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La conquête formelle de l'abstraction au fil des expositions de

LA PENSÉE ESTHÉTIQUE DE FERNAND LEDUC ET SON ACTION DANS LE MILIEU DE LA PEINTURE À MONTRÉAL DE 1953 À

2.4. Le passage à l'art abstrait (1955)

2.4.2. La conquête formelle de l'abstraction au fil des expositions de

La suite de l'année 1955 confirme le passage de Leduc à l'art abstrait. Une exposition solo, en avril, au lycée Pierre

98 Ibid, p. 17. Ibid, p.16.

Corneille fait voir des tableaux du début de l'année, dont les "formes se géométrisent de plus en plus en rectangles irréguliers et inégaux dont les contours ne sont pas encore absolument nets."100 En mai, il participe à l'exposition d'ouverture de la première galerie de Montréal consacrée uniquement à l'art non- figuratif, L'Actuelle, fondée par Guido Molinari et Fernande Saint-Martin. Cet événement se déroule peu après l'affirmation des principes esthétiques de Molinari dans le texte "L'Espace tachiste ou Situation de l'automatisme".

L'exposition "Cinq ans de peinture/ 1950-1955" qui a lieu au Musée de Granby du 30 septembre au 23 octobre 1955 présente ensuite les premières oeuvres abstraites de Fernand Leduc. A cette occasion, l'artiste publie un texte important pour expliquer son passage de l'automatisme à l'art abstrait. Ce texte intitulé "Évolution: de l'expressionnisme non-figuratif à l'art abstrait", est distribué aux visiteurs lors du vernissage. Il fait l'objet d'un forum public animé par Leduc. Cette initiative, reprise d'une activité qui avait eu cours auparavant dans le groupe automatiste au milieu des années 1940, vise à susciter "une discussion ouverte"101 entre l'exposant et les participants. Elle participe à une volonté d'éducation et d'ouverture à une peinture nouvelle. Encore ici, Leduc veut faire avancer les choses par le choc des idées et des moyens mis au service de l'oeuvre peinte.

2.4.3. La continuité intensificatrice de son évolution: "de l'expressionnisme non-figuratif à l'art abstrait"

Dans le texte intitulé "Évolution: de l'expressionnisme non- figuratif à l'art abstrait", écrit à l'occasion cette dernière

100 Duquette, J.-P. op.cit. p.83. Gagnon, F.-M. op.cit. p.168-169. 101

exposition, Leduc précise son cheminement depuis l'automatisme jusqu'à son passage à l'art abstrait. Il traite aussi des rapports que doivent entretenir l'art abstrait et 1'environnement social.

En premier lieu, Leduc explique le principe fondamental de son évolution. Il ne s'agit pas pour lui d'une évolution liée à des "changements successifs" dans une "vision" de progrès historique, donc extérieure. C'est plutôt un processus de "continuité intensificatrice" "à 1'intérieur d'une démarche". Leduc obéit à des objectifs personnels. Ce "cheminement" lui a fait éliminer "le multiple" ("multiplicité progressive" liée à "1'évolution de la matière" 102) autant sur le plan de la pensée que sur le plan plastique. À ces deux niveaux, Leduc aspire à une "fonte dans l'unité" ("rapprochement du principe essentiel" ou "évolution de l'esprit"103 104 105). Sa peinture est intrinsèquement liée à sa démarche intérieure. Le spectateur est invité à trouver "cette vision ... si elle y est", en étant actif vis-à-vis 1'oeuvre d'art. Cette incitation rejoint 1'attitude d'un Repentigny qui "prône une connaissance sensible, non verbale, de l'oeuvre, qui lui permet d'adhérer à 1'expérience de la pratique artistique.1,104

Leduc convient qu'en apparence les "changements" sont "rapides et radicaux". C'est pourquoi il veut "dégager" la "démarche ... et les mobiles qui l'ont orientée.1,105 La "première tentation" a été

102 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, Décembre, lundi 13 [19]48. p.97

103 Ibid.

104 Carani, M. L'oeil de la critique. Rodolphe de Repentigny, écrits sur l'art et théorie esthétique 1952-1959. p.17

105 Leduc, F. "Évolution: de 1 'expressionnisme non-figuratif à l'art abstrait", op.cit. p.156.

"l'anarchie". Ce fut un "moment vital" de libération personnelle de toutes les "donné[e]s" de l'éducation. Sur le plan pictural et psychique, "l'automatisme" fut "une soupape d'urgence" par le "geste" créateur "libre", par la liberté des "moyens" et par 1'exploration d'un "monde nouveau", "1'inconscient". Si on le "vide", on se libère, sinon c'est "l'écueil".106 Par la suite, c'est une "affaire de conscience qui s'éveille devant tous les gestes de peindre".107 Cette conscience "des relations avec l'universel" entraîne une subordination des forces de 1'inconscient (du moi, de la personnalité) à "leur organisation picturale" (en objets plastiques). L'anarchie entraîne une expression picturale qui n'est plus liée au monde extérieur, mais au monde onirique. Elle conserve cependant les attributs du premier : perspective euclidienne, gravitation, présence d'objets dans l'espace:

"La peinture qui découle de cette démarche sera qualifiée de "non-figurative" parce qu'elle ne s'attarde pas à représenter le monde extérieur, et "expressionniste" parce qu'elle conserve tous les attributs illusoires d'espace, de mouvement, de pesanteur, etc., mais transposés dans le monde onirique. Une nouvelle descriptive est née, celle de nos désirs et de nos rêves.1,108

Certains continuent dans ce sens; il iront vers la "non-forme" ("amorphisme"). C'est le "Tachisme".

Une autre voie se dessine à ceux qui ont "purgé" le psychisme et en ont retenu le "sens", celle de "l'ordre". Leduc opère ce passage à l'art abstrait, "par tempérament ou par nécessité". Il

106 En 1939, Leduc alors en deuxième année à l'École des beaux- arts, quitte la vie religieuse et participe à "la première contestation de l'académisme de l'école". Deux ans plus tard, il rencontre Paul-Émile Borduas. Relevé in Beaudet, A. "Repères biographiques", p.XXIX.

107 Leduc, F. op.cit. p. 156.

fait partie de ceux qui

"...tenteront plutôt de cerner le signe et, par des aspirations d'ordre et de formes, de lui restituer toute sa vertu symbolique.

"[J]e fus amené progressivement à étendre le signe à la dimension du tableau. Un revirement nouveau se produit, 1'envahissement du signe chasse 1'élément expressionniste du tableau en même temps qu'il s'en dépouille lui-même. Nous sommes au seuil de l'art abstrait, où formes et couleurs s'édifient en qualités relationnelles dans un espace strictement pictural respectant la surface du tableau. L'intensité du tableau résulte du dynamisme plan-couleur.1,109

C'est la première fois que Leduc donne une définition aussi claire de l'art abstrait, telle qu'il l'entend. Sa période de transition semble terminée et son engagement envers l'art abstrait explicite et définitif. Sa conception se rattache aux fondements de l'art abstrait mis en valeur par ses pionniers, Kandinsky, Malévitch et Mondrian, et théorisés par Léon Degand dans Langage et signification de la peinture en figuration et en abstraction :

"La peinture abstraite est celle qui ne représente pas les apparences visibles du monde extérieur et qui n'est pas déterminée ni dans ses fins, ni dans ses moyens, ni dans son esprit par cette représentation.

"Son originalité ne s'affirme qu'à partir du moment où [les] éléments premiers [lignes, formes, couleurs], deviennent des signes picturaux.

"Il va de soi que la suggestion de l'espace est totalement étrangère à la peinture abstraite .... C'est une peinture dont une des caractéristiques positives est d'être à deux seules dimensions ... L'orientation des forces demeure libre et variable.(...). La couleur ... n'est pas un élément neutre . . . mais partie intégrante d'un langage et d'une composition.1,110

Leduc ajoute que cette peinture en chassant tout élément 109 110

109 Ibid, p. 157 .

110 Degand, Léon. Langage et signification de la peinture en figuration et en abstraction. Boulogne : Éditions de 1'architecture d'aujourd'hui. B.U.I. p.95,98,100,103,110.

naturaliste a révélé les "structures", comme 1'architecture l'avait déjà fait. Cette idée rejoint les préoccupations de Mondrian et du groupe De Stijl dont les recherches portèrent sur un "langage plastique rigoureux et des nouveaux rapports entre l'art et son environnement".111 112 Malévitch et Kandinsky s'étaient aussi interrogés sur ces problématiques. La recherche et 1'intégration de structures communes permet à l'art de rejoindre "les structures du monde qui sont les structures de l'homme.1,112 C'est ce que pense aussi Bazaine au sujet d'une structure commune à tous, d'une structure universelle. L'avenir de l'art repose sur ces questions, continue Leduc. Il reste à espérer que l'art abstrait, par cette intégration, permettra à la peinture d'avoir sa place dans la société. C'est vers cet objectif que tendra Leduc dans les années qui suivent, autant à travers ses écrits qu'à travers son action publique.

2.4.4. Réflexions sur 1'intégration des arts à la société et sur