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Organisateur-exposant de la première exposition collective d'art abstrait à Montréal

LA PENSÉE ESTHÉTIQUE DE FERNAND LEDUC ET SON ACTION DANS LE MILIEU DE LA PEINTURE À MONTRÉAL DE 1953 À

2.5. Engagement pour la reconnaissance sociale de l'art abstrait et de ses artistes (1956-1959)

2.5.3. Organisateur-exposant de la première exposition collective d'art abstrait à Montréal

2.5.3.1. L'exposition "Art Abstrait" à l'École des Beaux-Arts de Montréal, janvier 1959

L'exposition "Art Abstrait" qui a lieu à l'École des Beaux-Arts de Montréal du 12 au 27 janvier 1959, "s'inscrit comme une déclaration-manifeste dans le contexte du débat public qui

les membres du clergé, parce que Leduc avait signé Refus global. Il peignait et faisait ses activités le soir. Voir l'entrevue citée. Ann.l,p.137,138.

137 Leduc, F. "L'affaire du Musée Fernand Leduc répond aussi à M. Steegman", op.cit. p.168.

entoure les déclarations de Steegman.1,138 Elle est organisée par Fernand Leduc, Jean Goguen et Guido Molinari. Les sept exposants sont tous des peintres plasticiens: Louis Belzile et Fernand Toupin, deux des Premiers Plasticiens, Jean Goguen, Denis Juneau, Guido Molinari et Claude Tousignant, qui seront qualifiés par la suite de seconds Plasticiens et Fernand Leduc.

Dans le catalogue, présenté par Fernande Saint-Martin, chacun écrit un court texte dans lequel il "manifeste (...) le souci primordial d'établir avec le réel des relations plus adéquates que celles qu'avait esquissées la peinture classique."138 139 Une dédicace aux "pionniers" européens de l'art abstrait, Malévitch, Taeuber-Arp, Mondrian, Van Doesburg et aux pionniers québécois, les Premiers Plasticiens, est mise en exergue au catalogue, précisant la filiation dont ces exposants se réclament et liant de ce fait l'art des peintres abstraits de Montréal à l'art international.

2.5.3.2. Le texte-manifeste de Leduc pour l'exposition: "Vivre c'est changer", janvier 1959

Le texte de Fernand Leduc, "Vivre c'est changer", introduit la notion de changement lié au "pictural", à l'instar de la vie et de l'évolution de 1'"humanité". Qui dit accession à "un milieu fondamentalement nouveau", dit "crises", "déchirements", l'évolution ne se faisant pas sans heurts. Dans le champ de l'art, qui se fonde sur la sensibilité, "l'obligation constante de recréer" un "équilibre" est d'autant plus difficile. L"'esprit créateur" agit comme moteur du changement dans ce domaine.

138 Carani, M. Rodolphe de Repentiony. Écrits sur l'art et théorie esthétique 1952-1959. p.67.

139 Saint-Martin, Fernande. "Révélations de l'art abstrait", Art Abstrait. Exposition du 12 au 27 janvier 1959. Montréal: École des Beaux-Arts.

Secouant les acquis, proposant un nouveau langage, il précède la notion de beauté et "dévore 1'esprit critique".

Dans cet esprit, 1'"esthétique" de l'art abstrait, par le biais de 1'"optique", est "lié à la notion de forme et au dynamisme de la couleur" alors que précédemment, nous devions apprivoiser "les débordements lyriques de 1'automatisme" ou "l'éclatement de la forme par 1'accident". L'art abstrait institue un "ordre nouveau", de nouvelles structures "visuelles et mentales". En évacuant le "monde de la représentation" et tous ses mécanismes, "le tableau abstrait" privilégie les "qualités relationnelles" "des "formes et des couleurs" selon une "organisation imprévisible" dans "un espace strictement pictural".140 Au désordre succède l'ordre.

2.5.3.3. Porte-parole des exposants : la conférence "Pour déséquivoquer l'art abstrait"

A l'occasion de 1 'exposition "Art Abstrait", Fernand Leduc se fait le porte-parole de tous les exposants et prononce une causerie devant les membres du Club des Beaux-Arts. S'adressant à un auditoire éduqué mais traditionnel, Leduc situe l'art abstrait présenté à Montréal dans une filiation historique qui remonte aux premiers peintres abstraits. Il développe aussi le concept de langage qu'est l'art abstrait.

Cette conférence vise à expliquer l'art dans lequel Leduc est engagé à 1'instar de quelques autres artistes montréalais de façon à faire évoluer les mentalités. Le peintre insiste aussi sur le caractère inéluctable de la survie de l'art abstrait. L'objet même de la conférence se trouve résumé dans son titre, "Pour déséquivoquer l'art abstrait". Fondamentalement, Leduc veut préciser le sens de l'art abstrait et faire disparaître toutes

les interprétations confuses. Il utilise une référence qui renvoie au manifeste des surréalistes-révolutionnaires,141 142 143 et ce faisant, annonce la méthode qui va dynamiser tout son discours, celle de la citation. Ce dernier plaidoyer en faveur de l'art abstrait avant le départ de Leduc pour Paris la même année, est solidement construit sur des assises historiques, philosophiques, esthétiques et formelles. Ce texte ne se veut plus tellement une défense de l'art abstrait, mais plutôt une mise en évidence de sa réalité et de sa vitalité.

Laissant "aux tableaux le soin de se défendre seuls", Leduc fait appel à l'histoire de l'art pour situer l'art des Plasticiens de Montréal. La naissance d'une forme d'art n'est pas arbitraire. A l'image de la vie, "chaque tendance porte en elle-même ses limites immanentes, chaque forme renferme en elle-même toute la descendance qu'elle peut avoir.1,142 C'est pourquoi les artistes abstraits ne sont pas "des inventeurs de systèmes", mais leur "seule originalité consiste à réaliser de manière actuelle et empirique le développement des formes qui [ les] précèdent. . .1,143 Pour illustrer son propos, Leduc fait appel à un raccourci employé par le peintre Schneider pour qui "il n'y a pas eu de rupture brutale entre l'art figuratif et l'art non-figuratif, "mais bien développement logique".144 Cette conception établit une filiation de l'abstraction à partir de 1'impressionnisme, en passant par le cubisme et le fauvisme, "autant de tentatives pour libérer la peinture de la représentation servile de l'objet"145

141 "Pour déséquivoquer 1 'action des surréalistes en France" in Beaudet, A. "Notes", p.279 n.340.

142 Citation empruntée au comte de Keyserling in Leduc, F. "Pour déséquivoquer l'art abstrait", op.cit. p.171.

143 Leduc, F. p. 171. 144 Ibid.

dont l'objectif ultime est la peinture auto-référentielle, c'est- à-dire la peinture abstraite. Le mouvement ne s'arrête pas alors. Comme Leduc l'a déjà écrit sous une autre forme: l'art est engagé dans "un présent à notre mesure."

Toujours sur le mode de la citation, Leduc continue d'illustrer l'évolution "du langage abstrait" depuis ses pionniers historiques, Kandinsky, Mondrian, Malevitch, Delaunay. Placé sous le signe de "1'invention", l'art abstrait n'est en rien "une école", même si Michel Seuphor certifie "qu'inévitablement toute forme d'art en notre siècle aboutit à 1'abstraction". C'est plutôt "un langage universel". Cette notion rejoint ce qu'en dit Léon Degand lorsqu'il soutient que "l'Abstraction picturale n'est pas une nouvelle école de peinture, mais une nouvelle conception de la peinture. . .1,146 Dans cet esprit, "la présente exposition" (celle de 1'"Art Abstrait") veut atteindre le spectateur et "supprimer 1'équivoque qui entoure les conceptions de l'art non- figuratif et de l'art abstrait.1,147

L'accession au "langage de l'art abstrait" passe par "un choc de la sensibilité" qui doit être "débarrassée des préjugés ordinaires d'une éducation picturale toute imprégnée d'esprit figuratif",148 précise Leduc, citant à nouveau Degand. Ce changement a commencé à s'opérer au Québec autour de 1942, depuis la première exposition des gouaches automatistes de Borduas à l'Ermitage. Cette peinture a fait disparaître la référence à 1'"objet" en projetant 1'inconscient sur la toile. Mais la construction de 1'espace de ces tableaux gardait les "attributs propres aux lois du monde de la figuration", selon Leduc. Pour

accéder à la "nouvelle logique picturale" de l'art abstrait, 146 147

146 Degand, Léon. p. 97. 147 Leduc, F. p. 172 .

1'esprit et la sensibilité doivent se dépouiller davantage. C'est une "façon nouvelle de sentir et d'être devant le tableau". Un tableau abstrait n'est pas de la figuration déguisée ou rendue méconnaissable, phénomène que Degand appelle de "1'élimination" des "signes les plus évidents de la représentation".149 L'art abstrait n'est pas la négation du figuratif, mais la mise en valeur de "principes positifs". Malévitch en exposant son "carré noir sur fond blanc" rend compte de "la sensibilité de 1'absence d'objet." Kandinsky fonde l'art sur la "nécessité intérieure". Michel Seuphor voit dans "l'esprit de l'homme" le terrain le plus riche de découvertes. Pour Manessier, "l'art de la non- figuration" permet la prise de "conscience" de 1'"essentiel". De même, Leduc croit à "la révélation dans une démarche" d'un "esprit en quête de certitude."

Après avoir traité de 1'émergence historique de l'art abstrait, de son objet et de son appréhension, Leduc développe davantage la notion de langage qu'est l'art abstrait. Langage, il l'est, "comme tout autre langage pictural", parce qu'il utilise des "moyens" perceptibles "simples", "chargé[s] de sens", dont l'expression est "sans limite et universelle”. Ses lois d'organisation sont engendrées par les valeurs plastiques elles- mêmes : "la surface plane", le rapport dynamique de la couleur et des plans, la rencontre de la "composition" et des "quatre côtés du tableau." Ce mode d'expression est initié par le peintre qui prend "tous les risques" et est ensuite "poursuivi" par le "spectateur".

Pour Leduc, la peinture abstraite est un art de création, autonome, "qui existe en soi". Moyen d'expression et non de "décoration", elle a un rôle fondamental à jouer. Elle "correspond à une attente profonde de l'homme, à une fonction de

la vie mentale.1,150 C'est aussi "un moyen de méditer sur le monde qui nous fait et nous défait".150 151 Nécessité intérieure d'une part, l'art abstrait a d'autre part un rôle social important à remplir, d'après Leduc. Par ses "moyens, le respect de la surface et ses structures simples", l'art abstrait peut le mieux s'unifier avec "les concepts de 1'architecture actuelle". Il s'agit ici de rencontre, de fusion entre une "organisation picturale et un ensemble architectural, et non d'utilisation. Ainsi, notre époque peut, par le biais des "monuments publics", redonner à l'art son "rôle social" et "faire fraterniser (...) toutes les réalisations de la pensée humaine dont la synthèse fait la gloire et le signe des grandes civilisations" .152 153

Leduc termine en citant l'exemple du Taj Mahal, fusion parfaite entre art et pensée. C'est vers cet objectif que nous devons tendre. Cela s'obtient à force de dépouillement, de persistance, de courage. "Il faut", dit-il "se durcir, apprendre un genre de vie pour lequel il n'existe aucun précédent, se créer des amitiés parmi des formes inconnues, inventer un monde d'émotion sans exemples, ne jamais lâcher prise.1,153 Cette dernière phrase de Leduc souligne sa propre démarche et celle des artistes qu'il représente, démarche exigeante, repoussant sans cesse les frontières du connu, en accord avec la sensibilité de 1'époque et leur propre capacité d'expression.

Par son rôle d'organisateur de la première exposition d'art abstrait et sa prise de parole en faveur de cet art, Leduc joue bien un rôle de pionnier dans 1'implantation, la diffusion et la

150 Leduc, F. p. 175 .

151 Citation du peintre Paalen in Leduc, F. p. 175. 152 Leduc, F. p. 175

reconnaissance de 1'abstraction au Québec à la fin de la décennie cinquante.

2.5.4. Le départ

Après cette conférence et l'exposition collective "Art Abstrait", Leduc expose en solo, en mars 1959, à la Galerie Artek "quatorze tableaux",154 tous de facture géométrique. Ayant reçu une bourse du Conseil des Arts, il repart pour Paris en 1959.

2.6. Conclusion: le rôle moteur de Leduc de 1953 à 1959

Somme toute, avant son départ de Paris, lorsque Leduc avait confié à Borduas dans une lettre du 15 octobre 1952, son besoin de "communion", il intuitionnait la forme d'action qu'il entreprendrait dans son milieu, celle de rassembler les forces dispersées "pour que les choses se transforment."155 De 1953 à 1959, durant son séjour à Montréal, Leduc aura effectué un passage fondamental de l'automatisme pictural à l'art abstrait construit. Profondément engagé dans sa démarche personnelle, il se sera aussi investi dans l'action collective dans le but de réunir les peintres jusqu'alors séparés par leurs tendances stylistiques différentes, travaillant ainsi à briser l'esprit de clocher.

L'analyse des interventions publiques et des textes majeurs de Leduc durant la période 1953-1959 nous révèle ainsi l'homme et sa pensée. Elle éclaire aussi l'effervescence du milieu pictural montréalais, marqué par de multiples brassages et remises en question: l'émergence d'une nouvelle plastique détrônant celle qui avait représenté les forces de changement depuis plus de

154 Duquette, J. P. p. 99.

douze ans, la querelle des peintres marquant ce tournant "épistémologique", la force collective des artistes de toutes tendances pour défendre leur place au sein de la société, les résistances du milieu conservateur dans le champ de la culture, et finalement le triomphe de l'art abstrait, du plasticisme, comme esthétique et plastique dominante. Cet approfondissement des actes et des textes de Leduc fait voir de plus, les liens entre l'art pratiqué au Québec et l'art international, surtout les filiations européennes. Cette étude éclaire pour une large part le rôle culturel de Leduc par les différentes tribunes qu'il a investies.

Dans ce processus, Leduc reste fidèle à lui-même; il agit en accord avec sa sensibilité. D'un art et d'une attitude "de refus", il est passé à un "art d'acceptation", de la "révolte" à

1'"édification". Sa pensée en témoigne.

Lorsque Leduc quitte à nouveau Montréal, sa peinture est engagée dans une évolution qui lui fera repousser très loin les limites de 1'abstraction. La peinture abstraite d'ici manifeste de même sa très grande vitalité. Elle a définitivement triomphé des résistances conservatrices et s'est ouverte aux courants internationaux. Entre 1'arrivée de Leduc en 1953 et son départ en 1959, le milieu de la peinture à Montréal s'est définitivement transformé. 1959 marque la fin d'une époque et annonce