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Warburg et l’hétérogénéité stylistique

Dans le document Hétérogénéité stylistique (Page 136-141)

2. Enquête historique sur la notion de style

2.6 Transformations de la notion de style

2.6.2 Refonte de la notion de style : conséquences de l’inflexion anthropologique

2.6.2.2 Aby Warburg

2.6.2.2.4 Warburg et l’hétérogénéité stylistique

[…] les domaines de la survivance sont ceux du style, du geste et du symbole en tant que vecteurs d’échanges entre lieux et temps hétérogènes. (Didi- Huberman 2002 : 280)

Warburg ne s’est pas intéressé, à proprement parler, à la problématique de l’hétérogénéité stylistique — ce qui est dommage, car il en aurait sans doute été le plus apte interprète. Ce qui pour nous est tout à fait frappant dans l’œuvre de Warburg, du moins ce qui nous importe particulièrement ici, c’est la ressemblance structurelle entre sa méthode d’appréhension des objets et celle qui, mise en œuvre par les artistes, préside à la constitution de corpus marqués d’hétérogénéité stylistique. Aussi, de manière peu étonnante, Warburg était-il, au début du siècle, l’un des historiens de l’art qui s’intéressait le plus à l’art contemporain52. On peut déplorer qu’il n’ait pas eu l’occasion de se pencher sur la production de Picasso, qui œuvrait

51 « L’aspect fantomatique de cette pensée tient à une troisième raison, plus fondamentale encore : une

raison de style, donc de temps. Lire Warburg présente la difficulté de voir se mêler le tempo de l’érudition la plus harassante ou la plus inattendue […] et le tempo presque baudelairien des fusées : pensées qui fusent, pensées incertaines, aphorismes, permutations des mots, expérimentation des concepts… Tout cela que Gombrich estime propre à gêner le « lecteur moderne », quand c’est précisément la modernité de Warburg qui, par ce trait, se signale déjà […] Warburg lui-même parlait de son style comme d’une « soupe d’anguilles » (Aalsuppenstil). » (Didi-Huberman 2002 : 31-32)

52 « [Warburg] connaissait les expressionnistes du Blaue Reiter — dès les alentours de 1916 il était en

possession d’une toile de 1912 de Franz Marc, et en 1912 il donne son opinion sur le futurisme "dont les problèmes l’intéressent beaucoup". Warburg épousera une jeune peintre, Mary Hertz, qu’il connut à Florence et avec laquelle il fréquenta de nombreuses expositions d’art moderne. » (Recht 1994 : 17)

en fonction de principes très proches des siens, et chez qui la conscience intuitive de ces principes amenait à une explicitation des modèles de l’historien de Hambourg.

À tous les égards, Warburg se définit de facto comme l’interprète indirect, « en devenir » — presque « rétroactif » — de l’hétérogénéité stylistique. Se démarquant de la vaste majorité des historiens de l’art, nourris de tradition métaphysique (où dominent les figures de Kant et de Hegel), Warburg n’a pas cherché à « extraire la loi générale » des mécanismes artistiques, à en dégager, à partir d’un tremplin théorique, les fondements universels. Au contraire, il trouvait à « multiplier les singularités pertinentes » (Didi-Huberman 2002 : 45) ; et si une quelconque « loi générale » avait effectivement dû constituer la visée ultime de ses travaux, il est plus que probable que plusieurs vies ne lui eussent pas suffi pour en définir les termes. Les survivances des Pathosformeln dans le temps, l’opposition entre le dionysiaque et l’apollinien dans l’art — ces deux seuls motifs représentaient, à l’échelle où il les entreprenait, un terrain de recherche infini. En ce qui nous concerne — et il s’agit, en quelque sorte, d’une « survivance » méthodologique inévitable — le plus important est que Warburg ait tenté de « reposer le problème du style » (Didi-Huberman 2002 : 46), ce qui revenait à poser le style comme problème culturel, certes, mais également en tant que question psychologique — et de manière encore plus importante, ce qui revenait encore à poser implicitement le style comme problème philosophique, en signifiant a fortiori qu’il ne s’agissait pas de l’aborder par des concepts, mais bien, précisément, par des styles.

La grande contribution de Warburg, après Burckhardt53, est donc l’introduction, sous l’influence de Karl Lamprecht et de Wundt (Didi-Huberman 2002 : 220), de la psychologie dans le champ d’une étude de l’art marquée par l’inflexion anthropologique. Warburg lance une « métapsychologie des faits de culture », des « tentatives pour comprendre les processus internes de l’évolution stylistique selon leur nécessité psycho-artistique » (Didi-Huberman 2002 : 189). Il

53 Burckhardt et Nietzsche ont fait l’objet d’une étude comparative par Warburg lors d’un séminaire à

« en appelait déjà, écrit Didi-Huberman, à une "esthétique psychologique" (psychologische Ästhetik), seule capable de comprendre les ressorts de la "force constituant le style" (stilbildende Macht) » (Didi-Huberman 2002 : 385).

Warburg a envisagé la question de la psychologie dans l’art dans des termes qui étaient aux antipodes du récit sur la vie de l’artiste, mais qui permettent néanmoins de relier aujourd’hui les phénomènes psycho-philosophiques individuels aux dynamiques du temps et des cultures. En faisant des parcours chaotiques du style le lieu d’une symbolisation épistémologique des forces du temps, Warburg a attaché l’étude de l’art à une psycho-philosophie de l’histoire anthropologique et il ne reste plus aujourd’hui qu’à déceler dans l’hétérogénéité stylistique la contrepartie, déployée sur le versant de la création, de sa propre prise de conscience. Warburg semble avoir incarné jusqu’à ses limites la figure du « psycho-historien » (Didi- Huberman 2002 : 107) moderne, qui a engagé avec l’art un dialogue méthodologique. Cette inflexion était, du point de vue de notre propre objet d’étude, décisive. Non seulement est-il difficile en effet pour l’analyste de concevoir l’hétérogénéité stylistique sans une certaine sensibilité à cette conception « psychotechnique de l’activité historienne » (Didi-Huberman 2002 : 131) — c’est encore, inversement, la dimension d’antagonisme propre à l’hétérogénéité stylistique en tant que phénomène psychique qui fait avec Warburg son entrée sur la scène épistémologique : « c’est toute l’histoire de la culture qui sera comprise comme une formidable psychomachie […] une stylistique de la psyché » (Didi-Huberman 2002 : 186).

Le style, la psychologie deviennent les lieux de symbolisation d’un agon fondamental, où s’allient, s’entrecroisent et s’affrontent des forces hétérogènes, une arène impure qui pour être lisible exige une pensée elle-même impure. Aussi sommes-nous ici, au plus près des œuvres d’art, au cœur de la vie. Pour Warburg, c’est précisément ce jeu d’hétérogénéités qui est garant de la vie de l’art. « Tel est bien le Mischstil florentin du Quattrocento, écrit-il : son "mélange d’éléments hétérogènes" (Mischung heterogener Elemente) fait de lui […] un "organisme" aussi "énigmatique" (ein rätselhafter Organismus) que doué d’"énergie vitale"

(Lebensenergie) » (Didi-Huberman 2002 : 144-145)54. Pour qu’une telle approche de l’histoire puisse percevoir ainsi « les réalités qui lui sont impénétrables, [et] relier des choses dont Dieu seul sait si elles ont un rapport entre elles […] il faut avant tout une grande puissance artistique (vor allem eine grosse künstlerische Potenz) » (Nietzsche, cité par Didi-Huberman 2002 : 168). L’œuvre de Warburg, de manière parfaitement avant-gardiste, représentait un « éloge de l’histoire artiste » (Didi- Huberman 2002 : 69). Il n’échappera à personne, comme nous l’avons suggéré, que la proposition puisse être renversée du point de vue des représentants de l’hétérogénéité stylistique : car chez ces artistes, comme chez Warburg, il n’est pas rare qu’un « système [bricolé] d’emprunts hétérogènes détourné par le simple « bon voisinage » de tous les autres » (Didi-Huberman 2002 : 69) serve une puissante sensibilité à l’histoire.

Nous l’avons supposé : de tous les historiens de l’art du 20e siècle, Warburg est probablement celui dont la méthode se serait le mieux prêtée à une analyse de l’hétérogénéité stylistique. Mais, répétons-le, son œuvre demeure une Kulturwissenschaft : le type de spécificité auquel il s’intéresse est de nature anthropologique, et non pas individuelle55. Davantage qu’à la psychologie de l’artiste individuel — et donc aux corpus individuels —, c’est à la psychologie de l’œuvre et du temps que s'est intéressé Warburg. Il considérait essentiellement le rapport entre l’artefact individuel et les corpus historiques : c’est-à-dire qu’il envisageait tout artefact individuel comme traversé, a priori, d’hétérogénéités constitutives qui « incarnaient », pour ainsi dire, les hétérogénéités du temps. Il aurait probablement

54 Warburg met ainsi à jour « une compréhension dialectique des exigences contradictoires que la

bourgeoisie florentine formulait, au XVe siècle, dans sa fière volonté d’autoreprésentation : il lui fallait

l’individualité à la Van Eyck avec l’idéalisation à la romaine, la « pieuse simplicité flamande » avec l’ostentation du marchand « étrusco-païen », le détail gothique avec le pathos classique, le didactisme médiéval avec la stylisation renaissante, l’allégorisme chrétien avec le lyrisme païen, le dieu crucifié

avec les ménades dansantes, le costume alla francese (c’est-à-dire nordique) avec les draperies all’antica... » (Didi-Huberman 2002 : 184)

55 « Warburg a voulu rendre opératoire une notion transindividuelle du psychique dans le champ

culturel des images : quelque chose qui ne se réduisît point à un roman d’intentions subjectives — héroïques, à la façon de Vasari, ou simplement « moïques », à la façon des psychobiographies d’artistes qui ont si souvent cours en histoire de l’art — mais pût se voir à l’œuvre à même les

formes […] Elle vise donc une psyché plus fondamentale et transversale, plus impersonnelle et

perçu le problème de l’hétérogénéité dans les corpus individuels comme un phénomène intermédiaire entre la coalescence de l’œuvre individuelle et les remous du temps — et ici, peut-être rejoint-il d’une certaine manière la perspective de Riegl. Quoi qu’il en soit, le type particulier d’hétérogénéité qui caractérise les corpus d’artistes individuels, et donc les corps particuliers de ces artistes, en tant que lieux d’apparition hautement déterminés des réapparitions du style, ne semblent pas s’être manifestés à son attention.

De manière décisive pour nous, son œuvre ne porte pas trace d’une quelconque prise de conscience du fait que, chez certains artistes modernes, l’hétérogénéité constitutive qu’il avait lui-même mise en lumière dans des œuvres individuelles avait été perçue, qu’elle avait été subséquemment, en quelque sorte, « implosée », auto-multipliée dans le corpus — processus structurellement infini, en théorie, puisque chaque nouveau fragment est lui-même une somme d’hétérogénéités à nouveau « cassables ». Warburg n’a donc pas eu l’occasion de percevoir la mise en culture privée, volontairement hypertrophiée, de l’hétérogénéité, à partir de la conscience de la dimension constitutive de l’hétérogénéité dans l’œuvre individuelle. Il n’a pas observé le passage au corpus de cette hétérogénéité diffractée sous la forme de l’hétérogénéité stylistique — un « culturisme » de l’hétérogénéité stylistique —, son « élevage » (dans le sens du terme anglais de « breeding ») comme anthropotechnique individuelle naissante. S’agissait-il vraiment d’un hasard ? Cette configuration particulière de forces individuelles correspond fort probablement à la partie de l’héritage nietzschéen qui n’a pas été absorbée par la pensée de Warburg : il s’agit du lieu le plus controversé de cet héritage, où le philosophe dépasse son perspectivisme analytique et se fait à nouveau pleinement artiste, c’est-à-dire créateur de valeurs — car de Nietszche il serait certainement erroné de dire qu’il n’était qu’une « plaque photographique », un simple « sismographe » des forces du temps, tragiquement défait par ces forces56.

56 Voir l’évolution de Nietzsche principalement sur le mode de la souffrance tragique est représentatif

d’une difficulté répandue à saisir ce qui chez lui relevait de la gaieté dans la destruction et la création de valeurs. Cette difficulté correspond d’ailleurs à une conception de l’histoire qui, via le symptôme, finit par donner une importance écrasante à sa dimension tragique et pathologique (5.2) — dissimulant

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