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ARTheque - STEF - ENS Cachan | La méthode des histoires de vie dans la transmission des savoirs et des savoir-faire

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LA MÉTHODE DES « RÉCITS DE VIE » AU SERVICE

DE LA TRANSMISSION DES SAVOIRS ET DES SAVOIR-FAIRE

Pierre QUETTIER

Université Paris 8 – Laboratoire Paragraphe (LEMA)

MOTS-CLÉS : ETHNOMÉTHODOLOGIE – RÉCIT DE VIE - TRANSMISSION

RÉSUMÉ : Issue de la sociologie qualitative, la méthode des « récits de vie » a trouvé son réel emploi dans les pratiques psychosociologiques (interventions sociales, éducation). En s’appuyant sur l’approche ethnométhodologique et dans la perspective des sciences de l’information et de la communication, le propos de cet article est de montrer comment ces récits pourraient également constituer des vecteurs privilégiés de transmission des savoirs et des savoir-faire techniques.

ABSTRACT : Coming from qualitative sociology, the « life story » method found its real use in psychosociological practices (education, social activism). Based on ethnomethodology and in the viewpoint of information and communication studies, the purpose of this paper is to show how those “life stories” could become an efficient medium to tranfer technical knowledges and technical know-hows.

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1. INTRODUCTION

Le succès éditorial d’un ouvrage comme Le Cheval d’orgueil de Pierre-Jakez Helias [1975] avec plus de trois millions d’exemplaires vendus dans le monde, celui des publications issues des concours d’autobiographies de la Pologne du début du XXe siècle ou, plus récemment, le véritable engouement pour l’édition des Lettres de Poilus de la Première Guerre mondiale, montrent que le genre littéraire des « récits de vie » répond à quelque attente profonde. A contrario, me reviennent à l’esprit les propos d’Edmund Husserl dans son ouvrage La Crise des sciences européenne [1989] suggérant que la science européenne dans son entreprise d’abstraction vers l’universalité devrait se garder de perdre contact avec « le monde de la vie », la Lebenswelt, loin duquel les savoirs perdent leur sens. Il semble que les « récits de vie » aient une qualité particulière par laquelle les savoirs qu’ils véhiculent parlent si directement au « monde de la vie » qu’elle leur confère un pouvoir d’attraction similaire à celui des romans les plus captivants.

Pour rendre compte de ce phénomène, je donnerai tout d’abord une brève approche de l’historique des « récits de vie », en littérature et en sciences. J’apporterai ensuite l’éclairage de l’ethnométhodologie pour montrer comment cette méthode pourrait s’avérer des plus fructueuses pour la transmission des savoirs et savoir-faire techniques.

2. LA LITTÉRATURE : TÉMOIGNAGE ET INTROSPECTION

« Dire sa vie » est à peu près aussi ancien que la parole. Pour l’écriture, dès les premiers textes, sacrés puis profanes, le « récit de vie » a été le genre littéraire le plus usité. Il s’agissait tout d’abord de transmettre la connaissance de « faits » et de « dits », ayant valeur d’enseignements, par le récit de la vie des personnages notoires (rois, saints, philosophes, guerriers, etc.) et accessoires, qui en furent les acteurs ou les auteurs. Des bios socratiques aux Essais de Montaigne en passant par les

Confessions de saint Augustin s’est ainsi constitué un corpus d’histoires dont fut tirée l’Histoire.

Puis, la pratique de l’écriture se répandant en Europe, il devint habituel pour les lettrés de tenir un journal de leurs pensées ou des événements de leur vie. L’écriture de soi avait valeur introspective : on réfléchissait en écrivant.

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3. ETHNOGRAPHIE, SOCIOLOGIE ET PSYCHOSOCIOLOGIE

Dans le prolongement du mode littéraire, les ethnographes recueillirent et publièrent de nombreux documents « bioethnographiques ». Des biographies de chefs indiens jusqu’à celles de toute sorte de personnages typiques (paysans, soldats, ouvriers, etc.). Ces publications ont fait le succès de collections comme « Terre humaine » chez Plon, « Témoins » chez Gallimard, « Témoigner » chez Stock, « Vécu » chez Laffont ou « Mémoire du peuple » chez Maspéro.

Mais c’est avec les chercheurs formés dans l’intense bouillonnement d’idées de l’École allemande du tournant du siècle précédent, Albion Small (1854-1926), William Thomas (1863-1947) et Robert Park (1864-1944), que la biographie devint un matériau pour le travail des sociologues [Pineau, Le Grand, 1993, p. 40]. Le premier ouvrage du genre est le très célèbre Paysan polonais de William Thomas et Florian Znaniecki [2005]. Cet ouvrage fit date car il était, entre autres choses, le premier à se baser sur un travail extensif de terrain et à faire le lien entre les niveaux individuel et social. Dans une optique webérienne, les auteurs élaborèrent des « idéaux types », outils d’analyse à des fins savantes. À leur suite, un ensemble varié d’études de terrain fut produit qui contribua à constituer le courant de la sociologie qualitative de l’École de Chicago.

L’hégémonie de la sociologie quantitative écarta ensuite les histoires de vie, comme tous les autres modes qualitatifs de collecte des données, du champ de la sociologie « sérieuse ». En Europe toutefois, les vertus heuristiques du « récit de vie », prolongement des effets introspectifs de la pratique du journal intime ou des bios, furent mises à profit à des fins d’éducation populaire et d’intervention sociale. Ce fut notamment le cas des concours d’autobiographies de l’École polonaise de sociologie (Znanieki) en partie grâce auxquels la culture polonaise s’est relevée de plusieurs siècles d’une entreprise de destruction systématique par les occupants slaves et germaniques. Bien que cet effet émancipateur n’ait pas été l’intention originelle des sociologues (qui était encore de constituer un corpus de données sociologiques), le succès populaire des publications leur montrèrent néanmoins que le rôle social de l’entreprise biographique était une réalité avec laquelle compter. Après la Seconde Guerre mondiale, Franco Ferraroti s’appliqua à donner aux récits de vie un statut qui leur soit propre. Daniel Bertaux et Maurizio Catani firent de même. Henri Desroche poursuivit dans cette voie en développant, entre les années soixante et quatre-vingt, un projet d’éducation populaire (le Collège coopératif) qui plaçait le « récit de vie »

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4. L’APPROCHE ETHNOMÉTHODOLOGIQUE :

LE PROFANE ET LE SAVANT

Dans leur article « Savoirs savants, savoirs profanes », Feldman et Le Grand [1996] ont très justement questionné le positionnement des récits de vie entre « savoir profane » et « savoir savant ». Sur la base de quatre exemples pratiques, ils amènent à une salubre prise de distance avec la sensibilité des profanes et le pouvoir des savants et prônent une saine et démocratique discussion entre les acteurs. Ils ne distinguent toutefois pas vraiment ces savoirs sur le fond ; reconnaissant simplement plus de pertinence aux uns et plus de rigueur aux autres.

Pour sa part, le sociologue fondateur de l’ethnométhodologie Harold Garfinkel est connu pour sa position radicale dans le débat entre « sociologie profane » et « sociologie savante » : il stigmatise la propension des sociologues à considérer l’acteur social comme un « idiot culturel ». L’acteur social est, dit Garfinkel, un « sociologue à l’état pratique » [1984, pp. 66-68]. En élevant ainsi le « sociologue profane », il pouvait sembler qu’il abaissât d’autant le « sociologue savant ». Si tel avait été le cas, nous retrouverions à terme l’ethnométhodologie dans un positionnement similaire à celui auquel aboutissent Feldman et Le Grand, ce qui n’est pas le cas. Une lecture plus attentive de Garfinkel permet de comprendre la radicalité et, somme toute, le classicisme de fond de son intention épistémologique : en « élevant » l’acteur social et en « abaissant » corollairement le sociologue, Garfinkel oblige en fait à reconsidérer la nature même de la sociologie savante. Si la sociologie profane et la sociologie savante sont, sur le fond, identiques, c’est donc qu’une « véritable » sociologie savante, différente sur le fond, doit procéder de ce que Bateson, après Russel et Whitehead, appelle un « type logique » supérieur. Faire de la sociologie, pour l’ethnométhodologie, ce serait faire la-sociologie-de-la-sociologie des acteurs, i. e. leur ethnométhodo-logie (science des méthodes [de création de sens] des acteurs). Ce qui intéresse l’ethnométhodologue n’est pas le contenu de la sociologie de l’acteur (ce qu’il dit) mais la manière dont il se constitue en sociologue ; c’est-à-dire, comment il opère, à toutes fins pratiques, la distinction des catégories, sociales et autres, qui déterminent et détermineront ses choix. À cet effet, Garfinkel pose que « […] les activités par lesquelles les membres produisent et arrangent leurs

affaires quotidiennes sont identiques aux procédures par lesquelles ils en rendent le sens manifeste

[accountable] » [1984, p. 1]. Appliqué aux récits de vie – et particulièrement à leur forme collective – ce principe suggère que la manière dont les membres produisent leur vie est identique à celle dont ils produisent leur récit de vie. Produire son récit de vie est produire sa vie. C’est précisément ce par quoi la production d’un récit de vie constitue une expérience émancipatrice pour l’auteur. Dans le cas des récits de vie collectifs, il ressort alors que cette production de récits est en elle-même un

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« fait social objectif » [Garfinkel, 2002, pp. 91-120] par lequel les membres rendent manifestes, à toutes fins pratiques, les catégories, jugements, choix, etc. actuels par lesquels ils évaluent la rationalité de leurs catégories, jugements, choix, etc. passés. Étant incarnée, la relation entre « dire l’histoire » et « faire l’histoire » est de nature essentiellement réflexive. La collecte de « récits de vie » produit ainsi des données de deux ordres. Elle est productrice de données historiques et socio-historiques par le contenu des récits et elle est productrice de données sociologiques (à « moyenne portée ») par le « contenant » des récits ; c’est-à-dire par la manière dont ils sont socialement produits.

5. SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION (SIC)

Pour le dire (trop) simplement, les SIC étudient les circonstances par lesquelles se transmet une information entre un pôle d’émission et un pôle de réception. Envisagées ainsi, les récits de vie se présenteraient comme des véhicules de transmission de savoirs et de savoir-faire d’une époque passée vers une époque présente et des époques futures. Leur usage pourrait donc être envisagé comme moyen de collecte et de transmission des savoir-faire techniques. Les considérations ethnométhodologiques qui précèdent et l’aphorisme de Mc Luhan « le média est le message » [1965, pp. 7-8] nous montrent comment les véhicules « récits de vie » peuvent opérer cette transmission de manière beaucoup plus complexe que ne le laisse supposer cette définition de l’objet des SIC. Je présenterai succinctement une étude en cours et un projet d’étude allant en ce sens. Afin de ne pas déborder l’espace de cet article, je n’insisterai pas sur l’activité de réception (la lecture) des récits de vie. J’assumerai simplement, sans autre référence à l’intense réflexion de la science littéraire comme des SIC sur le sujet, que cette activité de réception est d’autant plus intense que l’information véhiculée est proche de sa « réalité ».

5.1. Un exemple pratique : les techniques des arts martiaux japonais

L’étude en cours concerne les procédures de transmission au sein d’une école d’arts martiaux japonais. Dans ces arts martiaux, les enchaînements gestuels codés que l’on appelle les kata constituent des dispositifs techniques de transmission de savoir-faire et de savoir-vivre guerriers.

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ainsi leurs récits, je procède à la mise en évidence des dynamiques personnelles et sociales qui les ont fait venir aux arts martiaux, participer à leur développement puis s’en éloigner. Je constate que cette action de collecte à plusieurs effets. Tout d’abord elle est véritablement émancipatrice pour un grand nombre des membres : ils disent « leur vérité » afin qu’elle soit rendue publique. Je fais l’hypothèse que, validant ainsi à leur manière ce qui les a constitué, ils valident du même fait ce qu’ils sont devenus. Ensuite, quelques entretiens lus, lors de leur transcription, par certains membres actuels de cet art martial provoquent le même engouement que la publication des récits de vie grand public (chefs indiens, paysans polonais, Poilus, etc.). Les raisons de cet intérêt semblent être multiples : perception de l’existence d’une filiation des idées, des espoirs mais aussi de difficultés ordinaires au travers de la barrière du temps (les « anciens » sont quelque peu « déifiés » – qu’ils deviennent plus « humains » et beaucoup de choses le deviennent à leur tour) ; mise en perspective de l’histoire « officielle » véhiculée par ceux qui sont restés ; données contextuelles permettant de mieux appréhender le sens actuel de certaines techniques créées à cette époque. Du point de vue de l’ethnographe, le travail de collecte des récits rencontre des attentes et des espoirs mais aussi des résistances, des tentatives de manipulation ou des méfiances qui témoignent aujourd’hui encore de l’état d’esprit et des circonstances des interactions d’hier. J’accompagnerai la publication des récits de vie du récit de leur récolte. Par cette ré-incarnation des techniques dans une histoire plurielle et à dimension humaine, mon intention sera de contribuer à rendre plus fiable – parce que plus « vivante », au sens d’Husserl – la pratique des vecteurs officiels de transmission de sens que sont les kata de cette école.

5.2. Perspectives « industrielles »

L’ethnométhodologie a montré que la transmission des savoir-faire par le biais de suites d’instructions (notice de montage, recette de cuisine, etc.) était impossible si l’on faisait abstraction d’un certain nombre de savoirs partagés (ou censés l’être) entre les membres d’un groupe donné. Que le « récepteur » fasse, volontairement ou involontairement, abstraction de « ce qu’il sait » pour chercher à appliquer « à la lettre » la suite d’instructions, et l’action devient très vite impossible [Garfinkel, 2002, pp. 197-218]. Il arrive que des fonctionnaires mécontents fassent la démonstration pratique de cet état de chose lorsque, désirant bloquer le système sans se rendre coupables de faute professionnelle, ils pratiquent une « grève du zèle » consistant à appliquer strictement les règles de l’administration. Les ethnométhodologues en concluent logiquement qu’en temps ordinaire ces mêmes fonctionnaires rendent possible l’application de ces mêmes règles en procédant à leur « interprétation conjoncturelle ». Comment, hormis le compagnonnage, s’assurer de la bonne transmission de ces « manières d’interpréter la règle » ?

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Aujourd’hui, certaines directions d’industries sensibles (telle la production nucléaire d’énergie électrique) commencent à craindre que le renouvellement abrupt des générations du baby-boom ne permette plus le passage en douceur (ou la réinvention) de ces mille et uns savoir-faire non écrits par lesquels les procédures écrites prennent une partie de leur sens. Je fais pour ma part l’hypothèse que certaines études de socianalyse engagées par ces directions d’industrie pourraient, avec profit, être accompagnées de procédures de collecte et de diffusion des « récits de vie professionnelle » des « partants en retraite ». Des gains tels que ceux décrits ci-dessus pourraient alors régler en partie le problème de transmission de savoir-faire au moment du renouvellement des générations ; et plus, si l’on considère la valeur émancipatrice du récit de vie pour l’acteur, négociant pour et avec lui-même ce passage délicat du « départ en retraite ».

6. CONCLUSION

Les « récits de vie », en ce qu’ils véhiculent les « manières d’être » de leurs auteurs tout autant que les informations factuelles de leur discours, permettent de transmettre d’acteurs sociaux à acteurs sociaux non seulement les connaissances de « sociologues profanes » constituées au cours d’une vie d’expérience, mais également les « ethnométhodes » permettant de faire usage de ces connaissances. Je fais l’hypothèse que cette particularité des récits de vie en ferait un mode particulièrement adapté à la transmission des savoir-faire technologiques d’industries où le facteur humain joue un rôle prépondérant.

BIBLIOGRAPHIE

BOURDIEU P. (dir.). (1993). La Misère du monde. Paris : Éditions du Seuil.

FELDMAN J., LE GRAND J.-L. (1996). Savoirs savants, savoirs profanes. In Éthique,

épistémologie et sciences de l’homme. Dir. J. Feldman, J.-C. Filloux, B.-P. Lécuyer, M. Selz, M.

Vicente, Paris : L’Harmattan.

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HUSSERL E. (1989). La Crise des sciences européennes et la Phénoménologie transcendantale Paris : Gallimard, 1e éd. 1935-37.

McLUHAN M. (1965). Understanding Media. The Extensions of Man. McGraw-Hill Paperback Edition, 1965, pp. 7-8, 1éd. 1964.

PINEAU G., LE GRAND J.-L. (1993). Les Histoires de vie. Paris : Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? ».

QUETTIER P. (2000). Communication de messages complexes par des séquences gestuelles : Les

« kata » dans les arts martiaux japonais (école Shintaido), Presses universitaires du Septentrion.

THOMAS W., ZNANIECKI F. (2005). Le Paysan polonais en Europe et en Amérique. Récit de vie

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