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LA PENSÉE ESTHÉTIQUE DE FERNAND LEDUC ET SON ACTION DANS LE MILIEU DE LA PEINTURE À MONTRÉAL DE 1953 À

2.3. Distanciation de l'automatisme et ouverture aux différentes tendances (1953-1955)

2.3.2. Évolution de la pensée esthétique Leduc du monde psychique au domaine métaphysique

2.3.2.1. Mise au point sur l'automatisme

Le premier événement public qui marque le retour de Leduc à Montréal, l'exposition du boulevard Saint-Joseph, donne lieu à un premier "texte écrit au crayon à mine, non daté, mais inscrit à l'endos du carton d'invitation annonçant [cette] première exposition..."19 20 Ce court texte, intitulé "L'automatisme", revêt une importance particulière car Leduc y fait le point sur la démarche esthétique qui a été la sienne depuis sa première rencontre avec Borduas et jusqu'à la remise en question de cette position après la signature de Refus global. C'est à ce moment que Leduc aura été en relation suivie avec le penseur français Raymond Abellio.

Le texte sur "L'automatisme" éclaire la position de Leduc et ainsi, "confront[e]...celle-ci...à celle des autres membres du groupe.1,20 Auparavant, Leduc s'était déjà démarqué officiellement de l'automatisme en déclarant "dans son entretien avec R.M. Léger en 1950", "ne pas appartenir à une "école" ni à l'automatisme."21 Ici, il précise où il en est, et il clarifie sa position vis-à-vis cette école de pensée.

Leduc reprend en premier lieu la définition qu'il en a déjà donnée à Borduas dans la lettre qu'il lui adressait en date du 13 décembre 1948 et que nous avons analysée dans le précédent chapitre. L'automatisme est un "agent d'exécution, manière de tenir la plume, le pinceau, etc."22 Il "est d'ordre rationnel".23

19 Beaudet, A. "Notes", op.cit. p.270 n.294. 20 Id. p. 270 n.293.

21 Ibid.

Cette conception s'oppose à celle de Borduas pour qui l'automatisme est surrationnel et est défini en termes "d'écriture plastique non préconçue", de "prise de conscience plastique" en cours d'écriture, d'"objets", d"abstraction baroque".23 24 25 Leduc continue en précisant que 1 ' "importance" de cet "agent", de cette "manière", est liée à la "profondeur de la personnalité de celui qui l'utilise.1,25 Ainsi, 1 ' automatisme donnera "un meilleur résultat", si son utilisateur est capable de grande concentration. La maîtrise "des mécanismes" des "représentations" réside dans la force de 1 'esprit et non dans l'automatisme lui-même, dont les "esprits faibles" peuvent être "esclaves". C'est pourquoi 1'automatisme, "discipline de travail devient l'objet fixé" qui "permet de persister dans l'état d'immobilité: méditation".26 27 Moyen de création, 1'automatisme reste un phénomène psychique, donc corporel.

Pour Leduc, comme il l'avait déjà écrit à Borduas en décembre 1948 : "[la] possibilité de création est attachée au

pouvoir

spirituel

de l'homme.1,27 Si un créateur ne procède qu'automatiquement, il peut parfois "assister à 1'éclosion de fleurs merveilleuses", mais "ces créations... restent dans la sphère du "naturel". "La nature, par elle-même, ne peut atteindre

23 --- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, décembre, lundi, le 13 [19]48". op.cit. p.103.

24 Bourassa, André-G., Lapointe, Gilles. "Présentation: Pierres angulaires" in Borduas, Paul-Émile. Refus global et autres écrits. Montréal: Éditions de l'Hexagone. 1990. (Typo: Essais) p. 19.

25 Leduc, F. "L'automatisme", p. 141. 26 Ibid.

27 Idem. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, lundi, le 13 décembre [19]48". p.104

les hauteurs de la spiritualité".28 29 La vie spirituelle est le fruit d'un "effort énergique" de l'homme. C'est la voie choisie par Leduc, et celui-ci l'affirme ici pour la première fois dans son milieu. Cette orientation lui fait ajouter: "Nous ne nous identifions pas à un phénomène qui se produit automatiquement. . .1,29 Le monde psychique auquel le moi de l'homme occidental est incorporé, fait partie des "phénomènes corporels" et n'atteint pas le domaine de la métaphysique.

Dans ce texte important, Leduc dissocie sa conception de 1'automatisme de celle de Borduas en lui accordant une fonction de "manière", de "discipline" dans le processus créateur, et en plaçant la création au niveau de la spiritualité que l'homme atteint par un "effort" conscient. Plus tard, lorsqu'il affirmera être resté automatisée, c'est-à-dire "sans pensée préconçue, dans un état le plus complet d ' inconnu"30 31 devant 1 ' oeuvre à peindre, il référera au comportement tel qu'il l'avait défini dans ce texte sur "L'automatisme" et non au pouvoir créateur lui- même .

2.3.2.2. De l'art de refus à l'art d'acceptation

L'évolution de la pensée esthétique de Leduc du monde psychique auquel est relié l'automatisme vers le domaine de la métaphysique exprimé par l'art formel est expliquée dans le texte charnière "Art de refus...Art d'acceptation" qui "a possiblement été écrit ...pour la société Radio-Canada.1,31 Ce texte fait le point sur la

28 Idem. p. 141 29 Ibid.

30 Note tirée de 1'enregistrement audio de la conférence donnée par Fernand Leduc au Musée du Québec le 12/04/1989 lors de la "Rétrospective Fernand Leduc" du 11 avril au 28 mai 1989.

démarche de Leduc, mais aussi sur 1'évolution de la peinture au Québec depuis les débuts de 1'automatisme, expérience que l'artiste relie aux courants de l'art international. Leduc y fait le constat de sa rupture avec l'automatisme et de son orientation vers un art plus formel. Huit ans plus tôt, à la fin de 1946 ou au début de 1947, dans un texte de même envergure, "La rythmique du dépassement et notre avènement à la peinture", il prenait déjà ses distances avec le surréalisme et en signalait les limites. Il prenait alors le parti de 1'automatisme et de "sa... puissance de transformation.1,32

Sept ans plus tard, "Art de refus... Art d'acceptation" pose un autre jalon dans le discours théorique concernant 1'"aventure picturale" de Leduc, mais aussi celle des peintres de l'avant- garde de la décennie cinquante au Québec.

Comme 1'indique son titre, l'auteur traite de deux pôles de l'art. Le premier réfère à 1'automatisme et au Refus global, le second à 1'acceptation d'un ordre universel. Cet ordre est relié à une conception spirituelle du monde inspirée par la pensée d'Abellio.

Leduc développe son analyse en tant qu'acteur de 1'activité picturale montréalaise, mais aussi en tant que témoin ayant pris un certain recul par son absence de six ans du Québec et par sa démarche personnelle "vers l'éclairage de la seule conscience objective de l'homme.1,33 II constate d'abord les changements intervenus à 1'intérieur du milieu de la peinture montréalaise. Il fait un bilan positif de douze ans d'"expériences"... 32 33

32 Leduc, F. "La rythmique du dépassement et notre avènement à la peinture", op.cit. p.45.

picturales "audacieuses",34 nécessitées par "un désir d'émancipation" du groupe réuni initialement autour de Borduas. Parmi ces oeuvres, certaines sont "accomplies". De plus, le public a commencé à s'apprivoiser. Cet art s'affirme de même sur le plan international, "certains noms brillent déjà à côté des plus importants de notre époque".35 Une exposition comme "La matière chante" réunit des artistes "prestigieux". Elle suscite "la curiosité ...sympathique",36 voire l'admiration. Mais le changement en cours se fonde davantage maintenant sur le plan formel. Face aux trois phases plastiques de l'automatisme, "automatiques, surrationnelles, puis cosmiques,"37 la "mutation" "s'affirme en conceptions parallèles".38 Ainsi, "ces formes nouvelles" sont initiées désormais par les travaux des Premiers Plasticiens.39

Leduc situe là le moment où il s'est rendu compte pour la première fois de "la destinée de formes en pleine gestation, et [de] l'inévitable transformation en complexité qu'est appelée à subir notre expérience picturale non figurative."40 La venue de Borduas pour l'exposition "La Matière chante" a éclairé le sens de sa démarche picturale d'"appellation "cosmique" telle qu'il la

34 Leduc, F. "Art de refus... Art d'acceptation", op. cit. p. 14 3 . 35 Ibid.

36 Ibid.

37 Ibid. p.144. André Beaudet écrit que la "démarche "automatique" va des "gouaches de 1942 de Borduas" jusqu'à "Refus global"; "une démarche "surrationnelle", des "Peintures surrationnelles" de Borduas de 1949 jusqu'en 1953 et que s'ajoute "enfin une démarche "cosmique" dont l'exposition La matière chante explicite la portée". "Notes", p.273 n.299.

38 Leduc, F. op.cit. p.144.

39 Beaudet, A. "Notes", p 273 n.300. 40 Leduc, F. p.144.

vit dorénavant aux États-Unis, confrontant "sa peinture avec celle des Américains, ... avec celle de certains apports européens, de même qu'avec la nôtre".41

Par la suite, Leduc analyse les deux formes d'art dont il vient d'entrevoir la coexistence à Montréal à la fois sur les plans formel, historique et philosophique. La dichotomie qui articule son titre structure tout le reste de son exposé.

L'art de refus est associé à 1'automatisme sous toutes ses formes, automatisme gestuel, surrationnel ou "cosmique". C'est "la plongée dans la matérialité", plastiquement et philosophiquement. Sur le plan artistique, c'est "le rejet de toute intention", "la disparition" désirée "de tout support psychologique", "l'anarchie complète de la forme," ("amorphisme"). Philosophiquement, "ses prémisses" sont exposées dans Refus global, pensée qui rejoint "les doctrines de nihilisme et de désespoir". Une de ces doctrines visées pourrait concerner 1'existentialisme. Cette philosophie, développée en France durant les années de 1'après-guerre, entre autres par Jean-Paul Sartre, se fonde sur le libre choix de l'homme de son destin et sur la négation de 1'existence de Dieu. Cette pensée entre directement en contradiction avec la philosophie d'Abellio, à laquelle Leduc réfère depuis peu, et qui présuppose l'a

priori

du déterminisme divin dont dépend l'ordre universel. En art, selon Leduc, la "filiation" de l'art de refus est ainsi "1'anti-art depuis Marcel Duchamp en passant par Pollock".42 En font partie 1'expressionnisme abstrait américain, le tachisme européen et 1'automatisme québécois. L'homme moderne y exprime férocement sa révolte.

41 Ibid.

D'après Leduc cependant, l'art d'acceptation succède au premier. Il part du même constat de désordre du monde. Mais au lieu de rester limité à 1'expression psychologique de la personnalité, cet art plonge "dans la conscience de l'être" et "poursuit la qualité symbolique de la forme. La forme la plus parfaite étant à la limite la forme la plus simple chargée du sens objectif du monde.1,43 Cette recherche de la forme symbolique réfère à la fois aux symboles premiers : mots-clés, nombres, formes, "qui créent le lien entre la vie humaine et la vie cosmique"43 44 tel que l'a écrit Abellio, et aux "grands signes essentiels"45 "porteurs de "valeurs universelles"46 de l'art sacré de Jean Bazaine. Selon Leduc, ce dernier figure avec Manessier, Tal-Coat et Soulages dans la filiation des peintres de l'art d'acceptation. Cet art concerne l'art sacré, témoignage d'une structure universelle.

Entre ces deux pôles, enfin, selon Leduc, "tout l'art contemporain se situe" et "témoigne de 1'aspiration à l'unité".47 Il s'agit ici pour Leduc de l'art vivant et non de 1'académisme qui marque "un arrêt de la personnalité". Le choix de "l'art de refus" est lié à "l'affirmation de la personnalité", (le psychisme, le moi), le choix de "l'art d'acceptation" au "développement de l'être", (l'Esprit, le "Je transcendantal, l'homme intérieur" d'Abellio). En principe, l'homme peut

43 Ibid.

44 Abellio, Raymond. Vers un nouveau prophétisme.Essai sur le rôle du politique du Sacré et la situation de Lucifer dans le monde. Bruxelles : La diffusion du livre, 1947. p.172.

45 Bazaine, Jean. Notes sur la peinture d'aujourd'hui. Paris : Éditions du Seuil, 1953. p.72-73.

46 Laude, Jean. "La crise de l'humanisme et la fin des utopies", L'art face à la crise 1919-1929. cité dans Greff, J-P. "Bazaine 1941-1947 : les années décisives" Bazaine. Paris: Skira; Centre national des arts plastiques. 1990. p.139.

développer harmonieusement ces deux aspirations intérieures. Mais l'époque actuelle d'"involution" favorise selon Leduc, le "développement excentrique de la personnalité au détriment de l'être".48 49 Notre civilisation se caractériserait par le "SAVOIR ÉTENDU", par "la démocratisation des valeurs", par le "nivellement par la dispersion dans la multiplicité", donc par une absence de connaissance spirituelle, d'hiérarchisation, ou de conscience d'un ordre universel. L'art de refus, ou "art informe", traduit alors toutes les caractéristiques de cette époque d'"involution", justement par son "anarchie destructrice de la forme". Comme dans tous les cycles d'involution, selon Leduc, l'appel de 1'Esprit se fait entendre. Un "art objectif" s'impose pour traduire la "vision hiérarchique du monde", dans laquelle "la personnalité tend à se fondre". C'est, pour Leduc, la naissance d'un "véritable art sacré où l'homme se situe en relation harmonieuse avec l'univers." Cet "art de formes " réfère aux symboles premiers et "témoignée] de la présence non d'un homme en particulier, mais de l'ordre reconnu des mondes où il se situe.1,49 Cet art arrive après "1 ' éclatement total de la matérialité, mais s' intensifie à la mesure même de la prolifération de l'art informe".

De fait, selon Leduc, la coexistence de ces deux types d'art est toujours possible si "leurs réalisations confrontées permet l'accomplissement de l'art auquel nous aspirons tous, celui d'une parfaite qualité objective, réalisable dans la seule conscience objective de l'homme."50

A Montréal, plus particulièrement, l'art s'éveille "à la complexité de notre conscience picturale, en plus de nous

48 Ibid, p. 146. 49 Ibid.

orienter vers un niveau international".51 Ici, l'art qui se développe depuis plus de dix ans sous le signe de " 1 'éclatement formel" et celui qui commence à se manifester sous de nouvelles formes "la sérénité du symbole informé", témoignent de la "vitalité" de notre "aventure". Entre ces deux pôles, pour Leduc, une multitude d'expressions reste possible. Les années à venir promettent ainsi "une riche moisson", selon l'artiste.

Dans ce texte, Leduc démontre que malgré un éloignement de six ans de Montréal, il s'engage résolument dans 1 'évolution de l'art au Québec. En outre, par sa correspondance avec Borduas, il a suivi de très près l'art qui s'y est développé récemment. Depuis son retour, comme on le voit par son rôle d'embrayeur au sein des activités picturales, il est au fait de la vitalité des différentes expressions plastiques québécoises. Il situe d'ailleurs la qualité de cet art au même niveau que l'art international. Son séjour en France lui ayant donné une perspective d'ensemble des courants internationaux, il en dégage les lignes de force. Tout en posant sur le plan formel la différence profonde des deux courants majeurs de l'art contemporain, il la fonde avant tout sur le plan philosophique. C'est ainsi qu'il démontre que 1'"art de refus" et "l'art d'acceptation" réagissent tous deux à 1'angoisse de l'homme moderne face à 1'anarchie du monde.

L'art de refus se réfugie dans la révolte. Il effectue une plongée dans la matérialité, exacerbe le "développement" de la "personnalité", fait éclater la forme. L'art d'acceptation, au contraire, accepte la transcendance d'un ordre universel. Il plonge dans la conscience, tend à "1'accomplissement des qualités d'être",52 crée des formes symboliques. Toute la démonstration de

51 Ibid, p. 147

Leduc adopte à cet égard le cadre et les concepts philosophiques qu'il a intégrés de la pensée de Raymond Abellio. Il ressort aussi de ce texte charnière que sa démarche privilégie non plus l'automatisme mais un art plus formel. Sa voie s'éloigne de plus en plus de celle de Borduas à qui il laisse "poursuivre ses considérations d'ordre plastique".53 Ce texte diffusé lors d'une émission radiophonique prend ainsi une dimension publique importante.

2.3.2.3. La critique d'art comme éveil du public et comme appel