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LA DÉMARCHE PLASTIQUE DE FERNAND LEDUC DE 1953 À

3.1. L'évolution plastique entre 1'automatisme et l'art abstrait construit

3.1.1. Distanciation des valeurs plastiques automatistes

Au cours de l'année 1953, Leduc expose à son appartement du boulevard Saint-Joseph et à "La Place des artistes", des

gouaches, des aquarelles et des huiles qui ont été peintes durant les dernières années de son séjour en France. Les aquarelles de 1'"Ile de Ré"1 et des "Cévennes" et les grandes huiles de 1952 2 se démarquent déjà de la gestuelle expressionniste, des tonalités sombres et de la structuration centralisante de l'espace, qualités plastiques propres à 1'automatisme. Dans ses critiques, de Repentigny signale la "manière lumineuse" de Leduc par opposition au style qui a déjà été le sien, d'un caractère plutôt onirique" où "tout, dans ces toiles plus anciennes, conspire à amener le regard vers le centre de la composition, où se déroule un drame qui lui seul attire la lumière".3 Dans les grandes toiles, il note la réitération des axes vertical et horizontal du plan pictural "par des mouvements verticaux et horizontaux". Ceux-ci créent "de nombreux objets dont chacun possède son propre plan spatial",4 mais se détachant encore sur un espace distinct. Les éléments visuels et les rapports syntaxiques s'affirment davantage par eux-mêmes que ce soient par "les audaces des couleurs" et les "rythmes puissants". Tout aspect figuratif est absent mais 1'expression plastique est marquée par les conditions de vie et les lieux où travaille le peintre. Comme le dit Leduc :

1 A l'annexe 2, illustration E. p.155, nous nous servons de la photocopie d'une gouache de la série de 1'île de Ré et non d'une aquarelle comme il est mentionné, car cette dernière était non disponible en couleur. Dans ce chapitre, nous avons choisi d'illustrer le parcours plastique de Leduc par quelques oeuvres marquantes mentionnées par la critique. Les photocopies en couleur de diapositives ou de reproductions tirées de catalogues ne rendent pas justice aux couleurs des tableaux eux-mêmes. Elles ne sont utilisées que pour servir de repère.

2 "La voie et ses embûches" de 1952 en est un exemple. Voir ann.2, ill.C. p.154.

3 De Repentigny, Rodolphe. "Un peintre de 1'existence", La Presse. Montréal, samedi 23 mai 1953.

4 Idem (sous le pseudonyme François Bourgogne). "Fernand Leduc et Babinsky", L'Autorité. 23 mai 1953.

"Même si je ne fais pas de peinture figurative, j'utilise toujours des objets. Ce que je peins se rapporte à des pressions, à des touchers, à des éclats, des impressions visuelles, des sensations de froid, toujours à des objets en somme. Et je veux parvenir à trouver parmi ces objets une sérénité.1,5

C'est ainsi que l'orientation du travail de Leduc est saisie par de Repentigny comme allant dans 11 le sens d'un objectivisme pictural". "Il est arrivé à un stage", écrit-il "où ses tableaux imposent à l'oeil une réalité qui est unique.1,6 On peut y voir l'amorce d'un tableau-objet.

3.1.2. 1954, période de transition

Ces changements notables au niveau de la couleur-lumière, de 1'affirmation du plan pictural, de l'objectivation du sujet et du tableau vont continuer d'évoluer. L'influence du milieu qui conditionne le travail du peintre transparaît et s'exprime sous un autre jour. Les oeuvres peintes en 1954, au Québec, se remarquent par des formes plus grandes, irrégulières, aux contours encore indéterminés qui tendent à occuper 1'avant-plan du tableau. Entre ces taches, des espaces de tonalité sombre laissent subsister un effet de profondeur comme dans "Alluvions" et "La dérive des continents",5 6 7 huiles inspirées par les îles du Richelieu. L'élément expressionniste n'est pas totalement absent car une sorte de matière en "fusion" unit les taches et les espaces. La lumière qui en ressort est plus sourde que celle des tableaux précédents. Un "ordonnancement" s'installe cependant.

En juin 1954, Leduc expose au restaurant Lindy's des huiles et

5 Leduc cité dans De Repentigny, R. "Importante évolution dans l'oeuvre de Fernand Leduc", La Presse. Samedi 7 février 1953.

6 De Repentigny, R. "Toutes les tendances dans le "groupe des peintres"", L'autorité. 28 février 1953

des gouaches. Dans ces dernières, de Repentigny remarque " 1 'élaboration de formes nouvelles". Le critique souligne "une fascination pour les dimensions de la nature dans 1'intensité des mouvements et la force des structures horizontales-verticales".8 Il croit que lz artiste "tend vers un art qui soit purement plastique" par "les contrastes de couleurs dzun même degré de saturation" qui le prive "de 1z espace que suggéreraient des nuances". Ces critères plastiques relevés par le critique dans le travail de Leduc correspondent sur le plan de sa pensée à son éloignement de 1'automatisme et à son orientation vers un ordre aussi bien spirituel qu'esthétique. La conjonction de cette démarche de 1'artiste et de sa lecture par le critique aura une influence considérable sur la redéfinition "des valeurs plastiques de remplacement des valeurs automatistes prévalentes dans la non-figuration de 1'époque"9 chez de Repentigny. Cet aspect de " 1zimportance de l'art de Fernand Leduc" a déjà été développé de façon exhaustive par Marie Carani dans 1'ouvrage cité et dans son livre, L'oeil de la critique. Rodolphe de Repentiqnv, écrits sur l'art et théorie esthétique, 1952-1959.

3.1.3. 1955, le passage à l'art abstrait

Durant l'année 1955, quatre expositions auxquelles participe Leduc jalonnent son cheminement entre les derniers signes de ce qu'il qualifie d'art non-figuratif et l'art abstrait construit. En février, à "Espace 55", ses tableaux qui tendent vers un ordre nouveau marqué par un plus grand "contrôle de la tache" et vers

8 --- "Borduas, F. Leduc, Gauvreau", La Presse. 29 juin 1954.

9 Carani, Marie. L'oeuvre critique et plastique de Rodolphe de Repentiqnv. vol.I. UQAM, octobre 1982. Mémoire de maîtrise) p. 274.

une "articulation plus rigoureuse de la surface"10 se situent encore dans la lignée du "Post-Automatisme", comme le note Fernande Saint-Martin. Leduc se rapproche cependant des Premiers Plasticiens qui exposent au même moment en tant que groupe à l'Échouerie. Comme eux, il valorise un "espace non-mimétique", la "bi-dimensionalité" de la surface. Il garde une "structure de composition cubiste" par le maintien d'une profondeur rapprochée, et un "certain lyrisme" par l'emploi d'"harmonies sombres" et d'une "palette limitée".11 Dans sa critique des oeuvres de Leduc présentées à cette exposition, de Repentigny note un retour à "la rigueur plastique et à l'équilibre" et un "retrait par rapport à l'importance accordée au romantisme".12 Jean-René Ostiguy dit que Leduc est "un des peintres les plus remarqués du groupe".13

En avril, l'exposition au Lycée Pierre Corneille marque un tournant dans l'art de Leduc. Sur les "dix-huit tableaux" présentés, "cinq ou six toiles datent de 1954", les autres "tout à fait récentes font partie de la série des "portes" ou des "pavés".14 De ce groupe, "Cité forte" qui deviendra "Portes

10 Saint-Martin, Fernande. "Introduction" Trois générations d'art québécois 1940-1950-1960. Montréal: Gouvernement du Québec: Ministère des affaires culturelles; Musée d'art contemporain. 1976. p. 14.

11 Carani, Marie. L'oeil de la critique. Rodolphe de Repentigny, écrits sur l'art et théorie esthétique 1952-1959. Sillery: Les éditions du Septentrion; Célat, 1990. (Les nouveaux cahiers du CÉLAT 1) p.138.

12 De Repentigny, R. "De grandes et belles aventures", La Presse. Montréal. Février 1955.

13 Ostiguy, Jean-René. "Leduc et Goldberg", Le Devoir. Montréal. 19 avril 1955.

14 Duquette, Jean-Pierre. Fernand Leduc. Ville La Salle: Éditions Hurtubise HMH. 1980. (Cahiers du Québec. Collection Arts d'aujourd'hui) p.83.

rouges",15 "Quadrature", "Porte d'orient"16 se remarquent à leurs formes rectangulaires aux contours encore flous qui tendent à occuper toute la surface du tableau. Aucune référence à un espace naturaliste ne subsiste. Les formes et les couleurs établissent des rapports dynamiques. La critique signale le changement intervenu. Jean-René Ostiguy écrit que "l'oeuvre de Leduc reprend vie", "les couleurs et les formes s'affirm[ant] en objets autonomes".17 De Repentigny reconnaît à Leduc un rôle de précurseur. Si les toiles de l'été 1954 avaient signifié une perte de l'autonomie des formes qui paraissaient "noyées" et des couleurs qui semblaient "prises dans des gangues", les oeuvres de 1955 dénotent "une stabilisation de 1'élément formel". Qui plus est, dans les tableaux comme "Rassemblement", "Cité forte", "Porte close", "Fête à la mosquée" et "Merlin", le critique reconnaît le caractère spirituel qui s'en dégage. "Leduc atteint à une densité spirituelle qui rend chacun de ses tableaux une signature monumentale. Ces quatre ou cinq tableaux sont sans conteste les meilleurs que l'on ait vu à Montréal cette saison..."18 * De Repentigny relie le sens des titres des tableaux avec

"la nature artificielle essentiellement structurelle qui est le fait de l'humanité". De telles oeuvres ne sont pas représentatives même de drames intimes, mais le drame s'en dégage comme d'un conflit vécu par de grands acteurs sur la scène.1,19

Le langage plastique de Leduc traduit bien sa recherche de cet "ordre" et de ces "structures communes à tous" qu'il explique par

15 Illustration, p. 113

16 Ann.2, ill. H. et I. p. 157 17 Ostiguy, J.-R. op.cit.

18 De Repentigny, R. "Quelques oeuvres magistrales de Leduc", La Presse. Montréal, 16 avril 1955.

écrit dans ses textes.

Un autre critique, l'écrivain Claude Gauvreau remarque des éléments nouveaux dans le travail pictural de Leduc, à partir du milieu de 1955. Il se demande si le peintre ne tend pas à la supression totale de la troisième dimension, celle de la perspective euclidienne qu'entretenaient les automatistes. Il voit plutôt une exploration des contrastes des couleurs-lumières en vue d'énergiser l'espace pictural. Ce travail l'éloigne du "vertige" et l'amène vers la "sagesse, méditation, accaparement délibéré". C'est ainsi que pour Gauvreau, "Leduc prend figure de chef de file à Montréal pour la première fois".20 Proche des Premiers Plasticiens, il lui apparaît "le plus marquant de cette tendance". Il est plus abstrait qu'automatiste, mais non

"géométrique".

A l'occasion de l'exposition d'ouverture de la Galerie L'Actuelle, les tableaux de Leduc sont cités au cours de "La revue des arts et des lettres de Radio-Canada" comme revêtant "une signification, qui, par son universalité, dépasse l'intérêt local" .21

3.1.4. "Apparition" de l'art abstrait construit

Cette démarche vers un art plus symbolique que romantique va conduire Leduc vers l'abstraction construite. Durant l'été, à Saint-Hilaire, Leduc avoue qu'il s'est produit au sein de sa peinture une "révolution" avec "l'apparition de l'abstrait

20 Gauvreau, Claude. "Fernand Leduc et la suppression de la perspective", Le journal musical canadien. Mai 1955.

21 Radio-Canada. "Ouverture d'une galerie d'art abstrait: L'Actuelle. Rétrospective janvier-juin 1955", La revue des arts et des lettres de Radio^Canada. 31 mai 1955.

construit".22 Pour lui, ce moment en est un de "désemparement11 car il n'y a plus "rien sur quoi s'appuyer, aucune référence, tout chavire dans la trajectoire même du travail. Seul sur une voie, avec 1 'espoir qu'elle débouchera sur un monde merveilleux!1,23 Ce passage s'est effectué dans quatre petits tableaux "Point d'ordre",24 "Corps simple", "Rayures"25 et "Réalités premières", caractérisés par leur système orthogonal, leurs couleurs vives, posées en aplat, leurs contours tendant vers la rectilinéarité mais restant encore

soft-edge

. De très minces traits de lumière suggèrent encore l'espace. De Repentigny qui a visité l'artiste dans son atelier qualifie les tableaux qu'il a vus, "d'une extrême rigueur et d'une intensité de couleur peu coutumière dans la peinture canadienne". Il observe "d'un tableau à l'autre ... un extrême dépouillement qui s'accompagne d'une intensification des contrastes. Ce que l'oeuvre perd conséquemment en lyrisme, elle le gagne en clarté et en force." Dans ce "combat entre Ingres et Delacroix", comme le dit Leduc, "c'est Ingres qui a le dessus", ajoute de Repentigny. Celui-ci saisit que ce changement de cap chez 1 'artiste se passe à un niveau extra-pictural. Il écrit: "Ces modifications dans la manière d'un peintre dépassent en signification et en portée l'aventure picturale." Elles symbolisent le combat "d'un homme d'ici et de ce temps" qui transforme sa révolte devant le "désordre insatisfaisant" du monde par un "ordre plus rigoureux encore. C'est aussi ce qu'on

22 Note tirée de 1'enregistrement audio de la conférence donnée par Fernand Leduc au Musée du Québec le 12/04/1989 lors de la

"Rétrospective Fernand Leduc" du 11 avril au 28 mai 1989.

23 Leduc, F. "Microchromies II", Vers les îles de lumière. Écrits (1942-1980). Présentation, établissement des textes, notes et commentaires par André Beaudet. Ville La Salle: Éditions Hurtubise HMH. 1981. (Cahiers du Québec. Collection Textes et Documents littéraires) p.205.

24 Ann. 2, ill.J. p.158. 25 Ann. 2 , ill.K. p.158.

appelle, au sens large, le classicisme" ,26 27 28 29

Les oeuvres de Leduc, vues par de Repentigny durant l'été, sont exposées au Musée de Granby à la fin du mois de septembre et au début du mois d'octobre 1955. Cette exposition fait voir 1'évolution de Leduc depuis 1950 et confirme sa conquête de 1'abstraction. De Repentigny voit dans ces derniers tableaux des objets plastiques réellement autonomes, "où la matière, la lumière, 1'espace et leurs accidents sont annexés comme un matériau unique.1,27 Ce faisant, "Leduc rejoint ainsi un des grands courants de la peinture contemporaine, celui qui montre au plus haut point une tentative d'intégration du monde et de la vie de notre siècle. Ultime geste de 1'artiste qui tente d'assumer son temps.1,28

3.1.5. Intégration des valeurs plasticiennes

En 1956, Leduc abandonne le système orthogonal et introduit la ligne oblique qui pose d'autres problématiques. Comme le résume Guy Viau dans le catalogue de la rétropective de Leduc de 1970:

"Le tableau gagne en dynamisme grâce aux tensions exercées par les angles aigus et les plans obliques, l'emploi des couleurs pures et complémentaires, la juxtaposition de plans de même intensité lumineuse, le recours à la réversibilité lumineuse des couleurs et au phénomène positif-négatif," ainsi qu'à "la composition explosive.1,29

C'est pendant cette période que Leduc se rapprochera ainsi

26 De Repentigny, R. "Chez Fernand Leduc et André Jasmin", La Presse. Montréal, 3 septembre 1955.

27 --- "Au Musée de Granby" "Une exposition de Fernand Leduc que Montréal doit voir", La Presse. Montréal, 14 octobre

1955.

28 Ibid.

29 Viau, Guy. Fernand Leduc. Ottawa: Galerie nationale du Canada. 1970.

subrepticement des préoccupations des Seconds Plasticiens, concevant 1'espace du tableau comme un plenum énergétisé par les rapports dynamiques des formes-couleurs conçues comme entités autonomes.

A la première exposition de l'AANFM, le tableau "Module géodésique" attire les commentaires de Repentigny. Il note "un jeu de diagonales", un entrecroisement de "parallèles relatives" créatrices de tensions que "les surfaces colorées transforment en pressions lumineuses".30 Lors de 1'exposition "Peintures canadiennes" organisée par la Galerie nationale en juin 1956, et regroupant uniquement des artistes canadiens de tendances non- figuratives, le critique reconnaît que le tableau "Lune de miel"31 de Leduc est "l'objet plastique le plus autonome".32

En octobre 1956, Leduc expose à la galerie L'Actuelle des toiles résolument plasticiennes à côté de tableaux où perce un certain lyrisme malgré leur construction abstraite. C'est à cette occasion qu'il présente une tapisserie "Rencontre totémique à Chilkat"33 qu'il a conçue et qui a été exécutée par Mariette Rousseau. Cette oeuvre méritera à son concepteur le premier prix ex-aequo aux Concours artistiques de la Province l'année suivante. Cette exposition est déterminante à plus d'un point de vue. Le travail plasticien de Leduc s'y révèle par ses recherches poussées au niveau de la gamme des couleurs entre les "harmonies graves" et les "stridences aiguës" contenues dans des formes très déterminées, peintes en aplat. Ces plages de couleur créent des

30 De Repentigny, R. "Un premier Salon non-figuratif", La Presse. Montréal, 3 mars 1956.

31 Ann.2, ill.L p. 159

32 De Repentigny, Rodolphe. "Peintures canadiennes : confrontations", La Presse. 16 juin 1956.

profondeurs purement optiques, soulignant la bi-dimentionalité du support et dynamisant le plan pictural sur toute sa surface. Le critique René Chicoine, détracteur intransigeant de l'art abstrait, reconnaît malgré ses réserves sur la "froideur" de cet art, que "la géométrie des surfaces s'harmonise parfaitement, du point de vue psychologique, à l'uniformité des couleurs.1,34 Dans cet esprit, pour de Repentigny, "Affrontailles" apparaît représenter "cette unité plastique qui est une des qualités de la peinture géométrique".34 35 Ce critique remarque une autre tendance dans le travail de Leduc, celle de transmettre une vision poétique tout en conservant une construction plastique. Ainsi "Delta"36 malgré un arrangement réussi des couleurs, crée un malentendu par un agencement des formes qui laisse penser à une "transfiguration naturaliste". Là Leduc, tout en étant peintre plasticien, laisse transparaître son sentiment poétique.