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Éveilleur des esprits au langage de l'art abstrait: le débat Leduc/Chicoine

LA PENSÉE ESTHÉTIQUE DE FERNAND LEDUC ET SON ACTION DANS LE MILIEU DE LA PEINTURE À MONTRÉAL DE 1953 À

2.5. Engagement pour la reconnaissance sociale de l'art abstrait et de ses artistes (1956-1959)

2.5.2. Défenseur de l'art abstrait et de ses artistes

2.5.2.2. Éveilleur des esprits au langage de l'art abstrait: le débat Leduc/Chicoine

Fernand Leduc continue sa défense de l'art abstrait jusqu'à la fin des années 1950. René Chicoine restera son contradicteur principal. Comme nous venons de le voir, lorsque Chicoine a ouvert les pages du journal Le Devoir au débat de l'art figuratif et de l'art non-figuratif, son intention n'était pas innocente. Durant les années qui vont suivre, Chicoine dénoncera encore dans de nombreux articles l'art abstrait en général et celui pratiqué par Leduc en particulier. Il fait une critique virulente de 1'exposition de Leduc à L'Actuelle, en 1956 dans un article intitulé "Le squelette chante assez bien" déclenchant un intense débat dans le milieu culturel montréalais.

A la fin d'un autre article, "Les Peintres non-figuratifs (suite et fin)" du 16 août 1958, Chicoine propose aux "peintres" qu'il appelle irrespectueusement "géométristes" de publier leur "point de vue". Leduc répond à 1' invitation par 1'article "Rencontre à pont-couvert" dans lequel il démontre les rapports formels nouveaux développés par l'art abstrait. Chicoine rétorquera dans un article intitulé "Pinceau vs tire-ligne", dans lequel il accuse l'art abstrait de n'être que décoratif et d'être inapte à véhiculer les sentiments. Il poursuivra par la suite ses attaques en réagissant à la conférence prononcée par Leduc devant le Club des Beaux-Arts lors de l'exposition "Art Abstrait", en 1959, dans un article critique, intitulé "Les jeunes hommes en quelle ère?"

Dans "Rencontre à pont-couvert", Leduc amorce son argumentation en utilisant une comparaison empruntée à Platon qui sert bien son propos :

"Ce que j'entends ici par beauté de la forme n'est pas ce que le commun entend généralement sous ce nom, par exemple, celle des objets vivants et de leurs reproductions, mais quelque chose de rectiligne et de circulaire et les surfaces et les corps solides

composés avec le rectiligne et le circulaire au moyen du compas, du cordeau, de 1'équerre, car ces formes ne sont pas comme les autres, belles sous certaines conditions, elles sont toujours belles en soi.1,127

En référant aux principes premiers, aux formes absolues, Leduc vise directement 1 'argument de Chicoine concernant 1' imperfection de ce qu'il nomme l'art géométrique. Dans son article "Les peintres non-figuratifs (suite et fin)", Chicoine avait écrit:

"C'est le genre qui est imparfait, étant trop parfaitement limité.1,128 Le fondement de 1 'argumentation de Leduc porte, comme dans ses textes précédents concernant l'art abstrait, sur les rapports des éléments picturaux dans un espace redéfini, sur le nouveau langage formel qu'il introduit, sur son sens et sur ses fondements philosophiques. Leduc compare René Chicoine à "un spectateur type: curieux, honnête, de bonne foi," etc., mais "profondément enraciné dans une époque révolue". Il revient sur les mêmes arguments qu'il a déjà employés concernant la nostalgie du passé et 1'insensibilité face à l'art du moment présent. Sa défense de l'art abstrait emprunte une méthode utilisée en pédagogie qui consiste à répéter la même idée sous des formes différentes jusqu'à 1'obtention d'une compréhension. Malgré le ton volontiers ironique qu'il emploie dans son texte, Leduc veut faire avancer la cause de l'art abstrait et voir enfin s'abattre les résistances conservatrices.

Pour Leduc, le principe de beauté de 1'artiste abstrait se fonde sur la définition de Platon telle qu'il a donnée. Le chemin intérieur à parcourir exige du dépouillement. On l'a vu, Leduc en

a déjà expliqué le sens comme étant "un cheminement éliminatoire 127 128

127 Platon, Philecte. in Leduc, F. "Rencontre à pont-couvert", op.cit. p.164.

128 Chicoine, René. "Les peintres non-figuratifs" (suite et fin), Le Devoir. Montréal, 16 août 1956.

du multiple par une fonte dans l'unité",129 à la fois spirituellement et plastiquement. Selon Leduc, ce dépouillement enlève au tableau tout relent de naturalisme: "profondeur, volumes, modelé, qualité des corps, éclairage, etc."130 Initié par

les impressionnistes et continué par les cubistes, cette abstraction concerne encore les "qualités accessoires du tableau", c'est-à-dire tous les arguments utilisés par Chicoine dans son article contre l'art abstrait: "le charme du métier, la consistance de la pâte, le mystère des passages subtils . . . ",131 qui n'ont rien à voir avec l'art abstrait proprement dit. Celui- ci "développe une vision nouvelle" qui est celle d'une peinture auto-référentielle basée sur les relations de formes et de couleurs dans "un espace strictement pictural, respectant la surface du tableau", ainsi que les structures plastiques animées par le dynamisme plan-couleur."132 Leduc oppose la "vitalité absolue de la couleur et de la forme" à la "sécheresse" qu'y trouve Chicoine. Il souligne que l'aspect "exaltant" de "l'art abstrait", sa rupture avec "les lois de la représentation" ("organisation centrale, point de vue perspectif"), lui a accordé une grande liberté d'"organisation faite de la stricte autonomie des plans-couleurs, visant à l'autonomie générale du tableau par le seul prestige des relations plastiques".133 C'est la notion du tableau-billard qui a remplacé celle de tableau-fenêtre, notion qu'a explicitée initialement Léon Degand:

"La peinture figurative nous a imposé la conception du tableau-fenêtre. . . Le rectangle du tableau limite le spectacle du monde extérieur de la même façon que le

129 Leduc, F. "Évolution: de l'expressionnisme non-figuratif à l'art abstrait", p.155.

130 --- "Rencontre à pont-couvert", p.165. 131 Chicoine, R. op.cit.

132 Leduc, F. op.cit. p.165 133 Ibid.

rectangle percé dans un mur pour voir ce qui est au- delà. Et comme, au-delà, c'est le monde extérieur, et que le monde extérieur est pourvu, dans notre esprit, d'un haut et d'un bas, avec attraction de l'un vers l'autre, le tableau figuratif l'est aussi.

"La peinture abstraite tend, par définition, par sa nature même, à éliminer cette conception au profit de celle du tableau-billard. Le rapprochement avec la surface sur laquelle on joue au billard se justifie parce que cette surface est plane et bien délimitée ... et que les billes s'y disposent, sans altérer le caractère plan de cette surface, au gré des joueurs comme les formes et les couleurs au gré du peintre abstrait .... [L] es notions de haut et de bas ne sauraient intervenir, non plus que celle de pesanteur.1,134

Cette citation de Degand permet de comprendre le changement important de perception qui est enclenché par l'art abstrait. C'est ce que veut dire Leduc lorsqu'il parle d'"ordre nouveau qui bouscule les habitudes mentales". Mais ce changement des structures de la plastique "réserve" des joies qui lui sont propres, celle de "la sereine aisance des structures de l'esprit". C'est 1'accession à un ordre supérieur, celui de l'esprit dépouillé des entraves de la matérialité. Leduc poursuit en précisant qu'il ne s'agit pas de "doctrine", mais d'"un état d'esprit", celui que chacun "infléchit à sa propre mesure" et "celui qui domine notre temps". Quand arrive le moment de porter un jugement sur une oeuvre, selon Leduc, "la qualité" s'impose d'elle-même, "elle s'éprouve" et par "l'artiste" et par le "spectateur". Leduc termine en souhaitant que l'art abstrait trouve sa place, "le mur qui justifiera son expansive présence." Ce dernier voeu réfère à la planéité de la peinture abstraite qui en vient à se confondre avec le "mur", image de 1'intégration de la peinture à 1'architecture via l'art abstrait, référence aux préoccupations néoplasticiennes de Mondrian.

Pour Leduc, l'art abstrait est donc un langage formel nouveau,

fondé sur les éléments propres à la peinture. Cet art développe une attitude et une vision nouvelle. Partie intégrante de 1'environnement moderne, il est de son temps.

Lzéchange entre Chicoine et Leduc permet tout de même à ce dernier de diffuser auprès d'un plus vaste public, ses convictions profondes quant à l'art abstrait et de faire évoluer les mentalités. Nous pouvons voir dans ces interventions, outre un désir de communication de l'art, un engagement profond de l'artiste à jouer un rôle d'éveilleur des consciences au sein de la société québécoise.

2.5.2.3. Défenseur des artistes abstraits face aux institutions