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La critique d'art comme éveil du public et comme appel à la responsabilisation des pouvoirs publics

LA PENSÉE ESTHÉTIQUE DE FERNAND LEDUC ET SON ACTION DANS LE MILIEU DE LA PEINTURE À MONTRÉAL DE 1953 À

2.3. Distanciation de l'automatisme et ouverture aux différentes tendances (1953-1955)

2.3.2. Évolution de la pensée esthétique Leduc du monde psychique au domaine métaphysique

2.3.2.3. La critique d'art comme éveil du public et comme appel à la responsabilisation des pouvoirs publics

En 1954, Fernand Leduc rédige deux chroniques destinées à l'émission "La tribune des arts et des lettres" pour la Société Radio-Canada. Dans ces textes, il fait la critique des expositions où l'amène sa tournée des galeries montréalaises. L'artiste articule sa critique autour de deux axes: l'art vivant versus l'art académique et leurs lieux d'exposition. Il aborde aussi le rôle des pouvoirs publics dans la diffusion de l'art vivant.

Ce travail de chroniqueur donne à Leduc une tribune où il peut éveiller et initier le public à l'art qui se fait. Cependant, après deux émissions, ces chroniques prennent fin. D'après Leduc, sa critique négative des oeuvres de Pellan, Roberts et Cosgrove exposées à la galerie Dominion aurait indisposé le propriétaire de la galerie, le docteur Stern. Leduc aurait osé parler d'"oeuvres mineures d'artistes importants".54 Le galériste se serait servi de son influence pour faire couper l'émission radiophonique. Cette intolérance à la critique de la part d'un représentant important du milieu des galeries témoigne de

53 Ibid, p. 144 .

Leduc, F. Ent.cit. Ann.l, p.140 54

l'esprit qui anime les élites sociales durant ces années.

"En route...", émission radiodiffusée le 19 octobre 1954, porte le nom de l'exposition de Paul-Émile Borduas qui a lieu à la galerie Agnès Lefort. Cette galerie qui expose depuis 1949 "des peintres modernes de l'École de Paris mais aussi quelques automatistes",55 se veut une "galerie d'art vivant".56 Dans sa critique, Leduc reprend sa grille d'analyse utilisée dans "Art de refus...Art d'acceptation". Il démontre que Borduas "reste fidèle à son instinct de révolte et de refus"57 dans les huiles et les aquarelles marquées par son séjour aux États-Unis. Cependant, ajoute Leduc, "il n'a pas tenté de se dégager, du moins dans ses huiles, ... de cette pâte riche, somptueuse, châtoyante, tourmentée, sensuelle ... C'est la corde vibrante de son art"58 Cet art vivant offre un contraste avec les tableaux académiques qualifiés de "plate facilité" exposés alors à la galerie Watson. Leduc en profite pour s'insurger contre le traitement "provincial" infligé au public montréalais par des expositions d'oeuvres étrangères "souvent de dernier ordre, car le "développement de notre culture" dépend de notre confrontation avec "des oeuvres vivantes de notre époque". A ce sujet, même le Musée des Beaux-arts survivrait mieux s'il organisait "d'excellentes expositions d'oeuvres contemporaines et historiques.1,59

Dans la chronique du 16 novembre 1954 intitulée "Il y a trois ans

55 Leclerc, Denise. La crise de l'abstraction au Canada. Les années 1950. Ottawa: Musée des Beaux-arts du Canada. 1992. p. 53

56 Lefort, Agnès. "Carrefour" Entrevue radiodiffusée à Radio- Canada le 13 octobre 1954. in Borduas, Paul-Émile, op.cit. p.282.

57 Leduc, F. "En route...", op.cit. p. 148. 58 Ibid.

à peine...", Leduc souligne l'académisme des oeuvres de Pellan, Roberts, Cosgrove exposées alors à la Dominion Gallery. Il leur oppose la nouvelle plastique de jeunes peintres qui accrochent au même moment, leurs tableaux dans un lieu "sans prétention et inapproprié", la librairie Tranquille. Belzile, Jauran, Jérôme, Toupin "se rencontrent en une certaine communauté de tendance différente du surréalisme qui est apparue avec tant d'insistance dans la jeune peinture depuis le début de la saison."60 C'est la première exposition du groupe des Premiers Plasticiens. Tout en mettant en garde contre les dangers possibles de décoration que comporte cet art plus formel, Leduc souligne les qualités plastiques de cette peinture qui initie un nouveau courant pictural au Québec. Il remarque "le besoin d'ordonner de grands plans équilibrés" chez Belzile, "les formes simples" de Jauran, le "tableau harmonieux" de Toupin et 1'organisation sur "un même plan"61 des formes et des couleurs chez Jérôme. Ces qualités formelles rejoignent à l'évidence pour lui, celles de 1'"art d'acceptation."

Dans sa critique, Leduc confronte encore les diverses formes d'art exposées et leurs lieux d'expositions. Alors que les galeries traditionnelles se cantonnent dans un art conservateur ou médiocre, une galerie d'art vivant expose un Borduas toujours en mouvement et une librairie permet la découverte d'une nouvelle tendance de la peinture. Leduc s'en prend directement au Musée des Beaux-arts qui refuse de jouer son rôle dans le développement de la culture au Québec. Il porte le débat au niveau de la nécessité d'encourager la diffusion publique des arts de création et sur l'absence de leadership de décideurs trop conservateurs dans ce domaine.

60 Idem. "Il y a trois ans à peine...", op.cit. p. 150

L'intégration de l'art dans la société ou encore la vie en commun de l'artiste et de la société était d'ailleurs une préoccupation de Leduc depuis ses débuts comme artiste. Ce que Leduc écrivait en 1943 dans une chronique du Quartier latin intitulée "L'artiste un être anormal?", semble encore d'actualité chez-lui dix ans plus tard: "L'artiste n'est en marge de la société, que lorsque celle-ci est en marge de la vie".62

Comme critique, Leduc reste ainsi constant dans la défense et dans 1'explication d'idées qui lui semblent fondamentales. Il cherche à éduquer et à développer le sens critique du public en informant celui-ci de la différence entre l'art vivant et l'art académique, ainsi que de 1'incurie des dirigeants face au développement d'une culture nationale.

Les écrits de Leduc de 1953 et de 1954, son rôle d'organisateur au sein de "La Place des artistes" regroupant des artistes de toutes tendances, ses prises de position en faveur d'un art dont la plastique correspond à sa pensée spiritualiste, démontrent à ce moment son éloignement de 1'automatisme et son engagement envers un art qui propose une autre conception du monde, un art dont Leduc vient de percevoir 1'émergence à Montréal vers 1954- 1955. Cet artiste reste ainsi encore fidèle à ce qu'il écrivait à la fin de 1946, et au début de 1947 dans "La rythmique du dépassement et notre avènement à la peinture", soit la nécessité de transformer l'espace et non pas de multiplier des objets dans

l'espace.