sienne. Voici ce qu'il en dit:

"Un peintre mûr, Bazaine (coté paraît-il dans les

72 Beaudet, A. "Présentation", op.cit. p.XXV.

73 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, décembre, lundi 13 [19]48." p.98.

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milieux parisiens) présente des toiles attachantes. C'est à mon avis la première manifestation d'un peintre français contemporain apportant une vue neuve et mettant l'accent sur la sensibilité plus que sur les spéculations en cours.(...) Enfin une rencontre! Une petite publication74 75 76 parue à cette occasion souligne l'oeuvre de façon bouleversante. Nous nous retrouvons en pleine communauté de pensée pour la première fois sur ce terrain depuis que je suis en France. Je fais quelques efforts en ce moment pour rencontrer le peintre Bazaine.1,75

Une première rencontre laisse à Leduc une impression très positive. La description qu'il fait de Bazaine révèle des qualités qui font penser à celles par lesquelles on a déjà caractérisé Leduc lui-même. Dans sa lettre du 1er janvier 1950 à Borduas, Leduc livre en ces mots sa première impression :

"Bazaine Jean; . . . homme d'une extraordinaire sensibilité, d'une simplicité engageante, chercheur tenace, travaille avec assiduité et acharnement dans le plus complet recueillement et suit avec sagacité la marche lente qui nous le fait trouver dans le voisinage proche de nos aventures.1,76

A quelques reprises, Leduc fait allusion à l'appui que Bazaine peut lui accorder, soit pour l'aider à organiser une exposition

74 II s'agit de ce que Leduc appelle les Notes et qui sont publiées en 1948 sous le titre de Notes sur la peinture d'aujourd'hui et rééditées en 1953 aux Éditions du Seuil. In Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas, Clamart, 1er janvier [19]50", op.cit. p.120 et Beaudet, A. p.258 n.254.

75 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 21 novembre [19]49". p.119.

76 --- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 1er janvier [19]50", op.cit. p.119-120. Cette description par Leduc de Bazaine fait ressortir des qualités qui ressemblent en partie à celles que Claude Gauvreau reconnaît à Leduc dans 1'interview que le peintre québécois lui accorde pour le Haut-Parleur le 30 juillet 1950. Voici ce que Gauvreau en écrit : "...Leduc, ce rigoureux et lent chercheur, si intransigeant, si méticuleux, si impitoyable envers lui-même". In Beaudet, A. p.263 n.275.

Figure

Figure 1: Segmentation du plan pictural en quatre  grandes régions numérotées de 1 à 4
Figure 2: Le plan originel: axialités verticales et  horizontales ; angles de rencontre des vecteurs ;  diagonales harmonique (du coin inférieur gauche vers le  coin supérieur droit) et disharmonique (du coin  inférieur droit vers le coin supérieur gauche)
Figure 5: Exemples de profondeur optique de la 2e  grande région illustrés par 4 graphes, de très profond  à très rapproché.

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